D’Une femme disparaît (R.-U., 1938) à Fenêtre sur cour (É.-U., 1956), en passant par la fabrique du Faux coupable (É.-U., 1956) dans Une intime conviction d’Antoine Raimbault (France/Belg., 2017)
Par Magalie FLORES-LONJOU
Maître de conférences HDR en droit public,
Université de La Rochelle, CeReGe
Cet article est publié en version intégrale dans la revue Politeia, 36, 2019 : http://www.revue-politeia.com/wp-content/uploads/2019/12/M-Flores-Lonjou-Politeia-36.pdf
Si pour Jean Giraudoux, « le droit est la plus puissante des écoles de l’imagination » (Hector dans La guerre de Troie n’aura pas lieu, II, 5) la rencontre de la justice avec les arts et notamment le cinéma, ne peut qu’être fructueuse. Et le goût du fait divers assouvi dans les films de prétoire. Genre le plus souvent étatsunien, en raison de la procédure accusatoire qui fait la part belle aux parties lors du procès, « (…) la vérité judiciaire apparaît au fur et à mesure, une tension dramatique s’installant peu à peu, rendant le procès spectaculaire et le transformant en objet cinématographique passionnant pour le spectateur » (L. MINIATO et M. FLORES-LONJOU, « Le procès dans le cinéma français », in W. Mastor et L. Miniato (dir.), Les figues du procès au-delà des frontières, Paris, Dalloz, 2013, coll. Thèmes & Commentaires, p.106).
S’il est moins répandu sur notre territoire, où « L’audience française tient de la messe » selon la formule de Christian Guéry (« La justice française au cinéma », Cahiers de la justice, 2009, n° 4, p. 182) nombre de productions cinématographiques s’affranchissent de la vérité judiciaire pour en livrer une version déformée, voire caricaturale. Pourtant ce genre, un temps délaissé en France, a reconquis, ces dernières années, ses lettres de noblesse avec La tête haute d’Emmanuelle Bercot (France, 2014), La chambre bleue de Mathieu Amalric (France, 2014) et L’hermine de Christian Vincent (France, 2014). Si le premier film est consacré au juge des enfants, les trois autres se penchent peu ou prou sur le procès pénal. Antoine Raimbault s’inscrit dans cette lignée, avec Une intime conviction.
L’hermine (France, 2014)
Passionné depuis longtemps par les questions judiciaires et nourri de cinéma étasunien, le jeune cinéaste, quoique jusqu’alors peu familier des cours d’assises, s’est intéressé aux comparutions immédiates et à la justice des mineurs. À la faveur de l’écriture de scénarios consacrés au doute et soumis au réalisateur Karim Dridri, ce dernier a évoqué l’affaire Viguier et son principal protagoniste, croisé dans une manifestation de cinéphiles toulousains. Pour Antoine Raimbault, ce fut une révélation : le professeur de droit, auteur du crime parfait ! En ce sens il rejoignait la majorité du public, dont l’attention avait été très tôt retenue par la disparition de l’épouse d’un universitaire, soudaine, inexpliquée, mystérieuse.
Pourquoi ce fait divers plutôt qu’un autre parmi les innombrables histoires dont la presse abreuve ses lecteurs à longueur d’année ? Car le profil du suspect était hors norme. Au même titre que l’affaire Jean-Claude Romand - le faux médecin de l’Organisation Mondiale de la Santé - avait passionné les foules et en premier lieu Emmanuel Carrère (L’Adversaire, Paris, P.O.L., 2000) Jacques Viguier semblait tout désigné pour être l’auteur principal de la disparition de Suzanne Viguier. Professeur de droit à l’Université de Toulouse et cinéphile avéré, il ne correspondait pas au profil classique des habitués des boxes de cours d’assises. D’ailleurs les deux procès - le premier à Toulouse devant les assises de Haute-Garonne du 20 au 30 avril 2009 et le second en appel à Albi devant les assises du Tarn du 1er au 20 mars 2010 - ont été l’occasion de rendez-vous judiciaires et mondains, avec des avocats de renom (Henri Leclerc, Francis Szpiner, Éric Dupond-Moretti), des chroniqueurs judiciaires patentés, des envoyés spéciaux de toute la presse écrite et radio-télévisée nationale et régionale, des curieux en nombre et quelques célébrités, dont la dramaturge et romancière Yasmiza Reza.
Antoine Raimbault n’a donc pas échappé à cette fatale attraction et s’est rendu à Toulouse pour suivre le premier procès. Convaincu de l’innocence de Jacques Viguier, finalement acquitté par la cour d’assises de Haute-Garonne, il a cherché à comprendre. Tirant profit de son jeune âge et de son statut particulier (il n’est pas journaliste), il a pu rencontrer l’intéressé, ses trois enfants et Emilie, l’ancienne maîtresse, et a ainsi eu l’occasion d’assister à diverses reprises aux questions précises posées par Clémence, Nicolas et Guillaume à leur père et à leur souhait de changer d’avocat, afin d’obtenir un acquittement médiatique, à la suite de l’appel interjeté par le procureur général de Toulouse. Le nom d’Éric Dupond-Moretti ayant été évoqué, le scénariste pas encore cinéaste a réussi à convaincre le célèbre plaideur lillois de reprendre cette affaire. Ayant assisté au nouveau procès et tourné plusieurs séquences lors des suspensions d’audience, il s’est passionné pour le ténor du barreau, au point de lui confier un rôle dans son court-métrage Vos violences : celui d’un avocat, père d’une adolescente blessée lors d’un vol à l’arraché, et défenseur d’une jeune délinquante. De cette proximité avec l’entourage Viguier et l’avocat de la défense, il a un temps renoncé à son projet de film, estimant « avoir dépassé les lignes » (V. Bonus du DVD).
Cependant les linéaments cinématographiques ont fini par prendre forme.
À partir d’un matériau composite - le script des deux procès, les notes d’audiences de plusieurs journalistes et de Clémence, ses propres prises de vues à l’occasion du procès en appel - Antoine Raimbault a réalisé un documentaire. Mais, ayant sollicité l’accord de la fratrie Viguier, il a renoncé à sa diffusion en raison de leurs craintes. Toutefois, les rebondissements pendant le second procès n’ont eu de cesse de nourrir son imaginaire de scénariste et l’ont conduit à écrire une série de huit épisodes avec huit points de vue distincts sur cette affaire. Et la fiction a fini par s’imposer, préparée par le documentaire et le scénario de mini-série. Ce qu’illustrent les deux séries de phrases placées les unes avant le générique de début, les autres avant le générique de fin, écrites en blanc sur fond noir :
« Le 27 février, 2000 Suzanne Viguier, mère de trois enfants, disparaît sans laisser de traces. Rapidement Jacques Viguier, son mari, est suspecté de l’avoir assassinée. » « Neuf ans plus tard, il comparaît devant la Cour d’assises pour le meurtre de son épouse. »
« La mort de Suzanne Viguier n’a jamais été établie. En France, plus de 40 000 personnes disparaissent chaque année dont près de 10 000 disparitions non élucidées. » « À l’exception de Jacques Viguier, définitivement acquitté, aucun des protagonistes du dossier 3436 n’a été ni inquiété, ni poursuivi. » « Inspiré par ce dossier, ce film présente de nombreux aspects fictionnels. Le personnage de Nora et son intime conviction sont totalement inventés. »
Malgré ces survivances de la démarche documentaire, Intime conviction est bel et bien une fiction à partir de l’affaire Viguier, et non un documentaire sur l’affaire elle-même. Antoine Raimbault ne fait pas œuvre pédagogique - à l’exception de ces deux séries de phrases -, puisqu’il n’enquête pas sur la disparue, ni sur un éventuel meurtrier, mais se concentre exclusivement sur le second procès, sa préparation et sa tenue, sur la base d’une trame fictionnelle, avec le personnage de Nora (Marina Foïs) et de ses proches - son fils Félix (Léo Labertrandie) et son collègue et amant Bruno (Steve Tientcheu) -.
