Le 11 mars 2011, un tremblement de terre suivi d’un tsunami a ravagé la région de Tōhoku dans le nord-est de Honshū, l’île principale de l’archipel japonais. Le tsunami gigantesque a fait plus de 18.000 morts et a mis hors fonction le système de refroidissement principal de la centrale nucléaire de Fukushima Daiichi, ce qui a conduit à la fusion des cœurs des réacteurs 2 et 3 et un grand volume de rejets nucléaires. L’accident dans la centrale nucléaire, fournisseur d’électricité de Tokyo et de la région métropolitaine, a été classé au niveau 7, le plus élevé selon l’échelle internationale des événements nucléaires (INES / International Nuclear Event Scale). À la catastrophe naturelle s’en est ajoutée une autre provoquée par l’être humain. La protection inexistante contre les vagues dépassant dix mètres de hauteur n’est qu’un exemple parmi une longue liste d’erreurs et de négligences de la part de la société d’exploitation de Fukushima Daiichi : « (…) les fusions du cœur des réacteurs ont révélé la responsabilité humaine dans la catastrophe entière, comprenant non seulement l’échec systémique de l’industrie nucléaire à fournir de la protection contre de tels dangers connus, mais la confiance mal placée du public japonais en des digues, des systèmes d’alarme et de la capacité du gouvernement à répondre de manière efficace [aux dangers du nucléaire] » (Rachel DiNitto, Fukushima Fiction : The Literary Landscape of Japan’s Triple Disaster, Honolulu, University of Hawai’i Press, 2019, p. 3 ; traduction de l’auteure)
Images du cœur de Fukushima Daiichi
Fukushima 50 de Setsurō Wakamatsu (Japon, 2020) traite des événements au cœur même de la centrale nucléaire gravement endommagée par le tsunami. Dans la décennie qui s’est écoulée depuis la triple catastrophe, elle a inspiré de multiples ouvrages littéraires mais aussi des manga, films et installations vidéo et autres projets artistiques. Les films traitant de la catastrophe de Fukushima Daiichi sont le plus souvent des documentaires – vidéos d’amateurs et œuvres de réalisateurs connus tels Atsushi Funahashi, Hitomi Kamanaka, Toshi Fujiwara, Tatsuya Mori et Ian Thomas Ash. (V. DiNitto, op. cit.). Le film de fiction Himizu de Sion Sono, sorti en 2011, contient déjà des images du littoral dévasté par le tsunami et des paysages couverts de décombres. Des images similaires apparaissent dans son œuvre suivante Kibō no kuni (Land of Hope, 2012), abordant le sujet des radiations dues à l’accident dans la centrale nucléaire.
Cependant, la catastrophe nucléaire est un sujet peu traité dans les films de fiction comme le constatent Rachel DiNitto (op. cit.) et Kristina Iwata-Weickgenannt (“Gendering 'Fukushima': Resistance, self-responsibility, and hysteria in Sono’s Land of Hope”, in Barbara Geilhorn et Kristina Iwata-Weickgenannt, dir. Fukushima and the Arts: Negotiating Nuclear Disaster, New York, Routledge, 2017). Elle apparaît encore moins dans les films grand public, bien que Shin Gōjira (Godzilla Resurgence, Japon, 2016, Hideaki Anno et Shinji Hihguchi) contienne de multiples références aux événements de mars 2011.
Fukushima 50 est l’adaptation du livre non-fictionnel On the Brink: The Inside Story of Fukushima Daiichi ( Tokyo, Kurodahan, 2019) du journaliste et auteur Ryūshō Kadota, reposant sur 90 interviews avec des personnes qui se trouvaient dans la centrale nucléaire au moment de la catastrophe, dont Masao Yoshida, le directeur de la centrale à l’époque. Kadota se sert également des interviews avec des responsables de Tōkyō Denryoku kabushiki-gaisha (Tokyo Electric Power Company, Incorporation, abrégée TEPCO), la société d’exploitation de la centrale nucléaire à Fukushima et avec Naoto Kan, qui, en 2011, était Premier ministre. Le film relate les événements qui se sont produits dans la centrale nucléaire à partir des premières secousses du tremblement de terre et du tsunami qui a inondé une partie des bâtiments : la coupure d’électricité totale, la mise hors fonction du système de refroidissement des réacteurs, les explosions d’hydrogène dans les réacteurs 2 et 3. Le film reconstitue minutieusement les événements qui se sont déroulés du 11 au 17 mars 2011. Dans la première partie, dates et horaires apparaissant dans l’image pour souligner le caractère documentaire du film, mais aussi pour mettre en relief la course contre la montre vécue par ses personnages.
