Les fins d’années incitent au classement des meilleurs films ayant illuminé les écrans pendant 52 semaines.
Si l’on affine le classement en fonction des thématiques et que l’on se concentre sur les films traitant de la justice, l’on pourra bien sûr se remémorer pour l’année 2018 les documentaires Ni juge ni soumise de Jean Libon et Yves Hinant (Belgique, France, 2017) ou encore RGB de Besty West et Julie Cohen (Etats-Unis, 2018). Concernant les films de fiction s’intéressant directement au procès, l’on peut également mentionner L’insulte de Ziad Doueiri (Liban, 2017) et My Lady de Richard Eyre (Royaume-Uni, 2018).
Toutefois, le film de fiction qui doit vraiment retenir l’attention dans ce domaine est certainement Three Billboards de Martin McDonagh (États-Unis, 2017).
Three Billboards, dont le titre original Three Billboards Outside Ebbing, Missouri est amputé puis surligné dans sa traduction française par le sous-titre « les panneaux de la vengeance », affiche en effet d’emblée le genre de films dans lequel il s’inscrit et paraît justement se présenter par rapport au thème judiciaire comme hors sujet. Pourtant c’est bien le thème de la justice qu’il entend traiter, et plus particulièrement du sentiment d’injustice que vont ressentir la plupart des personnages.
Interprété principalement par une magistrale Frances McDormand et frôlant continuellement l’humour noir, sa filiation est facilement établie avec les films des frères Coen ou ceux de Quentin Tarantino pour lesquels, il est vrai, on ne peut assurément pas éviter la comparaison en le visionnant.
Réalisé par un Martin McDonagh surtout connu pour le film d’action Bons baisers de Bruges (Royaume-Uni, 2008), dont le goût pour une justice hors prétoire se dessinait déjà, et un peu moins pour la comédie qu’illustre 7 psychopathes (Royaume-Uni, 2012), son dernier long-métrage doit surtout sa renommée à la pluie de récompenses et nominations aux Golden Globes et Oscars qu’il a reçu en début d’année.
L’existence de films traitant de la justice, frontalement au travers des films de procès, ou plus globalement par le prisme des films de vengeance, les fameux vigilante movies, invite, grâce à Three Billboards à se repencher sur la conception que le cinéma se fait surtout de l’injustice.
Classiquement vengeance et loi sont déconnectées au cinéma. En effet, le personnage vengeur va nécessairement vouloir s’affranchir des lois, en les contournant ou les violant tandis que dans les films traitant de la justice, et donc souvent du procès, la loi est l’élément central qu’il faut respecter. Three Billboards brouille cette cloison établie et redessine le visage de la justice en développant l’idée d’une vengeance s’inscrivant dans les cadres légaux.
Au cinéma, la vengeance nourrit d’ailleurs plutôt le film d’action. Elle imprègne rarement le seul drame. À ce nouvel exercice, Three billboards adopte un point de départ pourtant résolument classique. Une mère, endeuillée par le viol et le meurtre de sa fille cherche à se venger, à élever sa voix, à faire connaître son drame. Sa colère n’éclaboussera cependant pas l’écran de gouttes de sang (malgré l’omniprésence de la couleur rouge dans le film symbolisée notamment par les panneaux), et la salle ne résonnera pas de ses pleurs ou de ses cris impuissants. Non, sa vengeance sera simplement accusatrice puisque le filtre de sa colère est un panneau publicitaire.
Les fameux panneaux de la vengeance, véritables acteurs du film, que l’on découvre d’ailleurs dès la scène d’ouverture, et que l’on verra également dans la scène de clôture vont servir de support d’interpellation pour dénoncer les manqués de la police dans cette tragique affaire de meurtre.
Les trois panneaux se déclinent de cette manière : « Raped while dying » (Violée pendant qu’elle mourrait) ; « And still no arrests ? » (Et encore aucune arrestation ?), « How come Chief Willoughby ? » (Comment est-ce possible Chef Willoughby ?).
À l’heure où les réseaux sociaux se présentent comme des exutoires faciles et des tribunaux factices, et où la pellicule aime de moins en moins s’imprimer de plaidoiries brillantes, le film rend alors l’exercice de compréhension de la justice beaucoup plus subtil. « Plus l’affaire est médiatisée, plus l’affaire a des chances d’être résolue » affirmera d’ailleurs Mme Hayes. Se venger c’est alors avant tout dénoncer. Non pas dénoncer le crime mais dénoncer l’inaction des services de police. Ne pas dénoncer les vices d’une société mais les autorités constituées qui faillissent à les éviter. Dénoncer et se faire entendre est donc bien le fil rouge de Three Billboards.