Documenté le film l’est assurément, puisque les éléments saillants y sont contenus, qu’il s’agisse des noms des protagonistes, du déroulé du procès en appel avec les auditions de certains témoins, les plaidoiries et les retranscriptions de certains extraits d’écoutes judiciaires. Ces dernières n’ont d’ailleurs pas manqué de retenir l’attention d’Olivier Durandet, qui a assigné en justice le distributeur et le producteur, afin d’obtenir la cessation de la diffusion du film présent sur les écrans français depuis le 6 février 2019, sur le fondement d'une atteinte à la vie privée par la reproduction de ses conversations téléphoniques et l’utilisation de ses nom et prénom. Mais le juge des référés a rejeté sa requête en rappelant que « la diffusion d'informations déjà notoirement connues du public n'est toutefois pas constitutive d'atteinte au respect de la vie privée » (TGI Paris, réf., 22 févr. 2019, n° 19/51611, M. O. D. c/ SARL Delante Films et SAS Mémento Films distribution) et sur la nécessaire conciliation de ce droit avec le droit à la liberté d'expression, contenu à l'article 10 de la Convention européenne des droits de l'homme, particulièrement quand il s’agit d’une œuvre de l’esprit. Les écoutes judiciaires ayant été diffusées lors du procès en appel, et à cette occasion largement évoquées dans la presse, leur « caractère notoire » est patent et n’est donc pas constitutif d’une atteinte manifeste à l’intimité de la vie privée du demandeur. Quant à l’utilisation de ses nom et prénom, non seulement elle n’est pas interdite, mais surtout elle ne constitue pas une atteinte à la vie privée « dans une œuvre cinématographique qui traite de faits réels publics et notoires - les suites judiciaires d'une disparition - faits à raison desquels l’identité, la personnalité, les réactions et les agissements du demandeur ont déjà été évoqués par les médias », et sans qu’une autorisation préalable en vue de leur utilisation dans ce film ne soit nécessaire.
L’art cinématographique est avant tout l’art du faux, comme le rappelle Jean-Louis Comolli : « L’opération cinématographique est de bout en bout artificielle. S’il est vrai que ‘l’art imite la nature’ (Aristote), il faut au cinéma faire assaut d’artifices pour produire une représentation du monde vivant qui ressemble à ce monde vivant (…). » (Cinéma, mode d’emploi. De l’argentique au numérique, Lagrasse, Verdier, 2015, p. 79). C’est ce petit écart avec le réel qui laisse croire que tout est vrai, alors que tout n’est que recomposition - de fond et de forme - et permet à l’œuvre cinématographique de s’éloigner de la gangue du véridique pour s’ouvrir à de nouveaux horizons. C’est par exemple l’une des premières questions posées par le président Richiardi à l’accusé à l’ouverture du procès en appel le 1er mars 2010, et telle que retranscrite par un chroniqueur judiciaire (St. Durand-Souffland, Disparition d’une femme. L’affaire Viguier, Paris, Ed. de L’Olivier, 2011, p. 117) :
« (…) en dirigeant soudain l’entretien sur le cinéma, à travers un film de John Ford, L’homme qui tua Liberty Valance, sur lequel Jacques Viguier écrivit un article savant (…)
Le président : Quel est votre genre cinématographique préféré ?
L’accusé : J’ai une passion pour la comédie musicale – Chantons sous la pluie, Tous en scène, La Mélodie du bonheur… Le western, aussi, davantage que le film noir. J’ai vu plus de westerns que de films d’Hitchcock.
- Justement, un film de lui devrait avoir votre préférence…
- La Corde?
- (Le président, amusé) Du tout…
- (Jacques Viguier réfléchit quelques instants, comme un étudiant craignant d’être collé à l’oral) Ah oui, Le faux coupable, avec Henri Fonda.
- Exact, il est sorti en 1957, l’année de votre naissance.»
De cette séquence présente à l’esprit des participants à ce premier jour d’audience, Antoine Raimbault va recréer un échange semblable et pourtant légèrement différent :
« Le président Richiardi (François Fehner) : (…) vous êtes cinéphile et j’ai lu tout ce que vous avez publié sur le cinéma, sans rien trouver sur Hitchcock. Pourtant on vous a prêté une véritable passion pour le cinéaste anglais.
Jacques Viguier (Laurent Lucas) : (…) C’est comme le cours sur le crime parfait. Ça fait partie de la rumeur médiatique. Parce que j’aime bien Hitchcock, mais je suis loin d’être un spécialiste. Moi, je préfère les westerns et les comédies musicales.
- Mais il n’y aurait pas, par hasard, un fil de Hitchcock auquel votre affaire vous ferait penser ?
- Une femme disparaît.
- Oui, mais moi je pensais à un autre… Vous ne voyez pas ?
(L’accusé fait un mouvement de négation avec la tête)
- Un faux coupable. Sorti en 1957. Année de votre naissance »
Le but du réalisateur est ici d’installer les principaux protagonistes à ce procès, sans être trop didactique, en se concentrant sur l’une des premières questions posées à Jacques Viguier. Cette scène permet également de révéler l’ampleur de la maîtrise du dossier par le président, qui ne se contente pas de questions biographiques, mais a pris connaissance des travaux de l’universitaire. Elle permet enfin de dessiner les contours de sa personnalité, modeste quant à ses connaissances et mal à l’aise devant la cour avec une voix atone, des silences, une absence de maîtrise du micro, alors qu’il est un habitué des amphithéâtres. Les observateurs de la scène (Nora, les journalistes, le public) sont attentifs à ces premiers échanges, intrigués par la question posée au regard de l’enjeu du procès. Quant à son défenseur Éric Dupond-Moretti (Olivier Gourmet), par son langage corporel il exprime la tâche délicate qui va être la sienne pour réhabiliter son client aux yeux des jurés, quand ce dernier aura du mal à se dépêtrer des questions qui ne manqueront pas d’advenir.
