La chaîne ARTE a eu la bonne idée, dans sa frénésie de déterrer toutes sortes de nanars - parfois aussi de belles surprises - des années 1960, 1970, 1980 (ou pire ! Ce n’est pas cher et cela autorise plusieurs diffusions) de programmer La Firme qui n’est pas le meilleur Sydney Pollack, mais qui, en 1992, clôt une longue exploration des travers de la société nord-américaine, de son mépris des petites gens, de la rapacité des milieux de la finance, de l’hypocrisie et des mensonges du système social. Mais aussi de ses délices, ses marginaux, et son côté naïvement sentimental.
Nos temps incertains nous privent de cinéma, du bonheur des salles obscures. Il faut donc se régaler de voir l’extraordinaire liberté de l’époque, à travers le regard d’un solide artisan, liberté dont nous n’avions pas tout à fait conscience.Sydney Pollack n’est pas le chouchou des amateurs snobs (Jean Tulard, dans ses différents dictionnaires, l’observe toujours avec un léger mépris. L’appréciation vaguement positive cache toujours un couteau fatal…). Il est trop grand public, formé à la rude école de la télévision des années 1960, avec un vrai sens de la narration. Certes, parfois lourdingue, mais efficace, bon cadreur quand il s’agit de flanquer la trouille ou de faire pleurer Margot. La Firme est la fidèle adaptation d’un roman de John Grisham, avec pour star Tom Cruise, qui n’a pas 30 ans, n’est pas trop mal, si ce n’est qu’il garde souvent la bouche ouverte. Une mère attentive lui intimerait de la fermer afin d’éviter les mouches. Il y a surtout Gene Hackman en mentor véreux et déboussolé. Eblouissant. Le film est trop long (2h35 : il a 15 minutes de trop) ; la fin est nulle, platement conformiste dans un happy end de retour à la case départ (Boston), qu’il en est stupide. Mais au passage, on aura tout de même appris à très bien blanchir du fric, et que l’exercice risque de rendre foldingo : c’est toujours ça.
Sydney Pollack est né dans l’Indiana en 1934 : famille modeste, cursus scolaire classique. Il ne souffre pas de la Crise, échappe à la seconde guerre mondiale, part à New York apprendre la comédie et la mise en scène. Il se débrouille bien, fait les bonnes rencontres, travaille comme un fou pour des séries télévisées, joue au théâtre, notamment dans Stalag 17, qui sera adapté au cinéma par Billy Wilder et fait aussi de la figuration, car il aime jouer.
Frankenheimer (Le Temps du châtiment (1961), Le Prisonnier d’Alcatraz (1960), Le Train (1964), Sept jours en Mai (1965)), qui apprécie ce travailleur forcené, le prend comme répétiteur et lui offre la possibilité d’un premier film en 1965 : ce sera 30 minutes de sursis avec Sidney Poitier et Anne Bancroft, en noir et blanc, plutôt bien reçu. Suivra Propriété interdite (il remplace John Huston) : sombre histoire d’un enlèvement raté, avec la toute jeune et lumineuse Nathalie Wood. C’est pour cette réalisation qu’il rencontre Robert Redford, débutant prometteur.
C’est là où le parcours devient intéressant. Pas moins de 7 films ensemble, dans des registres variés, les révélant l’un à l’autre pour – sans doute – leurs deux meilleurs films : Jeremiah Johnson en 1971 et Les 3 Jours du Condor en 1974.
Comme le chantent les Demoiselles de Rochefort « toujours la même histoire, toujours la même rengaine » : Don Siegel avec Clint Eastwood... Sydney Lumet avec Sean Connery... Sydney Pollack avec Robert Redford… Un réalisateur aguerri prend sous son aile un acteur prometteur et lui offre rôles et scénarios qui pourront faire de lui une star. Les exemples sont légion (Cooper, Brando, Noiret avec Tavernier). Aux Etats-Unis, tous viennent de la sévère production de la télévision de l’époque : il faut être rapide, excellent et économiquement rentable... La Loi de Pierre de Fermat « le meilleur rendement au moindre coût » prend tout son sens.
Les réalisations de Sydney Pollack tombent avec une régularité d’horloge, avec des succès inégaux mais toujours une réalisation rigoureuse, de solides têtes d’affiches, quelques débutants intéressants, la même équipe technique, notamment Dave Grusin à la musique de presque tous les longs métrages. Son carnet d’adresses est prodigieux. Pollack devient très vite son propre producteur, et aussi assez souvent acteur de second rôle avec une réelle jubilation.