Le titre Fukushima 50 – les « cinquante de Fukushima » – fait référence au nom donné dans divers médias japonais et internationaux au petit groupe d’employés et d’ouvriers restés dans la centrale après l’évacuation de plusieurs centaines d’autres personnes ordonnée par Yoshida le 15 mars. Le film de Wakamatsu n’a pas de véritable figure centrale, pas de héros-sauveur, mais décrit les multiples efforts à différents endroits de l’immense entreprise afin d’empêcher une mégacatastrophe. Il y a pourtant deux personnages-clés. L’ingénieur Toshio Izaki (Kōichi Satō), le chef d’équipe responsable des réacteurs 1 et 2, dont le nom est fictif et son personnage en partie inspiré d’un des ingénieurs travaillant dans la centrale nucléaire, et Yoshida (Ken Watanabe), le seul personnage sur le site nucléaire dont on a conservé le véritable nom. On n’a sans doute pas pu faire autrement, car le directeur de Fukushima Daiichi, mort d’un cancer de l’œsophage en 2013, était mondialement connu depuis la catastrophe. Tandis que Yoshida est essentiellement défini par son travail, un récit secondaire traite de la vie privée d’Izaki dont la famille fait partie des évacués de la zone autour de Fukushima Daiichi déclarée inhabitable par les autorités. Le récit secondaire, en large partie fictif, n’existant pas dans l’ouvrage de Kadota bien qu’il en emprunte quelques éléments, révèle le désaccord entre Izaki et sa fille qui veut épouser un homme beaucoup plus âgé qu’elle. Ce désaccord perd toute signification dans ces moments de grande tension durant lesquels la famille Izaki ne doit pas seulement abandonner son domicile mais doit faire face à des angoisses sur le sort d’Izaki. Ce dernier, vivant une situation extrême entre vie et mort, reconsidère son attitude envers sa fille.
Le drame domestique ne sert pas seulement à accorder davantage de valeur au personnage d’Izaki. Il est indissociable des événements en témoignant d’une des conséquences de l’accident nucléaire : les gens habitant aux alentours de la centrale sont obligés de quitter leurs foyers menacés par le haut niveau des radiations. Fukushima 50 ne montre pas les images de villes et villages dévastés par le tsunami, mais les centres d’accueil établis à la hâte pour les familles évacuées dans des écoles, gymnases et autres lieux publics. Le film met en lumière l’angoisse des gens à la recherche de leurs proches qui ne donnent pas signe de vie, comme la famille Izaki. Il évoque aussi brièvement la colère contre TEPCO et les politiciens, considérés comme responsables de la catastrophe. Deux flash-backs montrent Izaki, enfant, avec son père sur l’ancienne base militaire, futur site de la centrale nucléaire construite à la fin des années 1960 et dans un musée technique où il avait été fasciné par le discours d’un guide sur l’énergie nucléaire. Ces flash-backs révèlent le lien important d’Izaki à son travail et renvoient à l’histoire de l’énergie nucléaire au Japon. L’optimisme exprimé dans le passé est tourné en dérision par l’accident de mars 2011.
Les évènements à l’extérieur alternent avec ceux à l’intérieur de Fukushima Daiichi, le lieu d’action essentiel. Yoshida dirige ses actions depuis une grande salle de contrôle du bâtiment antisismique. La salle de contrôle pour le réacteur 2, dans laquelle se trouve Izaki, est plongée, comme le reste du bâtiment, dans l’obscurité après la coupure d’électricité causée par le tsunami. C’est dans le noir le plus profond que les hommes de son équipe, méconnaissables sous leurs masques et tenues de protection, mènent leurs périlleuses missions de sauvetage en essayant d’aérer manuellement les réacteurs. On entend leurs voix, annonçant le degré de radiation dramatique et leur haleine haletante, on voit la sueur derrière les visières couvrant leurs visages : la caméra restant près des personnages rend leurs efforts tangibles. Une tension latente émane de ces images, de l’obscurité et des salles et couloirs en ruines ou inondés. Un poisson mort sur le sol acquiert une dimension presque irréelle dans ce haut lieu de la technologie soudain dévasté par les forces naturelles. À ces images marquées d’une ambiance d’instabilité et de terreur s’ajoutent celles montrant le chaos à l’extérieur : des personnages cherchant à fuir le gigantesque tsunami ou ceux terrassés par les explosions dans les réacteurs 2 et 3, l’évacuation des blessés, etc. Le chaos règne dans un espace où l’homme doit faire face à sa perte de contrôle des machines. Les mouvements de caméra ajoutés aux mouvements des personnages travaillant sous constante pression contribuent à l’ambiance de tension et de danger. Cependant, l’image en noir et blanc de deux figures humaines auréolées d’une lumière aveuglante ressemblant à un cliché négatif en photographie n’est qu’une image de rêve d’Izaki : les deux employés qu’il a envoyés à l’intérieur du réacteur reviennent, bien qu’ayant été exposés à un degré très élevé de radiations.