Une autre séquence vraisemblable, mais pourtant de cinéma, peut également être convoquée. C’est la première scène du film, dans laquelle nous voyons le personnage de Jacques Viguier, dans une mise en scène un peu théâtrale avec le rouge du fauteuil et du rideau derrière lui. Dans une pénombre environnante, émerge la figure de l’accusé, assis sur ce fauteuil, seul, muré, pendant qu’une voix off - le président de la cour d’assises de Haute-Garonne - lit, avant que la cour ne se retire pour délibérer, l’article 353 du code de procédure pénale, dont on n’entend distinctement que la dernière phrase :
« Sous réserve de l'exigence de motivation de la décision, la loi ne demande pas compte à chacun des juges et jurés composant la cour d'assises des moyens par lesquels ils se sont convaincus, elle ne leur prescrit pas de règles desquelles ils doivent faire particulièrement dépendre la plénitude et la suffisance d'une preuve ; elle leur prescrit de s'interroger eux-mêmes dans le silence et le recueillement et de chercher, dans la sincérité de leur conscience, quelle impression ont faite, sur leur raison, les preuves rapportées contre l'accusé, et les moyens de sa défense. La loi ne leur fait que cette seule question, qui renferme toute la mesure de leurs devoirs : " Avez-vous une intime conviction ? " »
Ce plan, archétypal d’un film de procès selon le réalisateur, nous renvoie à la question « Coupable ou innocent ? » qui est au cœur d’un procès pénal. En ce sens, le film est une réflexion sur la justice pénale, ses (dys)fonctionnements, et s’adresse à l’ensemble des citoyens désireux de comprendre un peu de la machinerie judiciaire à partir d’une affaire médiatisée. C’est d’ailleurs ainsi que le juge des référés l’a analysé dans son ordonnance du 22 février 2019 :
« Il importe de remarquer au surplus que les thèmes du film, le fonctionnement de la justice, le déroulement d'un procès d'assises, l’importance primordiale du doute dans un procès pénal et la façon dont une enquête judiciaire peut se construire pour "produire" un coupable relèvent à l'évidence d'un sujet d'intérêt général dans une société démocratique. »
Mais la mise en scène adoptée ici s’éloigne du réel, puisque si l’accusé semble regarder successivement le public présent dans la salle d’audience, puis les jurés qui vont se retirer pour délibérer, il est aussi exposé à leurs ultimes regards d’avant le verdict, mais également aux regards des spectateurs des salles obscures. Cette théâtralisation du réel a pour effet de tracer une ligne de démarcation entre les deux phrases initiales du film, bel et bien inscrites dans la réalité, puisque factuelles, et le film qui convie chaque spectateur à être un témoin privilégié du procès en appel, et partant de cette affaire judiciaire, tous deux recréés pour les besoins du cinéma, dans des studios de la région parisienne. C’est d’ailleurs ce que confirme le cinéaste en commentant les ultimes phrases inscrites avant le générique de fin : « On ferme les rideaux, comme on les a ouverts, avec ces textes qui apporte des éléments sur l’affaire… et pas que ».
Chaque spectateur est ainsi invité par Antoine Raimbault dans un visionnage participant de ce petit théâtre judiciaire à devenir enquêteur, comme le personnage de Nora, et à se retrouver dans la position du photographe empêché de Fenêtre sur cour, qui observait le réel de l’immeuble d’en face, et l’interprétait avec sa connaissance du voisinage, ses obsessions, ses fantasmes. Ce film s’inscrit dès lors doublement dans une perspective de cinéma : il est une réécriture du réel - par son scénario, ses images, sa mise en scène, l’interprétation de ses acteurs - et par les références cinématographiques de sir Alfred Hitchcock qu’il convoque. Si plusieurs de ses films ont été le point de départ de ce procès de fiction, Fenêtre sur cour a été le point d’arrivée de cette réalisation, Antoine Raimbault et son monteur n’ayant eu de cesse de le visionner tout au long du montage.
C’est d’ailleurs un défi de cinéphile et de cinéaste que se lance et nous lance Antoine Raimbault dans son premier opus : nous faire revivre ce procès à partir de nos propres connaissances de cette affaire et nous conter une histoire judiciaire commune et pourtant extraordinaire. Loin de se résumer à un huis clos dans l’enceinte d’une cour d’assises, Une intime conviction se révèle un thriller judiciaire placé sous les auspices du maître du suspense.
The Lady Vanishes (R.-U., 1938)
I Une femme disparaît
Les faits sont têtus et constituent le point de départ de toute enquête criminelle.
En l’espèce, Suzanne Viguier n’a plus reparu à son domicile toulousain à compter du 27 février 2000. Une envie de fuite, de nouvelle vie, comme il en existe tant ? Un enlèvement ? Un meurtre ? Nul ne peut le dire avec certitude, encore aujourd’hui, car il n’y a pas de cadavre, pas de témoin, pas de preuve, pas de mobile, pas d’aveu.
Néanmoins, son absence n’est pas passée inaperçue. Aux yeux de sa famille immanquablement, à l’esprit de son amant, Olivier Durandet, naturellement. Jacques Vigiuier a signalé sa disparition au commissariat le 1er mars, puis déposé plainte pour « enlèvement et séquestration » le 8 mars. Pour autant, l’épouse de l’un et la maîtresse de l’autre n’a pas été retrouvée, malgré le concours d’Olivier Durandet en tant qu’ami de la famille, amant de la disparue et interlocuteur privilégié des policiers :
« L’amant de Suzy a occupé dans l’enquête une place démesurée : celle que les policiers lui ont accordée, pour des raisons inconnues, à lui, ce simple témoin. Olivier Durandet balise la procédure, il donne le la, y compris lors de la garde à vue de son rival à laquelle il participe activement. Jacques Viguier, des années plus tard, le qualifiera dans son livre de « mètre étalon » » (St. Durand-Souffland, Disparition d’une femme. L’affaire Viguier, Paris, Ed. de L’Olivier, 2011, p. 35)
Comment procéder pour Antoine Raimbault, bien décidé à ne pas recourir aux flash-backs afin de reconstituer des bribes de vie éparses de la disparue avant le 27 février 2000 - contrairement à La Vérité où Henri-Georges Clouzot les utilisait afin de retracer le parcours de Dominique Marceau (Brigitte Bardot), d’avant l’assassinat de son amant Gilbert Tellier (Samy Frey) (France/Italie, 1960) - ?
