Les Revenants et « la séduction de l’étrange » ?
Journées d’études internationales Frontières au cinéma : le spectral
Université de Poitiers, 2-3 avril 2015
« Il faut faire le pari que les avancées du bien se cumulent mais que les interruptions du mal ne font pas système » (Paul Ricoeur, « Meurt le personnalisme, revient la personne », Esprit, janvier 1983).
En liminaire, qu'il soit permis de redire combien le cinéma et les fantômes ont une histoire commune, un engramme, dirait Gilbert Durand. Comme le rappelle Thomas Schlesser, « à la faculté de capture s’associe celle de répétition. La projection toujours recommencée de ce qui a été fixé au moment du montage» (« Cinéma », in Dictionnaire de la mort, P. Di Folco editor, Larousse, 2010, p. 231). Il rappelle la profonde aversion d’André Bazin pour les morts filmées sans ellipse, et donc réitérées à chaque vision, procédé dont Bazin soulignait l’obscénité intrinsèque dans Qu’est-ce que le cinéma, en 1976.
Mais Les Revenants de Robin Campillo et de Fabrice Gobert n’ont rien de « macabre », ou même de « tragique » – en tout cas au début ; il y a donc une rupture « douce » avec les imagiers précédents, qu’il s’agisse des morts-vivants terrifiants, de Romero à Darabont, ou des apparitions sublimées de Ghost ou de L’histoire de Mme Muir. En effet une série récente, inspirée d’un film (Les Revenants, 2004) lui-même très exceptionnel dans le paysage cinématographique français, est venue bouleverser ces préjugés et redistribuer la donne : sur un schéma directeur im-pensable (au sens strict du terme) Fabrice Gobert (auteur de Simon Werner a disparu) a donc écrit ses « Revenants » avec toute la conviction d’un Georges Franju ou d’un Will Self (écrivain anglais de nouvelles fantastiques grinçantes, né en 1961 ; il a écrit en particulier Ainsi vivent les morts (2000)) jouant sur les codes de l’étrange plus que du fantastique, ne résolvant rien à la fin (cliffhanger oblige), mais permettant à la mélancolie et à la pensivité du spectateur de se déployer avec une grâce encore inconnue.
L’insolite et le monstrueux (l’un des personnages se livre à une rapide ébauche d’autophagie… (Simon)) se glissent peu à peu dans une quotidienneté de plus en plus chancelante, et l’on pense à Twin Peaks, ou à Fringe (cette série de J.J. Abrams, Alex Kurtzman et Roberto Orci (2008-2013) s’inscrit dans la « fringe science », littéralement les sciences « marginales », et traite mille phénomènes bizarres et inquiétants, pyrokinésie, monde alternatif, etc.) les « grands modèles » américains, en identifiant bien sûr les clins d’œil et les emprunts, tout en saluant le mixte difficile entre nekya baudelairienne : les morts, les pauvres morts ont de grandes douleurs… et cadre réaliste, dont Louis Vax fait la condition sine qua non de « son » Unheimlich final, dans Séduction de l’étrange (PUF, 1965). Il est vrai que dans l’article « Des spectres largement partagés », Jean-Bernard Vray décèle dans notre littérature contemporaine un net retour du fantomatique, de l’apparition dérangeante, du revenant terrifiant ou pitoyable : « Cette écriture de l’imaginaire spectral renvoie d’abord, avec insistance, à un passé commun qui ne passe pas. [...] Un imaginaire spectral de première génération émerge, aimanté par la figure de Lazare, l’ami du Christ, qui fait retour du monde des morts dans celui des vivants » (in Le Magazine Littéraire, n° 525, « Ce que la littérature sait de la mort », novembre 2012, p. 58).
Trois moments semblent distinguables dans l’approche critique des Revenants : d’abord se placera l’évocation du « territoire » circonstanciel, le « locus » propre à l’acceptation du retour ; puis nous interrogerons les conditions de l’écoute des voix du passé, écoute elle-même suspendue au vécu des différents personnages de cette histoire chorale, croisant les temporalités dans une anarchie trompeuse ; enfin, à la lumière de Dylan Thomas, nous nous demanderons si, vraiment, « jamais la mort ne l’emportera ».