Action individuelle contre paralysie bureaucratique
La réaction d’un ouvrier sur le site, qui ne prend pas très au sérieux l’alerte au tsunami, révèle la confiance totale en la sécurité de la centrale nucléaire. De même, les responsables à Tokyo, convaincus de la supériorité technique, n’avaient pas cru en la possibilité d’un tsunami de plus de 10 mètres de hauteur. Les masses d’eau qui ont frappé Fukushima Daiichi le 11 mars 2011 dépassaient cette hauteur et ont mené à la coupure totale de l’électricité, elle aussi, non envisagée par les experts (Voir Katoda, op. cit., p. 270 + p. 271).
Yoshida, qui n’était à la tête de Fukushima Daiichi que depuis neuf mois, et ses collaborateurs ont été confrontés à une situation imprévue. De plus, le directeur a dû se rendre compte de maintes négligences (matériel en réparation ou hors fonction) et faire face à des problèmes de communication avec le quartier général de TEPCO à Tokyo et le bureau du Premier ministre. Le film met en valeur le point de vue des personnes sur place qui risquent leur vie afin de sauver la région, voire le pays. Il le fait davantage en comparant leurs efforts parfois désespérés avec l’arrogance des responsables de TEPCO et des politiciens, dépeints comme des simples bureaucrates dont les décisions, souvent retardées, témoignent de leur ignorance et de leur incompétence (voir Franck Guarnieri et Sébastien Travadel, Un Récit de Fukushima : le directeur parle, Paris, PUF, 2018, p. 138). Quand Yoshida réclame des vêtements de protection qui manquent sur le site, ses supérieurs à Tokyo refusent toute aide.
La visite inattendue du Premier ministre Kan (Shirō Sano) à la centrale nucléaire le 12 mars est un autre indice du manque de conscience de la part des responsables à l’extérieur de Fukushima Daiichi et de l’évaluation erronée de la situation de la part de Kan, qui consent même à se faire photographier, quand à quelques pas de lui, des gens luttent pour éviter le pire et qui, d’un geste arrogant, refuse d’enlever ses chaussures afin de les décontaminer. Un champ/contre-champ révèle la différence entre le calme et souriant Yoshida et le politicien agressif. Cadrage et montage soulignent que le directeur est l’homme qui a raison en le montrant debout, dominant Kan, assis. Quand Yoshida appelle les équipes envoyées pour procéder à l’aération des « escadrons de suicide », l’air embarrassé du Premier ministre exprime son acceptation du point de vue de Yoshida.
Sa présence dans la centrale nucléaire risque d’avoir des conséquences dramatiques que le politicien ignore. C’est à cause de sa visite que l’aération manuelle, essentielle mais dangereuse, a dû être interrompue. Plus tard, Kan, mal informé, accuse TEPCO de défection, bien que Yoshida n’ait pas l’intention d’abandonner le site et ne souhaite qu’évacuer ceux qui ne sont pas indispensables et surtout les jeunes ouvriers et employés. Face à l’accusation injuste du chef du gouvernement, Yoshida réagit d’une manière provocatrice en lui tournant le dos, baissant son pantalon et exposant son arrière en pleine conférence vidéo. Notons que dans une société aussi hiérarchisée que celle du Japon, un tel geste est encore plus inouï que dans le monde occidental.
De même, le directeur s’oppose à l’ordre de TEPCO, suivant les recommandations du bureau du Premier ministre, d’arrêter l’injection d’eau de la mer, initiée par Yoshida afin de refroidir les réacteurs : « L’injection d’eau de mer se présente comme la seule issue pour survivre. Sa mise en œuvre effective est une innovation en tant que telle car bien évidemment absente des manuels de gestion de crise. » (Guarnieri et Travadel, op. cit., p. 120). L’injection d’eau de mer a empêché une catastrophe plus grande qui aurait rendu inhabitable l’est du Japon, dont la région de Tokyo. Yoshida, en prenant la responsabilité d’agir, brise l’ordre hiérarchique : « Au milieu du chaos, Yoshida et ses collaborateurs ont formulé leur action dans un imaginaire de combat contre des 'êtres vivants qui se débattaient dans tous les sens' (…) et un 'temps du projet' avec pour horizon leur propre mort. » (Guarnieri et Travadel, op. cit., p. 202).