Une disparition est par nature infilmable. Seuls les souvenirs qu’a laissé cette personne dans la mémoire de ceux qui l’ont rencontrée, connue, aimée peuvent être convoqués, voire reconstitués. Au risque que leurs témoignages soient sujet à caution. C’est le cas dans le film d’Alfred Hitchcock, Une femme disparaît où seule la jeune Iris Henderson (Margaret Lockwood) semble se souvenir d’avoir bavardé puis pris le thé avec Miss Froy (Dame May Whitty), une vieille dame britannique, dans le wagon restaurant du train qui les conduit d’un pays imaginaire d’Europe centrale (la Bandika) à Londres. Il est vrai que leur rencontre fortuite la veille dans un hôtel, la chute d’un pot de fleur et un coup de soleil au moment de prendre le train ont occasionné un trouble chez la future jeune mariée. Comment prendre dès lors ses propos au sérieux ? Aucun des passagers du train, ni du compartiment ni du wagon restaurant, n’ayant souvenance de sa présence, Miss Froy ne semble avoir eu de consistance réelle que pour Iris Henderson. Face à cette amnésie généralisée, l’héroïne principale ne peut que perdre progressivement pied. Heureusement pour elle et pour Miss Froy, malgré la paranoïa grandissante instillée tout au long du voyage ferroviaire par le cinéaste britannique, l’apprentie enquêtrice réussit à enrôler le jeune Gilbert Redman (Michael Redgrave), amateur de musiques folkloriques. Ensemble ils réussissent à retrouver la volatilisée, non pas en vieille gouvernante qu’elle prétendait être, mais bien en agent du ministère des Affaires étrangères du gouvernent de sa majesté.
The Lady Vanishes (R.-U., 1938)
Chez François Ozon, dans son film Sous le sable (Japon/France, 2000), l’épouse - interprétée par Charlotte Rampling - continue à vivre avec la présence fantomatique de son mari (Bruno Cremer), poursuivant une sorte de vie commune composée de discussions et de visites nocturnes, alors même qu’il n’a pas formellement réapparu depuis plusieurs mois. C’est tout le talent du metteur en scène et de l’acteur de rendre palpable à l’écran, la présence mémorielle de l’époux, dont l’absence a pourtant été constatée sur une plage landaise, dès les premières minutes du film.
Si la disparition ne peut être filmée, restent ses suites policières et judiciaires. Or celles-ci se heurtent tout à la fois à la présomption d’innocence et à l’interdiction des caméras dans les enceintes judiciaires (par la loi du 6 décembre 1954). Malgré tout, quelques documentaristes ont pu obtenir une autorisation individuelle et au cas par cas d’une installation audiovisuelle. Ce fut le cas pour Raymond Depardon et les audiences correctionnelles au sein du Tribunal de grande instance de Paris, dans Dixième chambre. Instants d’audiences (France, 2004), mais pas pour Jean-Xavier de Lestrade, le documentariste de la justice étatsunienne (Un coupable idéal/Murder on a Sunday Morning (France, 2001), Soupçons/The Staircase (France, 2004) et The Staircase II: The Last Chance/Soupçons 2 : La dernière chance (France, 2013)) à l’occasion du procès d’assises de Véronique Courjault. Mika Gianotti, quant à elle, a pu s’intéresser aux audiences civiles et aux tentatives de conciliation au sein du tribunal d’instance du quatorzième arrondissement de Paris Dans le sillon du juge sans robe (France, 2005).
Là où Jean-Xavier de Lestrade, empêché de poser ses caméras dans la salle d’audience du procès Courjault, a réalisé un docu-fiction (Parcours meurtrier d’une mère ordinaire : l’affaire Courjault (France, 2009)) à partir des notes d’audience de son équipe, puis s’intéressant à l’affaire Viguier, s’est librement inspiré de la disparition de Suzy Viguier dans un téléfilm (La disparition (France, 2011)), Antoine Raimbault a souhaité s’immerger dans cette affaire, s’astreignant à consulter le dossier et les écoutes, afin d’en extraire sa vérité. Non pas la vérité judiciaire, même si celle-ci est rendue partiellement par quelques moments clés du second procès d’assises, mais sa vérité d’assidu des deux procès d’assises, et surtout la vérité de son double de fiction, Nora. Ce personnage est bien la clé d’entrée dans le film. Inexistant dans la réalité, mais ancré dans une matérialité cinématographique - elle est chef dans une brasserie toulousaine et mère célibataire de Félix - elle permet d’établir un lien entre les vrais protagonistes de cette affaire dont les noms sont conservés - notamment la famille Viguier, l’avocat Dupond-Moretti, Olivier Durandet - et leur double de cinéma, avec lesquels elle va interagir. Après une première entrée en matière théâtrale, le générique mêle des vues de Toulouse et une bande-son radiophonique relative à l’acquittement de Jacques Viguier par la cour d’assises de Haute-Garonne et la perspective d’un second procès, puis la fiction s’installe grâce à Nora, son fils et la jeune Clémence (Armande Boulanger) dispensant quelques cours de maths à Félix.
Ces éléments fictionnels ne s’éclairent qu’une fois cette derrière reconduite chez elle par Nora, où il est question d’un as du barreau qui fait acquitter des accusés dans des dossiers difficiles, du père « en phase down », puis au premier étage ledit père, assis sur son canapé en train de regarder la télévision, dans une posture comparable à celle qu’il avait quand il regardait la salle d’audience et ses occupants. Nous sommes bien dans l’affaire de la disparition de Suzanne Viguier, avec l’annonce d’un nouveau procès, mais par une voie détournée, qui mêle la fiction au réel.
Ce fait divers retentissant, en France et pas uniquement dans le microcosme universitaire toulousain, a conduit à la désignation d’un faux coupable.
The Wrong Man (É.-U., 1956)
II La fabrique du faux coupable
Comment confondre le coupable ? C’est le rôle de la police judiciaire de mener l’enquête jusqu’à ce l’auteur des faits soit débusqué et livré à la justice.
C’est ainsi que dans Le faux coupable, sur la foi du témoignage d’une employée d’une compagnie d’assurances, Christopher Emmanuel (Manny) Balestrero, contrebassiste dans un orchestre de jazz d’un club de New York, est suspecté d’être l’auteur d’un vol perpétré quelques semaines plus tôt dans cette même compagnie. Il est arrêté par la police, confronté aux commerçants ayant eux-mêmes subi des vols dans leur boutique et incarcéré. La caution ayant été réglée par sa belle-sœur et son beau-frère, il peut retrouver sa famille et préparer sa défense, mais les témoins susceptibles de l’innocenter ne sont plus là et, pire, son épouse sombre dans un état psychologique nécessitant son placement dans un établissement spécialisé. À partir d’un fait divers paru dans Life du 29 juin 1953, Alfred Hitchcock va réaliser ce film réaliste en noir et blanc, tourné dans plusieurs des lieux même de l’action. Un homme - auquel Henri Fonda prête son visage émacié et sa candeur - est accusé à tort, sans pouvoir démontrer son innocence. Et il faudra une nouvelle tentative de vol, pour que le véritable délinquant - auquel le relie une haute stature, un long imperméable et un chapeau - soit arrêté et que les employées de la compagnie d’assurances l’identifient avec autant de certitude qu’elles l’avaient fait pour Manny Balestrero. Construit comme un documentaire, avec une caméra subjective adoptant le regard de l’accusé, le cinéaste poursuit sa réflexion sur la valeur relative des témoignages et l’enfermement, dans un univers kafkaïen, d’un innocent injustement poursuivi.