Dans le catalogue touffu des réalisations (plus de 60) piochons les plus significatives : le premier grand succès international sera On achève bien les chevaux en 1969, qui évoque les terrifiants marathons de danse durant la Grande Dépression, d’après le roman d’Horace McCoy. Jane Fonda et Susannah York y sont épatantes. La mise en scène est somptueuse et le récit tragique. En 1972, Pollack réunit Redford et Barbra Streisand dans Nos plus belles années, mélo sentimentalo politico sirupeux : Streisand en fait des tonnes, Redford s’en tire mieux. Cette guimauve énergique fait pleurer Margot aux bons endroits. Ça marche à fond la caisse. Après, il y a l’incertain Bobby Deerfield en 1976 dans le milieu des courses automobiles, assez mou, avec Al Pacino, des prétentions psychanalytiques et une erreur de casting.
En 1978 Le Cavalier électrique est la 5ème collaboration Pollack-Redford associée à Jane Fonda ; satire des méfaits de la publicité, assez cruel mais trop conventionnel. Absence de malice en 1980, avec Paul Newman expose les démêlées entre mafia et journalisme, disons assez platement sinistre (éreinté par Jean Tulard). On passe à la comédie avec la célébrissime Tootsie (1982) : Dustin Hoffman en rajoute, on rit beaucoup. Jessica Lange est très belle ; Pollack s’amuse dans un second rôle d’agent de star ; le sujet est à la mode : succès fou. L’année 1985 voit l’exotique bluette Out of Africa, sans doute le plus connu des Pollack : c’est esthétiquement beau, des images éblouissantes, très bien fait, fidèle aux idéalisations de la baronne Blixen. Meryl Streep surjoue (comme toujours), Redford s’en tire bien, on ne voit pas assez Klaus Maria Brandauer en mari alcoolo. Une pluie d’Oscars. C’est de la belle ouvrage, qui entretient la nostalgie d’une époque révolue assortie d’une vraie modernité (la promenade en avion). Une dernière fois Redford pour Havana en 1989, assez décevant.
Plus tard, donc, on a La Firme (1992), puis un remake assez élégant de Sabrina, avec Harisson Ford qui réussit à faire oublier Han Solo et le docteur Indiana Jones dans l’Ombre d’un soupçon (1998).
Outre ses propres films, Pollack finance avec un véritable flair plusieurs productions notamment Michael Clayton avec Georges Clooney et Raison et sentiment d’Ang Lee.
Il disparaît en 2008, à Pacific Palissades après avoir vécu avec une seule épouse pendant plus de 50 ans.
Cette énumération nous conduit - au milieu du magma plus ou moins informe de toutes sortes de tentatives (pas de Graal, ni de conquête de l’espace ni de vrai western, ni d’histoire à costumes) vers les deux chefs d’œuvre absolus du cinéma de Sydney Pollack, ainsi que les deux meilleurs rôles de Robert Redford : Jérémiah Johnson en 1971 et Les 3 jours du Condor en 1974.
Jeremiah Johnson est un anti western parfait : un homme dégouté de tout, de la civilisation, de la guerre et de la barbarie tente de se reconstruire dans le monde protégé des Rocheuses et des tribus indiennes. L’échec est cuisant. Jeremiah se réfugie dans la solitude, peut-être la folie, celle d’un trappeur hors du temps et de la réalité. C’est violent, pessimiste, inimitable. Les paysages superbes ajoutent à la nostalgie d’un paradis inatteignable. La composition de Robert Redford est admirable. Aucun des films bêtement naturalistes qui tenteront d’imiter cette création n’arriveront à recréer la magie…
Le Condor – nom de code CIA d’un modeste descripteur du renseignement US – voit sa vie basculer en un instant parce qu’il est allé acheter des sandwiches...Il a découvert, ou pressenti, ce qu’il ne fallait pas. Poursuivi par des tueurs officiels ou pas, il kidnappe Faye Dunaway (il a bien de la chance), court beaucoup, trouve des cabines téléphoniques (outil désespérément disparu des films policiers) et arrive en trois jours sans sommeil à sauver sa peau, menaçant le gros monstre CIA de dévoiler par organe de presse interposé le gigantesque fiasco gouvernemental. C’est très bien fait, admirablement cadré (la bagarre dans un appartement de 50 mètres carrés est un exploit photographique). Redford est au mieux de sa forme, Max Von Sydow inattendu, même si l’histoire est assez invraisemblable, on marche, on cavale avec le Condor, et on est content lorsqu’à la fin il gagne et se mêle joyeusement à la foule de la 5ème avenue... On ne s’en lasse pas.
Françoise Thibaut
Professeur des universités
Correspondante de l’Institut
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