Yoshida est alors le personnage-clef dans l’opposition monde intérieur / monde extérieur, centrale nucléaire / postes administratifs à la capitale. Il est représenté tel qu’il est décrit dans le livre de Katoda : un homme franc qui ne cache ni ses pensées, ni ses émotions. Le jeu nuancé de Ken Watanabe contribue à merveille au portrait d’un personnage complexe en révélant une grande rangée d’émotions : colère, frustration, épuisement, désespoir, deuil mais aussi l’humour qui surgit dans quelques moments de détente. En comparaison, Izaki est un personnage moins élaboré, un employé courageux et empathique qui remplit son devoir jusqu’au bout, mais beaucoup plus conventionnel que son supérieur au tempérament vif.
La nécessité de l’action individuelle
Izaki est la figure centrale de la dernière partie du film quand lui et un jeune collègue rejoignent leurs familles dans un des centres d’évacuation. Dans la séquence finale se déroulant au printemps 2014, Izaki conduit une voiture dans une allée encadrée de cerisiers en fleurs dans la zone d’évacuation encore protégée par des postes de contrôle. Ces plans sont accompagnés de la ballade « Danny Boy » qui évoque les adieux faits à une personne aimée. Le texte apparaît comme un commentaire des sentiments d’Izaki se souvenant des obsèques de son ami Yoshida, montré en flash-back, et de la dernière lettre que le défunt lui avait écrite juste avant sa mort. Dans cette lettre, lue par son auteur dont on entend la voix off, Yoshida confirme qu’il était prêt à mourir mais non sans avoir lutté jusqu’à la dernière minute pour sauver autant de vies que possible. Cette attitude rappelle les films de guerre japonais tournés depuis les années 1950 qui célèbrent le sacrifice comme ultime geste héroïque, tout en insistant sur la nécessité de survie afin de garantir l’avenir du Japon. Les plans des masses de fleurs de cerisiers associent Yoshida aux samouraïs, souvent comparés à cette fleur qui ne fleurit que durant une très courte période. Elle est un symbole d’évanescence et du caractère transitoire de toute existence et ainsi attaché au cycle de la vie et de la mort.
À la question quelle faute aurait mené à la catastrophe, Yoshida répond dans sa lettre : « Nous n’avons pas respecté les forces de la nature. » L’idée que l’homme serait le maître de la nature est dénoncée comme l’erreur fondamentale de l’industrie nucléaire japonaise. Elle est également mise en question dans le film documentaire No Man’s Zone (Japon, 2012) de Toshi Fujiwara qui, lui aussi, a recours à l’imagerie de la fleur de cerisier. De même, Kibō no kuni ainsi que d’autres films et œuvres littéraires traitant de la triple catastrophe mettent en cause la croyance en la machine et le progrès technique à tout prix, une attitude que les Japonais ont adoptée de l’Occident. Les derniers plans de Fukushima 50 montrent le paysage du Tōhoku avec l’océan au fond filmé en vol d’oiseau. Ces plans conventionnels d’une région essentiellement agraire avec des arbres en fleurs revêtent une dimension nostalgique. Les plans du soleil levant pendant que se déroule le générique final complètent l’imagerie imprégnée d’optimisme et l’attachent à un symbole du Japon même, le pays du soleil levant dont le soleil figure sur le drapeau. Les derniers plans sont imprégnés du besoin d’harmonie tant valorisée dans la culture japonaise.
On ne peut sans doute pas attendre d’une œuvre grand public tel Fukushima 50 une approche très critique de la situation politico-économique au Japon. Cependant, et en dépit du sentimentalisme de la séquence finale, le film n’est ni une hagiographie ni un récit sensationnaliste. Il montre les réactions de la population dans une situation extrême d’une manière qui ressemble à maints égards à un documentaire. Plus encore, en mettant l’accent sur les événements à l’intérieur de la centrale nucléaire, Fukushima 50 propose une réflexion sur la position de l’individu face aux décisions sur la vie et la mort et ses possibilités d’action. « Yoshida nous rappelle que ce sont des humains qui ont, en dernier ressort, la responsabilité de l’air, et que c’est de leur engagement et de leur rapport au monde que dépend l’issue de la crise. » (Guarnieri et Travadel, op. cit., p. 202). Le film transmet cet héritage.
Andrea Grunert
Docteure en cinéma,
enseigne à l’Université Protestante à Bochum (Allemagne)
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