Est-ce à dire que Jacques Viguier emprunte les traits de Manny Balestrero dans le film Une intime conviction ? C’est ce que semble penser le personnage du président Richiardi lors de la première journée d’audience en faisant référence à ce film d’Hitchcock pour qualifier l’affaire.
The Wrong Man (É.-U., 1956)
C’est la certitude de Nora - sorte de double du réalisateur - qui la conduit à vouloir à convaincre tous ses interlocuteurs de l’innocence du mari de la disparue. Dès le début du film, elle suggère à Clémence le choix d’un nouvel avocat - maître Dupond-Moretti - pour le procès en appel, puis fait le siège de ce dernier, afin qu’il accepte de reprendre cette affaire. Une fois son accord obtenu, elle devient, de facto, son assistante dans ce dossier, en charge des écoutes judiciaires, car la réputation « d’acquittator » repose sur une méthode bien rôdée, ainsi qu’il l’expose :
« Avant la griserie du prétoire, il faut passer par l’étude du dossier. Le rôle de l’avocat est simple : trouver ce que personne n’a vu. Parfois, on ne trouve rien - mais c’est rare. Ce sont mes collaborateurs qui, la plupart du temps, débroussaillent les procédures. C’est un travail fastidieux. Il consiste, par exemple, à décortiquer, ligne à ligne, les factures téléphoniques détaillées (les « fadets » ou « fadettes ») du dossier, à les croiser. Ces fadettes sont souvent des mines. » (É. Dupond-Moretti et St. Durand-Souffland, Bête noire. « Condamné à plaider ». Récit, Ed. J’ai Lu, 2013, p. 76)
Dès lors, l’acharnement de Nora à démontrer l’innocence de l’accusé va devenir obsessionnel, d’autant plus que le temps presse et que l’avocat de la défense compte sur elle. Comparée à une droguée par Antoine Raimbault, elle est filmée dans la nuit puis la pénombre d’une chambre d’hôtel en train d’expérimenter son premier shoot à l’occasion de sa première écoute, en apnée, d’une conversation téléphonique, celle d’Olivier Durandet (Philippe Uchan) avec un ami. Puis, à maintes reprises et en divers lieux (à son domicile, en voiture, au supermarché), son casque vissé sur les oreilles, elle apparaît en train d’écouter les enregistrements téléphoniques et de les retranscrire. Sa dépendance aux voix et aux échanges contenus dans ces enregistrements l’amène peu à peu à se couper des autres, à délaisser son fils et son travail, pour s’enfermer dans l’univers sonore de cette affaire, devenue sa raison de vivre. Cette descente aux enfers ne poursuit qu’un objectif : trouver suffisamment d’éléments qui permettront à l’avocat Dupond-Moretti d’obtenir l’acquittement définitif de Jacques Viguier.
Sur le plan cinématographique cet environnement sonore se révèle riche de potentialités pour le spectateur, qui projette ses propres images mentales sur ce fait divers en lieu et place des flash-backs que le cinéaste aurait pu lui offrir. Tout comme Nora écoute et conjecture sur un coupable de substitution, le spectateur s’attache aux grains des voix, leur accent, leur mélodie, imaginant les différents interlocuteurs et menant sa propre enquête, parallèle à celle de Nora, parallèle à celle d’Antoine Raimbault.
Mais ces enquêtes ne semblent pas correspondre avec celle conduite par les policiers du Service Régional de Police Judiciaire (SRPJ) de Toulouse, dont le comportement ne laisse pas d’étonner.
Il y a tout d’abord les contacts réguliers établis par Olivier Durandet avec le SRPJ, ainsi qu’il ressort de ses propos téléphoniques écoutés par Nora, dont un échange avec le commissaire Frédéric Mallon (Arnaud Pépin), dans lequel celui-ci répond « Pas vu, pas pris », quand l’amant l’interroge sur les risques d’une visite de la maison Viguier en l’absence de ses occupants, afin d’y mener sa propre enquête. Puis les pressions, assorties de menaces, exercées sur les parents du suspect, ainsi que le relate le grand-père Jean Viguier (Roger Souza) lors de son audition devant la cour d’assises du Tarn, plus tard réfutées par le personnage du commissaire Saby :
« Le commissaire m’a dit ‘votre fils est coupable, cela ne fait aucun doute. Deux de choses l’une, ou bien il avoue, et comme sa femme était une garce qui lui menait une vie impossible, il bénéficiera de circonstances atténuantes et sera condamné à 5 ans, ou bien il n’avoue pas et dans ce cas il sera condamné, mais à 15 ans. Et que vont devenir ses enfants ? Votre petite-fille va se prostituer, les garçons vont se droguer, et leur vie sera perdue. Alors Monsieur Viguier, vous allez m’aider à faire avouer votre fils et l’affaire sera terminée.
J’ai dit non Monsieur, je ne vais pas vous aider. (…) Bien entendu, vous n’aurez pas l’occasion, le droit de revoir votre fils »
Quant à l’audition devant la cour du commissaire divisionnaire Robert Saby (Laurent Schilling), elle lui permet de relater la proposition qu’il a faite à Jacques Viguier pendant sa garde à vue d’aller chercher le corps de la disparue, car sa conviction est que le mari est bien le seul coupable et de confirmer l’absence d’enquête autour de l’amant :
- Maître Éric Dupond-Moretti (se levant, il est regardé un peu de biais par le commissaire) : « Vous avez mis le paquet sur le mari pour ne rien trouver. Et sur l’amant vous avez enquêté ?
- Le commissaire divisionnaire Robert Saby : Olivier Durandet est une victime. Je déplore qu’il nous ait caché un élément. Maintenant cela ne change pas grand-chose à notre enquête. (Silence) Et on nous parle de piste pas suivie. On ne va pas sortir, courir dans les rues de Toulouse, cela ne servirait à rien. On s’appuie sur des témoignages. Et tout ramène à Monsieur Viguier. À la piste conjugale. (Le commissaire se tourne vers Jacques Viguier, dont le visage est immobile à l’exception d’un léger mouvement de lèvre attestant d’une vie sous ce masque de cire). Personne ne nous a donné de piste sérieuse, ni Monsieur Viguier, ni sa famille, ni ses amis.
- Donc vous n’avez aucune preuve. Mais la conviction qu’il l’a tuée. Ma question est simple : Où ? Quand ? Comment ?