Le territoire et le retour…
« La frontière entre la vie et la mort est plus perméable qu’on ne le croit d’ordinaire » (W. G. Sebald, Austerlitz, Actes Sud, 2002. L’auteur allemand W. G. Sebald (1944-2001) raconte ici l’histoire étrange de Jacques Austerlitz, physiquement ressemblant à Wittgenstein, et partant à la recherche des fantômes de ses parents, juifs de Bohême-Moravie exterminés par les nazis… C’est son dernier – son seul ? – roman, et chacun s’accorde à y voir en effet un pur produit de l’inquiétante étrangeté, de par sa structure narrative éclatée (deux parties, relativement hétérogènes l’une à l’autre) et ses diatribes contre la « thanatocratie » moderne, hommage à Walter Benjamin comme à Claude Simon)
L’argument est le suivant : dans une petite ville française cernée par les montagnes et proche d’un barrage, des familles bouleversées et épouvantées voient revenir leurs « chers disparus » – tous morts de mort violente d’ailleurs … qui ne savent pas qu’ils sont morts (en tout cas au début) et qui veulent reprendre leur vie là où elle s’est arrêtée il y a deux, cinq, dix ou trente ans. Soulignons tout de suite que cette disposition spatiale contrainte s’adosse évidemment aux souvenirs de la catastrophe de Malpasset, en amont de Fréjus (1959) ; 421 morts ; ou en 1895, celle de Bouzey, dans les Vosges, 100 morts ; ou plus près de nous encore, en Italie, celle de Longarone-Vajon (1963) : 2000 morts. On relève 30 accidents de barrage dans le monde entre 1959 et 1987.
Chacun des huit épisodes de la première saison – par le jeu des prénoms, isolés ou duels (Camille (accident de car) ; Simon (suicide) ; Julie (vivante, mais ancienne victime du tueur en série Serge) ; Victor (assassiné avec ses parents en 1977) ; Serge et Toni (Serge, tueur et tué ! Toni, futur suicidé…) ; Lucy (sans doute déjà « revenante » de l’agression de Serge); Adèle (a voulu attenter à ses jours après la mort de Simon) ; La Horde) - est un memento mori, un tombeau au sens littéraire du terme : mais le dernier s’appelle « la Horde » et renoue avec l’imagier des morts-vivants, avançant en meute dans la brume, d’autant plus inquiétants qu’on n’en voit que les traces et les silhouettes ; le côté « forteresse assiégée » du dernier épisode est assez bâclé, quand même ; les « vivants » (ou doit-on dire les survivants ?) se terrent dans l’abri d’un gourou, Pierre Teissier, tandis que se déchainent coups, tambourinements et assauts divers ; mais n’est pas Robert Wise (La maison du Diable) qui veut, et disons que ce season final a un peu, un tout petit déçu.
Ce territoire entre-bayé sur le monde des morts rappelle-t-il celui du long métrage ? Il est temps de scruter l’asymptote film/série ; l'œuvre de Robin Campillo (2004) a bien entendu été le déclencheur de la série, mais les quelques éléments communs sont tellement re-distribués et ré-articulés qu’il faut plutôt apprécier la même idée de départ – des morts reviennent tranquillement, puis repartent – que traquer les ressemblances à tout prix :
Il s’agit d’une petite ville française anonyme dans les deux cas ;
Le focus est mis sur deux ou trois familles :
Par exemple Martha et Victor, un vieux couple (elle est venue le chercher, en fait…, comme Simon voudrait bien récupérer Adèle) ; un couple d’âge moyen, Hisham et Véronique, retrouve Sylvain, leur « petit garçon inquiétant » (grands yeux sombres, mutique, ne désire qu’une chose : partir) ; il se jette par la fenêtre puis se relève et s’éloigne, en compagnie d’un autre « mort » … ; préfiguration de Victor. C’est pourquoi les époux Séguret (Claire et Jérôme, « héros » de la série) qui retrouvent leur fille Camille s’inscrivent à peu près au mitan des personnages évoqués : à front renversé, c’est le père d’une petit fille, Simon, qui revient d’entre les morts pour récupérer son enfant et l’emmener avec lui.
