Éric Libiot fait partie du Club très fermé des observateurs avertis du monde du cinéma. Ses critiques parfois mordantes et ses enthousiasmes sont bien connus. Ancien rédacteur en chef du département culture de l’Express, il délivre des chroniques régulières dans Lire et sur France Inter.
Adorateur de Clint Eastwood depuis ses premières apparitions avec poncho et cigarillo en 1964, Éric Libiot explore la complexe personnalité de cet ultime géant de la production nord-américaine, les différents aspects de ses nombreuses créations.
Il y mêle des réflexions plus personnelles sur sa compréhension du cinéma selon Clint, et ce que cet homme intimidant et assez peu communicatif (en dehors de ce qu’il jette sur les écrans) apporte dans sa propre vie.
Par moments, on songe à des Mémoires, juste avant un ultime râle... Mais non : le récit, même s’il est parfois redondant, est plein d’heureux souvenirs, d’humour, et rend hommage à ses parents cinéphiles comme on pouvait l’être dans les années 1950 : « (...) mes parents rivalisent de cinéphilie pour citer tel acteur ou telle actrice. Ma mère gagne à chaque fois. Cela date de son enfance et sa mémoire fait le reste ; elle est capable de reconnaître un comédien mexicain en train de faire la sieste, le sombrero sur le visage » (p. 33). Il y a aussi ce passage si drôle où trop jeune - il a 11 ans - pour pouvoir entrer à la séance de Cosa Nostra de Terence Young (1972), et pour ne pas rester esseulé sur le trottoir, il prend une place pour le film voisin : Le charme discret de la bourgeoisie de Buñuel (1972). Il avoue n’avoir « absolument rien compris », mais les images insolites restent dans sa tête (p. 42).
Revenons à loved Clint : le décalage chronologique dévoile beaucoup de tous ces aveux et emballements : le grand Américain est né en 1930. C’est un enfant de la Grande dépression, Libiot en 1961. Il a 5 ans pour les Dollars... en poncho et découvre le reste devenu étudiant : Clint devient une sorte de mentor dans sa boulimie cinématographique (que nous avions tous, à l’époque) et reste, à tout jamais une sorte de père de substitution intellectuelle, à la disparition de son propre père. C’est un peu mélo, comme approche, mais sympathique (p. 66 et s.)
Justement, parlons de père et d’initiateur :
Pour Eastwood, ce fut le grand Don Siegel, évoqué à de nombreuses reprises par Libiot : Après quelques années chaotiques, Eastwood devient le gentil héros de la série TV Rawhyde (217 épisodes) et acquiert une sorte de notoriété (comme ce fut le cas aussi pour Steeve McQueen avec Au nom de la loi). Sous contrat chez Universal, il est pressenti pour un polar un peu glauque, dont le metteur en scène fait brusquement défaut. En catastrophe on fait appel à Don Siegel dont l’inoxydable savoir-faire sauve le projet. Entre lui et Clint, le courant passe bien. Ce sera Un Shérif à New York (1968), puis 4 autres films ensemble. C’est Don qui apprend le métier à Clint, lequel, lorsqu’il se lancera dans la réalisation en 1971, puis créera sa propre société de production Malpaso, gardera de nombreux collaborateurs des équipes de Don Siegel. Dans la création, même modeste, il faut toujours un « père », un guide, un grand frère pour avancer…
On pourrait presque intituler la vie d’Éric Libiot À la recherche de Clint Eastwood. L’ouverture de son livre est hilarante : Il conte avec une grande humilité et beaucoup d’humour sa première rencontre - tant espérée - avec le grand Clint, en 1998 à l’occasion de la sortie de Minuit dans le jardin du bien et du mal. Une interview complètement ratée pendant laquelle Eastwood accumule ses énigmatiques silences, ses Oui et Non sans fioritures et dont Libiot ressort complètement lessivé, tout en étant un critique cinéma de grande notoriété. Il y a là une dizaine de pages irrésistibles.
L’essai peut se diviser en 3 aspects : l’ébauche d’une reconstitution de l’époustouflante carrière de Clint, assaisonnée de quelques interrogations sur les intentions de l’auteur et son parcours mental. La lente progression, au fil des années, d’une certaine intimité entre Libiot et Eastwood (Éric et Clint ?), laquelle sans aller jusqu’à l’amitié, représente une victoire formidable pour l’inconditionnel fan. Enfin une réflexion personnelle sur la perte du père et la présence de Clint dans la vie d’Éric…
Ce qui interpelle dans cette étude légère mais érudite est la diversité de la production et des centres d’intérêt de Clint Eastwood : assez rapidement indépendant sur le plan financier, il va du polar au western, de la critique politique à la tendresse, de la science-fiction au romantisme passéiste. La pêche aux merveilles, et aux interrogations, à travers les films, est inépuisable. Plusieurs sont soigneusement analysés, tels les différents westerns, entre 1971 et 1995, intercalés entre des polars plus ou moins violents. Après, Clint change de registre, se fait plus éclectique, intello, romantique (Bird), passe à la critique sociale systématique, balance à la gueule de l’Amérique, tout ce qui va de travers, tout ce qu’il trouve dégoutant.
Le film préféré de Libiot est Un monde parfait en 1993 qui intervient juste avant La route de Madison et après le redoutable Impitoyable (1992). Il lui trouve une profonde humanité. Ce qui est vrai. Bird en 1988 est dans ce registre. On évoque Pale Rider en 1985 et Le Maître de guerre (1986), plus récemment Million Dollar Baby (2004), la terrible chronique, en 2 épisodes de la guerre du Pacifique (Mémoire de nos pères, Iwo Jima en 2006), Invictus (2009), Sully (2016).