- Là c’est nos hypothèses, je vous redis. Bon nous, on penche pour une dispute. (Il se tourne vers Jacques Viguier et le regarde en penchant légèrement la tête) Il n’a pas voulu tuer sa femme. Non, c’est un accident. Et puis après…
- Et après c’est le crime parfait. »
Garde à vue (France, 1981)
Ce face à face police judiciaire/suspect numéro un n’est pas sans rappeler celui de Garde à vue (France, 1981) de Claude Miller dans lequel, durant la nuit de la Saint Sylvestre, l’inspecteur Gallien (Lino Ventura) espère obtenir les aveux de maître Martinaud (Michel Serrault) quant à l’assassinat et le viol de deux fillettes. Exerçant tout à tour avec son adjoint Belmont (Guy Marchand) des pressions morale et physique sur le notaire, après les confidences nocturnes de ce dernier sur le délitement de son couple, et conforté dans son opinion par un épisode embarrassant pour l’époux que vient de lui relater Chantal Martinaud (Romy Schneider), l’inspecteur est sur le point de les obtenir. Le salut du gardé à vue ne sera dû qu’à la découverte inopinée du corps d’une des fillettes dans une voiture volée, dont le propriétaire ne cessait de réclamer la restitution. Dans ce huis clos nocturne, tout oppose le notaire de province à l’inspecteur de police judiciaire : la position sociale, la fortune, le costume. Si Martinaud semble assez détaché de cette affaire pour multiplier les traits d’arrogance, d’humour et les mensonges au risque de se piéger lui-même, Gallien au contraire, en policier méticuleux et obstiné, conduit sa garde à vue dans un seul but : confondre le coupable qu’il a sous les yeux, car ce suspect en tenue de soirée ne peut être innocent. Le retournement final aura raison des certitudes policières et permettra à un coupable idéal de sortir libre du commissariat, dans le petit matin blême du 1er janvier.
Jacques Viguier a donc très vite été considéré comme le seul instigateur de la disparition de son épouse par la police et la rumeur médiatique, qu’Antoine Raimbault dénonce régulièrement dans son film - par divers propos d’Éric Dupond-Moretti et inserts de presse ou d’émissions télévisées -. Quant au public, il s’est passionné, dès les premiers jours, pour cette affaire. Suivant les méandres de l’enquête et les échos journalistiques, il s’est divisé en deux camps opposés, en faveur ou en défaveur de l’époux, jusqu’au second acquittement. À tel point que la journaliste du Monde, Pascale Robert-Diard, a décidé de supprimer les commentaires de son blog « Chroniques judiciaires » au surlendemain du second verdict, justifiant sa démarche par les flots de jugements à l’emporte-pièce charriés par les internautes.
Le statut social de de Jacques Viguier, loin de le protéger, est devenu un aveu de culpabilité, d’autant que son comportement détonait dans le paysage judiciaire, semblant absent lors des audiences, le regard fixe, le visage impassible, la parole rare et hésitante, tel que Laurent Lucas l’interprète dans le film Une intime conviction :
« Jacques Viguier n’a pas été poursuivi à cause de ce qu’il est censé avoir fait mais de ce que beaucoup auraient voulu qu’il fût. À cause de sa singularité, davantage que de ses actes présumés. On a voulu en faire un notable toulousain arrogant alors qu’il est un paysan ariégeois mal dégrossi dont le seul tort est d’avoir réussi l’agrégation de droit ; un homme intelligent, aux réactions déconcertantes qui rarement le servent ; une bête d’amphithéâtre, mais un piètre maître de maison, inadapté aux contraintes domestiques. » (St. Durand-Souffland, op. cit., p. 8.)
Après cette curée médiatique, il était nécessaire que la justice s’exprime. L’occasion lui en fut donné après le renvoi par le juge d’instruction de Jacques Viguier devant les assises de Haute-Garonne tout d’abord, puis du Tarn, après l’appel du procureur général. Antoine Raimbault, quoiqu’ayant suivi les deux procès, a concentré son intrigue autour du procès albigeois.
Rear Window (É.-U., 1956)
III Fenêtre sur cour
Dans Fenêtre sur cour, le reporter-photographe L. B. (Jeff) Jefferies (James Stewart), immobilisé chez lui sur une chaise roulante après un accident, passe ses journées à observer l’immeuble d’en face, la cour et la vie de ses occupants, à la fois par déformation professionnelle et pour tuer le temps long de sa convalescence. Dans Une intime conviction, Nora suit, sans interruption ou presque, les audiences albigeoises. Comme Jeff - mais dotée de ses seuls yeux et oreilles et non d’une paire de jumelle et d’un appareil photo muni d’un téléobjectif - elle écoute, regarde et scrute les questions du président, les auditions des experts et témoins, les interventions des avocats, les réactions de la cour, des jurés et de l’accusé.
Tous deux sont des voyeurs. Jeff épie, avec de plus en plus d’attention son voisinage de Greenwich Village, dont les fenêtres sont grandes ouvertes en raison de la chaleur, et entendant nuitamment un cri en provenance de l’appartement d’en face, il en voit sortir à plusieurs reprises son voisin Thorwald, une lourde valise à la main.
De son côté, Nora s’est immergée dans les petits et grands secrets de la famille Viguier et d’Olivier Durandet à la faveur du premier procès durant lequel elle fut juré, puis par l’entremise des écoutes judiciaires, dont elle a abreuvé ses oreilles insatiables, et désormais, depuis le banc du public dans la salle d’assises du Tarn. Ce faisant, elle est le spectateur curieux d’assister à un procès d’assises, car « par nature le procès pénal comporte trois caractéristiques photogéniques essentielles : pathos, rebondissements et affects. » (A. de Luget et M. Flores-Lonjou, « Le huis clos judiciaire au cinéma : un défi cinématographique », in A. de Luget et M. Flores-Lonjou (dir.), Le huis clos judiciaire au cinéma, La Crèche, Geste éd., 2010, p. 21.)
À l’instar de Jeff, Nora est cinéaste, car non seulement elle écoute et observe, mais elle intervient sans cesse auprès de l’avocat de la défense à la fois comme précieuse auxiliaire prête à lui fournir, à la moindre sollicitation, les retranscriptions des écoutes téléphoniques, mais en s’improvisant également collaboratrice dans cette affaire. Ne lui a-t-il d’ailleurs pas proposé de rejoindre son cabinet ? Et comme dans Fenêtre sur cour, elle interprète tout ce qu’elle voit de son propre point de vue, sans souci d’objectivité, construisant le scénario du coupable idéal. D’ailleurs, dès sa première rencontre avec Éric Dupond-Moretti, n’a-t-elle pas jeté son tapuscrit sur l’affaire Viguier - tel un scénario - sur le siège avant du passager de la voiture de l’avocat lillois ? Et lors du rendez-vous dans un hôtel bordelais, ne l’a-t-il pas félicitée sur son travail, comme l’aurait fait un cinéaste avec son scénariste ?
Malgré les mises en garde de son entourage - son fils Félix : « On n’est pas tous obligés de penser comme toi » quand elle lui expliquait qu’il ne fallait pas condamner un innocent ; son amant Bruno qui s’est rendu chez elle et a été frappé par la découverte d’un pan de mur couvert de post-it de couleurs en lien avec les diverses écoutes téléphoniques : « J’ai vu ton mur de psychopathes là-haut » -, et sa mise à l’écart par Éric Dupond-Moretti, quand il découvre son silence sur son rôle de juré lors du premier procès, Nora s’entête. Elle mène sa propre contre-enquête dans la maison Viguier et cherche par tout moyen à confondre Olivier Durandet, dont elle est convaincue de la culpabilité. Elle est en effet persuadée que l’amant n’a pas reconduit Suzy chez elle, mais l’a étranglée après une dispute durant laquelle elle lui aurait révélé que si elle allait bien divorcer, elle ne partagerait pas sa vie. Il se serait alors introduit au petit matin du 27 février 2000 dans la maison Viguier et aurait réglé le radio réveil de l’épouse, afin de ne pas attirer les soupçons.