Enfin l’attention se concentre sur Mathieu et Rachel, les amoureux ; il s’est tué en voiture et il est revenu pour le lui expliquer, pour lui raconter comment et pourquoi, de manière à ne pas la laisser se torturer par d’éternels et vains reproches ; mais il repart aussi, sous terre, après un dernier regard déchirant… Allégorie du deuil enfin réussi, de l’oubli miséricordieux, du pardon que l’on se doit à soi-même pour continuer à vivre, sans l’autre ?
Dans le film toujours, 70 millions de morts ont quitté leur cimetière de par le monde ; ils sont accueillis en réfugiés, et on s’efforce de leur redonner leur ancien travail. Mais ils sont lents, mutiques, et déambulent à longueur de nuit, en se regroupant mystérieusement… A la fin, ils sont purement et simplement gazés par l’armée, et déposés inanimés sur leurs tombes, où ils « re-disparaissent » en s’effaçant doucement de l’image, comme si rien ne s’était passé, et le cinéma qui les avait convoqués et rendus visibles, les oblitère de nouveau et les abolit, à la demande d’on ne sait quelle mystérieuse instance.
Pour appuyer ce postulat difficile à admettre, le casting « qualité France » a été remarqué : Catherine Samie, Victor Garrivier, Géraldine Pailhas, Marie Matheron… et Frédéric Pierrot – qui fait aussi partie du casting de la série, mais en tant que père déboussolé de la jeune revenante Camille – alors que là il est l’un des psychologues de la cellule de crise, plus spécifiquement relié au couple Mathieu/Rachel ; on retrouve le même soin porté aux choix des acteurs dans la série, de Ana Girardot à Gregory Gadebois, de Anne Consigny à Clotilde Hesme… en discret hommage à Victor Garrivier, acteur réellement décédé depuis : le petit garçon de la série s’appelle Victor, en effet.
Dans le film, une des images finales – superbe – permet le portamento avec la série : une main féminine balaie la buée qui recouvre une glace… et ce geste impatient et « éclaircissant » vient également rythmer de son battement de métronome le générique des Revenants ; on soulignera que techniquement c’est la même unité de production Studio Canal et « Haut et court » qui a porté les deux projets.
La petite ville de montagne où se déroulent ces événements ressemble aux gated communities américaines : un pont, un barrage, des barrières, une étrange police, avec en particulier un gendarme voyeur, qui épie avec terreur et haine le retour de Simon Delaître chez « Adèle », sa compagne, par le biais d’une caméra installé dans sa propre chambre, qui permet de surprendre les amants : voyeur en effet, puis assassin (il abat Simon, qui se réveille à la morgue et repart tranquillement). L’importance grandissante de Lucy, une jeune serveuse, permet à Simon de ne pas rester seul et désespéré ; ressuscitée elle-même, mais immédiatement après sa mort (donc sans que personne ne le sache), elle figure une sorte de ménade, dont la sexualité ouvre les portes de l’apaisement ou de la connaissance ; on la sent dépositaire d’un rite ancien, figure d’une « dyonisie » qui rappelle les prostituées sacrées des pratiques initiatiques.
En effet, les huit épisodes de la première saison mêlent achérontique et catabase ; les eaux du barrage, formant un lac artificiel baissent inexplicablement et laissent à découvert des portions du « territoire » abandonné (après la précédente grande catastrophe) ; ce village englouti réactive le sème de la frontière humide, toujours liée à la mort, à la barrière de l’aquaster qui permet en effet un retour par le biais du miroir des eaux, où chacun (cf. jaquette DVD) croise son autre, son double ou son contraire, remonté du fond du temps pour resurgir à la lumière des vivants.
Chaque personnage est ainsi le « conducteur » psychopompe d’une entité, mais reste à savoir si les « vivants », justement, le sont tant que cela ! Notons que dans les cercueils des « revenants », il n’y a plus que de l’eau… Au dernier épisode, c’est le contraire qui se produit : les eaux remontent et noient tout ce qui est en contrebas du refuge de Pierre Teissier. Ce territoire « aquatique » est également peuplé d’animaux morts… peut-être « suicidés » (36) mais aussi flottants car immergés chez un taxidermiste ; nous sommes ainsi confrontés à une forme de zoo de mort, la « thanatocratie » de Selab sous l’espèce d’une xénobiologie (car les animaux ressuscitent aussi : papillon, chien…). Beaucoup sont simplement vus en effigie : comme les daimons de Philip Pullman, panthères ou chevaux incarnent fugitivement l’esprit – au sens de la possession chamanique – des disparus. Le « diner » que tient Toni (The Lake Pub) suggère ainsi l’univers des suburbs américaines, pour diluer les appartenances et glacer par avance tout folklore régionaliste ; c’est d’ailleurs dans le souterrain tout proche de ce café que Toni avait retrouvé – et sauvé – Julie, que son frère venait d’éventrer à coups de couteau.