L’obsession continue : « Entre septembre 2006 et Octobre 2009, je rencontre Clint 4 fois. Deux entretiens, un cocktail, un dîner... Il ne m’a toujours pas invité en vacances chez lui, mais je ne désespère pas... Je le rencontre d’abord à Paris pour la promo de Lettres à Iwo Jima... il est en roue libre, il s’amuse. Il a 77 ans, il pète le feu » ; « il y dénonce la guerre... plus tard, pour Gran Torino... son plus gros succès commercial en France... il avance, droit comme un I au milieu de la foule et m’aperçoit... Il se dirige vers moi. Oui, moi. Et me tend la main. C’est l’acmé de ma carrière. Je peux mourir » (p. 174 à 185).
Deux axes mis en relief dans ce foisonnant parcours : le « rapport aux femmes » que Clint distribue à travers ses films et qui évolue, le temps passant. Avec les tumultueux Inspecteurs Harry, on le taxa de misogynie, violence d’extrême droite, marginalisme mental et brutalité mal contrôlée. Or Libiot démontre avec brio la passion des héros de Clint à sauver femmes et enfants, secourir les imprudentes, exterminer les violeurs, recueillir la veuve et l’orphelin, les musiciens égarés dans la drogue, les cosmonautes vieillissants, les policiers complexés, les politiciens bernés par des escrocs. « Dans Un frisson dans la nuit, le premier film qu’il réalise, il raconte l’histoire d’un animateur de radio de jazz... qui devient la proie d’un femme possessive et perverse... le scenario est co-écrit par une femme... » (p. 81).
La Route de Madison voit l’amant passionné s’effacer par respect envers la femme aimée, Les pleins pouvoirs respire le désir d’un père de protéger sa fille des tumultes de sa vie de voleur surdoué. La liste est longue…
L’autre axe c’est celui de l’Américain : Clint est authentiquement, définitivement, et sans concession un Américain, et surtout un BON Américain : enthousiaste des vertus de son pays, lucide sur ses tares et ses défauts. Clint ne saurait être autrement : droit, fier, rugueux mais bon. Et les films très critiques, souvent sombres de ces 15 dernières années reflètent en quelque sorte sa désolation devant le délitement de son beau pays (p. 187 à 195).
Plusieurs passages du livre sont consacrés aux récompenses : Oscars, Palmes, prix, etc... On ne peut tout recenser, mais Libiot en connaît un rayon, en ce domaine : Clint est président du jury à Cannes (il adore Cannes) en 1993, en compagnie de Catherine Deneuve et Lalo Schifrin : la Palme est partagée entre Le Piano de Jane Campion (tiens ? Une femme !!) et Adieu ma concubine (encore une histoire de femmes ?) Bizarre, vous avez dit Bizarre !...
« Le seul film de Clint qui aurait pu prétendre à la Palme d’Or est Mystic River en 2003 ; le président du jury est Patrice Chéreau qui prétend aimer…. Mais c’est trop social, il y est question d’un crime impuni... Chéreau déteste... Palme zéro » (p. 81).
L’ensemble des 215 pages est un peu brouillon, avec parfois des apartés qui relèvent de la psychologie de salle de bain. Mais pourquoi pas, après tout ? Car cela donne un ton d’authenticité qui sort le lecteur de la stricte érudition du critique. C’est joyeux et bien écrit, nettement au-dessus de l’habituelle navrante prose journalistique. Ah ! Un bon point ! Comme l’écrit Éric p. 47 « Clint ! Mon Dark Vador ! »
Enfin bref, ce livre est bien et pas bien, agace avec cette admiration béate (le Libiot du village) et séduit, comme cet Américain représentatif d’une mentalité très particulière écartelée entre l’honnêteté et les voyous, la violence et la compassion, l’humour et l’insondable tristesse de la plupart des conditions humaines. Clint est sûrement à la recherche d’un monde qui n’existe pas, mais Eastwood avec ses dollars et sa puissance de feu lui permet de faire la part de ce qui est exprimable du bien et du mal.
Et puis... sa grande affaire… son secret révélé à Éric (qui va encore se consumer) c’est la musique !!! surtout la country music, dont il est un des chantres les plus acharnés. En 2014, à Los Angeles pour la sortie d’American sniper, Libiot, qui jouit enfin d’une « amicale » relation avec son géant, ose « demander s’il regrette quelque chose dans sa vie. Réponse : « Oui, j’aurais aimé jouer plus de piano » (p. 44). Pirouette, mais qui conduit aux beaux fonds musicaux de nombre de ses films et à l’inoubliable Honkytonk man.
Les 3 meilleures pages de ce livre sont la filmographie de Clint Eastwood de 1964 à 2019... On a du mal à s’en remettre !
Françoise Thibaut
Professeur des universités
Correspondante de l’Institut (Académie des Sciences Morale et Politique)
N. B. Outre le livre de Libiot, il existe de nombreux livres sur Clint Eastwood. On peut recommander la biographie (non autorisée) de Patrick McGilliam, qui comporte quelques sottises, et celle (autorisée) de Richard Schickel (Presses de la Cité), un pavé de 600 pages avec en couverture le fameux portrait de Neil Walder. Il y a surtout le magnifique ouvrage de Patrick Brion Clint Eastwood aux Editions de La Martinière avec une iconographie exceptionnelle et de belles analyses.
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