Rear Window (É.-U., 1956)
Forte de sa folle trouvaille, le regard illuminé, elle cherche à l’imposer par tout moyen auprès de l’avocat de la défense. Mais là où Lisa Fremont (Grace Kelly), la fiancée de Jeff, finissait par faire sien le scénario de l’assassinat de Mrs Thorwald par l’époux et s’introduisait incognito dans leur appartement, en lieu et place de l’enquêteur empêché, Éric Dupond-Moretti n’a de cesse de refroidir les ardeurs de Nora quant à ce coupable de fiction. Par texto tout d’abord - « vous devriez écrire des romans policiers » -, puis oralement dans la salle d’audience : « c’est le procès de Viguier, pas celui de Durandet » avant un « Tu me casses les couilles ». Les élucubrations de Nora se poursuivant de plus belle, il cherche, dans un premier temps sur la terrasse du palais de justice, à lui expliquer le fonctionnement d’une cour d’assises quand elle lui exprime sa certitude que l’amant a gardé le petit calepin téléphonique de Suzy, avant de le remettre dans le sac à main et de tout déposer une semaine plus tard au domicile des Viguier :
- « Éric Dupond-Moretti : Mon boulot, c’est pas de trouver un coupable. OK Durandet dit les pires dégueulasseries, lui, il a la calomnie compulsive, mais ça n’en fait pas un assassin.
- Nora : S’il a ramené le sac, c’est qu’il l’a tuée.
- Absolument pas. Cela veut dire qu’il est prêt à tout pour charger Viguier. Et Suzy, elle peut toujours s’être barrée. (Elle le regarde. Il se rapproche d’elle) « Écoute-moi. L’accusation est bâtie sur une hypothèse. Si on se contente de n’en présenter qu’une autre, les jurés choisiront la plus convaincante. Et crois-moi ça ne sera pas la tienne, car la leur c’est celle de l’opinion publique depuis dix ans. Le doute, c’est pas qu’une possibilité, c’est toutes les possibilités. Si tu comprends pas ça ; je peux rien pour toi. (Il se retourne et s’éloigne, franchissant les portes vitrées pour re-rentrer dans le palais de justice. Elle reste seule à l’extérieur, son image un peu trouble derrière ces portes.»
Ayant été renvoyée par son employeur pour ses multiples retards et absences, Nora ne vit plus que pour cette affaire, dont elle devient la proie. En pleine nuit, elle frappe à la porte de la chambre d’hôtel de l’avocat, au motif qu’elle a trouvé le mobile d’Olivier Durandet. Il serait constitué par le projet d’affaire qu’il aurait eu avec Suzanne Viguier, et dont une partie du financement aurait dû être assuré par le prochain divorce, avec le risque qu’il soit compromis en l’absence de future vie commune. Réveillé, maugréant - il est à la veille de sa plaidoirie -, Éric Dupond-Moretti finit par s’extirper de son lit et sort en furie de sa chambre, en vue d’une ultime mise au point :
« Éric Dupond-Moretti (se rapprochant d’elle et la faisant reculer): « Tais-toi, tu comprends rien à la justice. T’es malade. T’es dangereuse. T’es capable de faire à Durandet ce qu’on a fait pendant dix ans à Viguier. Ou pire encore.
- Nora (l’avocat s’étant un peu reculé, elle se rapproche de lui, hors d’elle) : Mais tu piges pas ? Le mobile qu’il a trouvé pour Viguier, c’est le sien. La chute de statut social, le regard des autres, et tout ça, c’est le sien… Il parle de lui, Durandet. Parce qui si Suzy le quitte, il perd tout, Durandet.
- Judiciairement t’as que dalle. Alors casse toi. Fou-moi la paix. Laisse-moi dormir. (Il l’attrape par les deux bras pour la repousser, mais elle tombe par terre, puis se relève) Merde. (Un silence, puis moins véhément en se rapprochant d’elle) Mais regarde-toi. Ta haine ressemble à la leur. T’as le même regard que le commissaire. T’es une petite Durandet en puissance. (Il retourne à sa chambre. Elle reste muette, interdite, figée dans la pénombre du couloir de l’hôtel).»
Cet échange - violent, paroxystique - entre les deux personnages principaux révèle combien la fiction d’Antoine Raimbault est un film sur la méthodologie de l’intime conviction : celle-ci est une déduction, non un sentiment, ni un travail de l’imagination a contrario de l’invitation de l’avocat général (Philippe Dormoy) aux jurés. Dans un procès pénal, la vérité n’est pas recherchée - Nora en avait d’ailleurs fait l’amer constat auprès de Bruno « Ils s’en foutent de la vérité » -, une solution de substitution n’étant pas envisagée. Il s’agit seulement de constater, au vu des pièces fournies, si la culpabilité de l’accusé est ou non établie. Dès lors dans un procès d’assises, la seule vérité qui va émerger est la vérité judiciaire, forcément limitée et génératrice d’insatisfaction, ainsi que le souligne Antoine Garapon :
« Le débat judiciaire révèle la nature de la vérité judiciaire qui est d’ordre procédural. Le caractère agonistique du procès s’oppose à ce que la recherche de la vérité judiciaire se poursuive dans les mêmes conditions de sérénité et de rigueur que celle de la vérité scientifique ou historique. Le procès ne peut se conclure que par une vérité relative.» (A. Garapon, Bien juger. Essai sur le rituel judiciaire, Paris, Odile Jacob, 2001, p. 148.)
Toutefois cette insatisfaction peut se révéler créatrice. C’est le cas d’Henri-Georges Clouzot qui, ayant assisté à un procès d’assises, a décidé de réaliser La Vérité (France, 1960) :
« Il y a dix ans déjà j'ai eu envie de raconter l'histoire d'un procès parce que j'ai été choqué, au sens chirurgical du terme, par la façon dont on rendait la justice dans les causes criminelles. Dans le code pénal français on ne juge pas un crime, mais l'auteur du crime. Ainsi par exemple un accusé de soixante-cinq ans voit-il résumer sa vie en une heure. Comment peut-on alors atteindre à la vérité ? J'ai voulu montrer cette ambiguïté constante de la vérité et les éclairages différents qu'on peut donner à un même événement. » (Y. Baby, « Henri-Georges Clouzot nous parle de « La Vérité » : Les acteurs ne sont pas des robots », Le Monde 3 novembre 1960.)