La justice, dans ce film, est alors déconnectée de l’idéalisation que se font le citoyen et le spectateur de la représentation du prétoire au cinéma qui a surtout été marquée par le célèbre film de Sidney Lumet qu’est Douze hommes en colère (Etats-Unis, 1957), ou celui d’André Cayatte dans Justice est faite, (France, 1950). En effet, la justice est paradoxalement, telle que pensée par instinct, déconnectée des procédures juridiques. Three Billboards rappelle ainsi que l’idée de justice n’est pas automatiquement affiliée à l’idée de procès. Le film se positionne en effet en amont d’un potentiel procès et se concentre sur la phase de l’enquête, qui est en l’occurrence, inexistante. C’est cet angle mort de l’affaire qui concerne le personnage principal qui la conduira à alerter l’ensemble de la ville puis la presse. Combattre l’injustice ne peut justement pas se faire sans une action efficace des autorités constituées et compétentes en la matière. Si le sentiment d’injustice ne peut pas toujours se trouver apaisé dans l’enceinte d’un prétoire, il doit d’abord être écarté grâce à la recherche active du meurtrier. La vengeance née des failles des systèmes d’enquête ou de la justice institutionnelle est dans cette perspective bien plus attrayante à voir évoluer à l’écran qu’une longue plaidoirie.
De plus, le film fait émerger une vraie réflexion sur la culpabilité et la responsabilité collective à travers cette question lancinante : lorsque l’on s’abstient d’agir et de réagir quand quelqu’un commet un acte répréhensible, est-ce en fait le soutenir et donc se positionner également hors de la légalité ?
La question centrale de ce qui est légal et de ce qui ne l’est pas est récurrente tout au long du film. La pose des panneaux par exemple est-elle un acte illégal constitutif d’une diffamation ? L’inaction des services de police peut-elle se traduire en justice ? Quels moyens légaux s’offrent ainsi aux personnages qui confondent souvent culpabilité morale, injustice et réponse pénale ?
Dès lors, si les cadres légaux sont parfois rejetés au cinéma dans le cadre des films de vengeance, Three billboards rappelle au contraire à quel point ces cadres légaux sont indispensables pour apaiser le sentiment d’injustice.
La curiosité du cinéphile a alors rapidement rejoint celle du juriste lors du visionnage du film et permet de revenir sur l’un des longs-métrages les plus brillants de cette année 2018.
Les failles de la police comme point de départ du film
L’idée de vengeance privée irrite le juriste. Elle ravit le cinéphile. Nous sommes en effet tous irrémédiablement attirés par le scandale, le fait divers et la violence.
Il n’est pas nouveau de souligner que le cinéma permet justement de catalyser et de canaliser cette fascination malsaine qui s’exerce sur nous tous face au sordide et qui, par le biais de la fiction, nous décharge d’une certaine culpabilité lorsque l’on approuve au cinéma la mort du responsable. Point de respect du contradictoire au cinéma. Les scénaristes orientent ainsi notre point de vue en imposant une couleur à chaque personnage qu’il est difficile de diluer. Le rejet de la peine de mort n’est pourtant plus discuté légalement. Elle l’est moins quand, au cinéma, son moteur est la vengeance. En effet, clos dans le temps, distancié par la forme, le film permet de transformer notre perception des principes fondamentaux acquis dans la réalité. Ce qui pourrait nous offusquer ou nous répugner dans la vraie vie, nous grise ainsi au cinéma. Au diable les lois et les codes dès lors que l’on se plonge dans une salle obscure !
Dans Three Billboards, le meurtrier d’Angela Hayes, la fille de l’héroïne principale, n’a pas été retrouvée. Pas de preuves, pas de témoins, pas d’ADN pertinent. Le dossier est délaissé par la police faute d’éléments concrets. Mme Hayes ne peut pourtant pas se contenter de ce constat et est bien décidée à entamer un long combat pour le dépasser.
Sous toutes ses formes, la quête de l’ennemi, et non de la loi, est le point de départ parfait pour tout scénariste qui peut susciter l’impatience et la tension pour son spectateur. Mme Hayes rejoint alors la lignée des vengeurs ou vengeresses solitaires et téméraires qui ont permis d’écrire les plus belles pages de l’histoire du cinéma à l’instar d’Il était une fois dans l’Ouest de Sergio Leone (Etats-Unis, Italie, 1968), d’Old Boy de Park Chan-Wook (Corée du Sud, 2003) ou encore de The Revenant de Alejandro González Iñárritu (Etats-Unis, 2015) qui ne manquent assurément pas de se rappeler au spectateur en visionnant Three Billboards.