Cette même insatisfaction a été le moteur d’Antoine Raimbault. Il a suivi l’affaire Viguier, se l’est appropriée, et a ainsi poursuivi sa quête de vérité. Une vérité de cinéphile. Et celle-ci passe par Nora, double du réalisateur, et du spectateur.
Nora est l’œil de la caméra qui filme non pas tout le procès comme pourrait le faire un observateur scrupuleux, mais des instants d’audience, des morceaux de bravoure représentés par l’audition de certains experts et témoins - parmi lesquels Séverine (India Hair) l’ancienne baby-sitter, le commissaire Saby, Olivier Durandet, Jean et Clémence Viguier - quelques extraits des plaidoiries des parties civiles, dont celle de Francis Szpiner (Jean Benguigui), des réquisitions de l’avocat général, et son acmé, la plaidoirie de l’avocat de la défense. De ce procès, elle nous livre sa vision tronquée, et forcément à charge : Jacques Viguier ne peut être qu’innocent et Olivier Durandet, seul responsable de la disparition de Suzanne Viguier.
Nora est l’œil du public regardant ce personnage de fiction, émouvant dans son combat contre le pré-jugé. Réduite, dans l’enceinte de la salle d’audience, à n’exprimer ses craintes, ses doutes et sa confiance que par la seule expressivité de son regard et de son visage, Nora en use pour communiquer avec Éric Dupond-Moretti et Clémence Viguier. Le cinéaste capte ces instants où rien n’est dit, mais où tout s’exprime. Toutefois inquiétante dans sa fabrique d’un nouveau coupable, elle embarque le spectateur dans sa quête impossible de vérité, jusqu’à ce qu’il retrouve un peu de sa lucidité pour s’extirper de cette spirale de folie dans laquelle elle veut l’entraîner. Heureusement l’acquittement de Jacques Viguier vient clore cette affaire.
La Vérité (France, 1960)
Nora est l’œil du cinéphile-cinéaste qui contemple la scène de ce théâtre judiciaire. Là où Clouzot, dans La Vérité, installait peu à peu les différents protagonistes dans une salle surchauffée du palais de justice - l’avocat de l’accusée (Charles Vanel), l’avocat de la partie civile (Paul Meurisse), leur collaborateur, les journalistes, les badauds parmi lesquels une dame en manteau de vison, avant l’entrée en scène de la cour, puis de l’accusée - Antoine Raimbault se concentre sur Nora et sa perception de l’audience. Ayant déjà été juré, elle connaît d’ores et déjà l’emplacement de chacun, permettant au cinéaste de faire l’économie de cette présentation. Et tout comme Jeff dans Fenêtre sur cour, malgré quelques angles de vue depuis la cour ou les bancs des avocats lui permettant une narration moins statique lors des défilés à la barre, il ne s’éloigne guère de son poste d’observation privilégié, le banc du public. Si Raymond Depardon ne quittait guère des yeux la présidente de la dixième chambre correctionnelle du tribunal de grande instance de Paris - pour en révéler toute l’humanité derrière le professionnalisme -, les questions et réactions du président Richiardi sont peu présentes à l’écran - alors que celui-ci est censé, suivant la procédure pénale, diriger les débats -. De même, les réactions de la cour et des jurés sont quasi inexistantes et les interventions de l’avocat général et des avocats des parties civiles réduites au minimum. Au surplus, il ne s’immisce pas dans le délibéré, alors qu’il aurait pu s’appuyer sur l’expérience de Nora et, à l’exemple de Douze hommes en colère (É.-U., 1957), nous faire partager ces instants où se forge l’intime conviction des jurés et de la cour.
Imprégné de l’atmosphère de Fenêtre sur cour, le montage d’Une intime conviction s’en distingue toutefois par l’absence d’un unique décor. Cependant les lieux dans lesquels évolue le personnage de Nora sont autant de lieux clos - la salle d’audience, son appartement, la cuisine de la brasserie, sa voiture - révélateurs de son enfermement psychique. Le huis clos judiciaire est ici avant tout un huis clos mental.
Enfin le regard de cinéphile n’est pas neutre, il sert un propos de cinéaste. C’est le cas quand Nora, arrivée tardivement au palais de justice, ne trouve plus de place dans la salle d’audience et doit suivre les débats depuis la salle de retransmission, sur un écran de télévision. Elle se retrouve doublement spectatrice : spectatrice de cette affaire dans laquelle elle était pourtant une actrice au service de la défense, rôle dont elle a été brutalement évincée du fait de ses mensonges, et spectatrice de ce procès, dont elle était devenue une habituée. À son arrivée dans cette salle, sont évoquées les différentes versions fournies par Jacques Viguier à propos du matelas du clic-clac, dont il s’est débarrassé au lendemain de sa garde à vue. Cette mise en abîme d’une question et des réponses autour d’un des rares éléments - médiatisé à l’extrême - sur lesquels s’appuyait l’accusation est filmé et vu depuis un écran de télévision. Si Nora regarde cette scène dans un cadre télévisuel - et non plus en direct dans la salle d’assises -, le spectateur la regarde quant à lui depuis un double cadre : le cadre cinématographique se superposant au cadre télévisuel. La mise en scène, par cette double à mise à distance de cet élément central, réduit à néant les charges retenues contre l’accusé. S’il y a bien eu un matelas de clic clac de jeté, et jamais retrouvé, il ne peut constituer sous l’angle cinématographique la preuve de l’assassinat de Suzanne Viguier par son époux.
Si Antoine Raimbault a su étancher notre curiosité pour l’affaire Viguier, c’est que celle-ci contient un certain nombre d’éléments caractéristiques, selon Stéphane Durand-Souffland (Frissons d’assises. L’instant où le procès bascule, Denoël, 2012, p. 213) :
« (…) c’est, comme une énigme mathématique, une histoire de triangles. Le mari, la femme et l’amant avant le 27 février 2000. Le mari, l’amant et le commissaire, à partir de mars. Jacques Viguier, au demeurant, est le faux héros, l’inconnue, le « x » de ses deux procès. La vedette lui est, chaque fois, ravie par des seconds rôles qui ont beaucoup plus d’abattage. Des phénomènes de prétoire, chacun dans son registre. »
Cette fenêtre sur cour d’assise que le cinéaste a ouverte lui permet de remplir la mission qu’il s’est assigné : convaincre chacun que le doute doit profiter à l’accusé. Pour ce faire, il a reconstitué la plaidoirie d’Éric Dupond-Moretti destinée non seulement aux jurés, mais surtout à Nora et au spectateur. Ce faisant, il adhère aux propos d’Alfred Hitchcock quant à la fascination qu’exercent les images, dans Fenêtre sur cour : « Vous avez l’homme, immobile qui regarde au dehors. C’est un premier morceau de film. Le deuxième morceau fait apparaître ce qu’il voit et le troisième montre sa réaction. Cela représente ce que nous connaissons comme la plus pure expression de l’idée cinématographique. » (Hitchcock/Truffaut. Edition définitive, Paris, Ed. Gallimard, 1993, p. 178).
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