Ce genre est d’ailleurs décliné sous la forme de nombreuses séries B regroupées sous la catégorie des Vigilante Movies dont la saga Un justicier dans la ville de Michael Winner (Etats-Unis, 1974) a constitué un point de départ et le récent Peppermint de Pierre Morel (Etats-Unis, 2018) peut en constituer un prolongement. Il est vrai que le thème de la vengeance permet de décliner toutes les nuances des émotions en la matière, et de susciter l’empathie du spectateur, donc son attention.
Le sentiment d’injustice devient alors un ressenti déconnecté du droit pour les personnages contrariés, blessés ou meurtris par un événement qui s’imprime pourtant nécessairement dans les pages d’un Code pénal. Puisque les nouvelles conceptions de justice restaurative (prévue en France à l’article 10-1 du Code de procédure pénale, la justice restaurative consiste à faire dialoguer victimes et auteurs d'infractions, V. R. Cario, Justice restaurative. Principes et promesses, Paris, Éditions de L’Harmattan, 2005) n’ont pas encore réussi à s’imprimer sur la pellicule, dans nombre de films, la voie du droit soit n’existe pas, soit s’avère insuffisante pour apaiser l’ire ou la frustration du personnage. C’est notamment le cas à travers le thème du père ou de la mère meurtrie par la disparition de son enfant à l’instar de Mme Hayes. Cette idée a en effet déjà été déclinée maintes fois au cinéma comme dans Contre enquête de Franck Mancuso (France, 2007) dans lequel Jean Dujardin cherche la vérité concernant le meurtrier de son enfant, ou dans Au nom de ma fille de Vincent Garenq (France, Allemagne 2016) qui relate l’histoire vraie du père de Kalinka Bamberski, bien résolu à se faire justice lui-même. Dans tous ces films, la punition légale ne suffit pas aux yeux des parents qui s’affranchissent des codes et des lois.
Plusieurs autres films viennent immédiatement à l’esprit. C’est le cas de The Crossing Guard de Sean Penn (Etats-Unis, 1995) dans lequel Jack Nicholson attend la sortie de prison du meurtrier de sa fille pour la venger. Également dans Death Sentence de James Wan (Etats-Unis, 2007), Kevin Bacon est résolu à se faire justice lui-même lorsqu’il comprend que la sanction qui sera potentiellement prononcée à l’égard du meurtrier de son fils ne sera pas à la hauteur de sa douleur. Au-delà des lois de John Schlesinger (Etats-Unis, 1996) conduira Sally Field à la résignation devant la libération pour vice de procédure du meurtrier de sa fille ; elle cherchera alors elle-même dans les failles de la loi les possibilités qui s’ouvrent à elle pour se venger. Enfin il faut nécessairement citer le célèbre Mystic River de Clint Eastwood (Etats-Unis, 2003) qui couronne sans aucun doute ce courant de films traitant de ce désir obsessionnel de vengeance habitant le parent meurtri.
La figure du juge dans tous ces films n’est donc plus un recours apaisant et bienfaisant, il devient même un obstacle ou une institution inutile. La défiance, voire la crise de confiance dont fait parfois l’objet la justice se traduit au cinéma par son désintérêt ou la mise en lumière de son inutilité et donc de son remplacement par le biais de la vengeance.
Ces films de procès sans procès préfèrent ainsi la punition violente ou la vengeance impitoyable à la voie de droit insatisfaisante. Le western est à cet égard la forme la plus topique de la vengeance armée, cruelle, et sans détours. Impitoyable de Clint Eastwood (Etats-Unis, 1992), True Grit des frères Coen (Etats-Unis, 2010) ou leur récent La ballade de Buster Scruggs (États-Unis, 2018) Django Unchained (États-Unis, 2012) et les Huit salopards (Etats-Unis, 2015) de Quentin Tarantino sont des exemples qui ne manquent pas pour illustrer ce courant sanctuarisé par les plus grands réalisateurs du genre comme Henry Hathaway, John Ford ou encore Anthony Mann.
Three Billboards, véritable western moderne, cherche au contraire à rappeler qu’avant tout, c’est l’efficacité des services de police qui est recherchée en l’absence justement d’un coupable identifié. La bataille de Mme Hayes est surtout motivée par le respect de la loi contrairement à tous ces films énoncés précédemment. Sa détermination est entretenue par la volonté qu’elle a de provoquer les policiers pour qu’ils reprennent leur enquête. L’autorité n’est ainsi pas défiée par volonté de la contourner, elle est au contraire défiée pour la faire réagir et agir. À cet égard, le film de Ben Affleck Gone baby Gone, (Etats-Unis, 2007) empruntait une voie alternative puisque l’oncle d’une petite fille disparue engage un couple de détectives privés pour retrouver le coupable. Au contraire, dans Three Billboards, Mme Hayes restera seule.
Une des premières scènes du film s’ouvre d’ailleurs sur l’arrivée de Mme Hayes dans l’agence de publicité dans laquelle elle va pouvoir louer les panneaux. L’analogie avec la classique scène d’un cow-boy entrant dans un saloon dans les westerns est évidente. Floutée, tournée au ralenti, l’entrée de Mme Hayes dans l’agence symbolisera la détermination dont elle fait preuve et qui s’imprimera pendant tout le film : plus rien en effet ne pourra la faire reculer. Elle s’impose à l’écran comme elle s’imposera face à tous ses potentiels ennemis. L’arrestation du meurtrier de sa fille est en effet son seul et unique souhait.
Une réflexion sur la culpabilité, la responsabilité et la légalité
Si le film ne s’inscrit pas dans la longue lignée des films de procès et renouvelle en fait le genre des films de vengeance, sa réflexion à l’égard de la légalité est omniprésente.
En effet, la question de la légalité et de ses frontières imprègne les situations puisque Mme Hayes ne cherche pas à s’écarter des dispositions juridiques applicables pour permettre l’arrestation du meurtrier de sa fille. Cette idée de rester dans le cadre de la loi se révèle surtout à travers les dialogues entre les personnages, particulièrement bien écrits.
C’est en effet lors d’une confrontation d’idées entre le chef de la police, Monsieur Willoughby, interprété par Woody Harrelson, et Mme Hayes dans la première moitié du film que la réflexion croisée sur la loi et la justice trouve son apogée.
Pour Mme Hayes en effet, la loi est un obstacle ou du moins révèle un impensé du droit pour apaiser sa douleur. Il serait juste pour elle de recouper l’ensemble de l’ADN des hommes de la région pour poursuivre l’enquête. Le chef de la police lui rappelle que les lois empêchent de se livrer à ce genre de procédure. Elle lui répond alors que ce n’est pas juste et qu’une base de données devrait ainsi être créée dès la naissance de tout individu. La loi qui est justement le rempart utile contre la violation des libertés, devient pourtant un obstacle pour Mme Hayes dans sa quête du coupable. La loi devient alors injuste. Elle ne fait plus figure plus selon elle l’expression de la volonté générale mais représente un véritable poids étouffant son sentiment personnel d’injustice.
À l’inverse, le chef de police lui fait part de son sentiment sur la pose des panneaux. Il pense effectivement qu’il n’est pas juste de le nommer expressément. Pourtant, Mme Hayes est totalement dans la légalité. Ni diffamation, ni insulte, juste une interrogation et une interpellation émergent du contenu des trois panneaux.
Ainsi, le sentiment d’injustice et la loi ne coïncident pas nécessairement et nous rappelle à quel point le droit ne peut pas être la traduction de la morale ou de sentiments personnels.
Au-delà même de ce qui est légal et de ce qui ne l’est pas, de ce qui semble juste et qui n’est pourtant pas reproduit dans la loi, une réelle réflexion sur la culpabilité émerge également.
Encore une fois, c’est un dialogue entre Mme Hayes et un prêtre qui rappellera l’ambiguïté de ce qui sépare la culpabilité, qui trouve sa source dans un acte pénalement répréhensible, de la culpabilité seulement morale. Ainsi, elle expliquera qu’être intégré dans une communauté qui reste impassible face au meurtre de sa fille, c’est être tout autant coupable que le meurtrier. Interpeller le chef de la police, c’est non seulement selon elle le rappeler à ses obligations mais c’est surtout évoquer la responsabilité collective qui pèse sur l’ensemble de la ville qui se tait. Cette idée de transmission de culpabilité transparaît d’ailleurs lorsque le spectateur découvre l’attitude de l’ex-mari de Mme Hayes. Violent, agressif, il cherche à la faire culpabiliser plutôt qu’à l’épauler.
Chaque personnage préfère alors se départir de son sentiment de culpabilité personnelle pour le faire rejaillir sur d’autres personnages.
En définitive, lorsque Mme Hayes se démène à rechercher les vrais coupables et à faire réagir les autorités, chaque personnage qui gravite autour d’elle cherche surtout à trouver le bouc-émissaire de sa propre culpabilité ou douleur.
L’interpellation, une nouvelle forme de justice au cinéma ?
Interpellation, diffusion, dénonciation voire même délation semblent être les nouvelles ressources de l’injustice. L’étalage en place publique d’un fait divers est-il le seul moyen de se faire entendre ou la concrétisation d’une basse vengeance ?
Three billboards évoque ainsi la traduction du sentiment d’injustice de manière plus subtile, renouvelée et renvoie surtout en miroir, à notre société qui dispose de nouveaux moyens de communication pour s’exprimer. La presse ne serait-elle alors plus le vecteur principal de révélations importantes ? Là encore, le cinéma s’est particulièrement emparé de cette technique. On pense naturellement aux Hommes du Président d’Alan J. Pakula (Etats-Unis, 1976), ou plus récemment à Pentagon Papers de Steven Spielberg (États-Unis, 2017) à Spotlight de Tom McCarthy (Etats-Unis, 2015).
À cet égard, L’échange de Clint Eastwood (États-Unis, 2008) fait particulièrement écho à Three Billboards. Il renvoie en effet au même scénario d’une mère accablée par l’inaction des services de police qui se doit d’interpeller la presse pour faire réagir les autorités face à la disparition de son fils et à la scandaleuse substitution d’enfant qu’ils opèrent ensuite.
Cette perspective de dénonciation rejaillit dans la réalité, puisqu’avec la multiplication des réseaux sociaux, la communication devient facile et se transforme en un véritable réflexe. Pour un tout autre objectif, le film fait écho à cette nouvelle forme d’interpellation que Madame Hayes emploie, quant à elle, à travers le tableau publicitaire. Haranguant clairement le shérif local sur son impuissance, elle tente d’interpeller la population locale et de le mettre en cause, sans intermédiaire juridique.
La justice serait-elle alors simplement le paraître, le ressenti, l’impression, et surtout l’idée capitale de diffuser et de partager ?
Réclamer et contester sont d’ailleurs la substance d’une autre forme de diffusion qu’est la manifestation. La réclamation d’une justice sociale, d’une égalité des droits que l’on retrouve par exemple dans les films We want sex equality de Nigel Cole (Royaume-Uni, 2010), ou 120 battements par minutes de Robin Campillo (France, 2017).
Résoudre un conflit et se faire justice ne se traduirait alors que par la diffusion et l’élévation de la voix, et surtout une voix uniforme qui devrait s’imposer. Si la justice est synonyme de « départager », l’injustice trouve son moyen d’expression dans l’action de partager.
Si le cinéma s’est déjà emparé des dérives d’Internet et des réseaux sociaux, le film de Martin McDonagh ne souhaite pas s’engouffrer dans cette voie. Il s’interroge profondément sur le sentiment de responsabilité en empruntant un chemin plus habile puisqu’il se détache des moyens classiques (les voies de droit) ou des moyens modernes (les réseaux sociaux) pour satisfaire la colère du personnage principal. Il emprunte cependant le même mécanisme psychologique de la dénonciation ou plutôt de l’interpellation qui permet à Mme Hayes de déclencher sa propre justice.
À la fin du film La rue rouge de Fritz Lang (États-Unis 1945), l’un des personnages rappelle que chacun possède au sein de sa conscience, un juge, un procureur et des jurés. Dénonçant en réalité nos propres actes quotidiens que l’on doit juger à l’échelle de notre morale personnelle, cette réplique prend un tout autre sens à l’heure du tweet, acte d’accusation automatique et mécanique qui s’abat à chaque information et fait de chaque citoyen un possible procureur virtuel. Three Billboards a ainsi, en janvier dernier, fait figure de précurseur d’une nouvelle forme de film sur la justice en soulignant l’idée que pour obtenir justice il faut réclamer. Le droit au juge se mue alors en un droit d’être entendu très largement par un maximum de personnes. En définitive, se faire justice c’est s’imposer et c’est, de la justice institutionnelle, parfois se passer.
Marie-Odile DIEMER
Maître de conférences de droit public, Université de Nice Sophia-Antipolis
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