Bien sûr, ce re-surgissement d’êtres disparus depuis longtemps du quotidien contemporain n’est pas toujours bien accueilli : lorsque Michel Costa, le plus âgé des personnages, voit revenir sa femme, Viviane, morte il y a 34 ans, il ne le supporte littéralement pas et se suicide, après avoir mis le feu à sa demeure ; mais on ne trouve aucun corps… puisqu’elle se matérialise ailleurs, comme si de rien n’était… car ce qui est mort ne peut mourir (on dirait le contraire de la célèbre formule « Valar Morghulis » des Game of thrones, ou encore le pitch de Six feet under : tout a une fin). Cette même Viviane donne au moins trois ou quatre versions de sa mort, disant qu’elle est « morte de faim », ou « dans l’incendie de sa maison », ce qui est démenti par les images, puisqu’on la voit très clairement, juste après la rupture du barrage, aller et venir, fumer, discuter. Elle ne songe littéralement qu’à « bouffer » ; c’est le personnage le plus terre-à-terre, le plus « brut de décoffrage » qui soit : elle croit toujours que c’est l’heure du « plateau-repas »… C’est une pythie déconcertante, car hyper-matérialiste, mais chargée de rappeler aussi la « vengeance » des victimes du barrage. Sa réjouissante trivialité est le rayon de soleil de cet univers glauque.
A la fin du dernier épisode, au petit matin, quand les morts sont repartis, le territoire est de nouveau réduit à la portion congrue puisque tout ce qui ne s’est pas réfugié à « La main tendue », l’abri de Pierre Tissier, est encore une fois noyé sous les eaux. Est-ce à dire que là résidait entièrement le message des voix du passé, et que les Revenants n’auraient eu qu’une fonction de signes annonciateurs ?
À l’écoute des voix du passé : signes ?
La première manifestation auditive et visuelle d’une série, c’est souvent son générique. Il est ici très programmatique, plastiquement superbe, se déroulant au son d’une « musiquette » faussement candide et « enfantine », mais secrètement chargée d’angoisse, de nostalgie et peut-être de menace… Dus au groupe écossais Mogwai, les soulignements musicaux qui vont napper de leur intensité les moments forts suggèrent une réminiscence assez fidèle du leitmotiv obsédant d’Angelo Badalamenti dans Twin Peaks, ainsi que des bourdonnements et grincements acousmatiques qui signalent les climax de la série de Lynch.
Parmi les nombreux articles consacrés par Télérama aux Revenants, celui intitulé « Le monument aux morts » (n° 3280, 21/11/2012, p. 36-40 : propos recueillis par Isabelle Poitte) est particulièrement topique parce qu’il rapproche le couple Adèle/Simon du mythe (inversé) d’Orphée et d’Eurydice, et surtout parce qu’il donne longuement la parole à Fabrice Gobert et son équipe (Emmanuel Carrère et Fabien Adda) dont il est le showrunner : ses références sont innombrables et éclectiques, comme en témoigne le court passage suivant : « [...] De la Bible au cinéma de Romero, en passant par la mythologie grecque et Shinning [...]. Les photos de Gregory Crewdson [...] nous ont accompagnés tout au long du projet, comme le film de Tomas Alfredson, Morse [...]. Brett Easton Ellis a également été d’un apport précieux » (p. 38).
C’est pourtant dans des références non-dites que j’aurais tendance à trouver les plus fortes réactualisations, ou re-thématisations : Le Village des Damnés (RU, Wolf Rilla, 1960), ou Tour d’écrou… : Victor (en fait il s’appelle Louis, tué en 1977 par des cambrioleurs), le jeune télépathe au geste omineux (particulièrement réussi, car très inquiétant…) est à la fois très « garçonnet » au sens où on se les représente encore dans les années 1970, et pourtant particulièrement offensif : il tue – enfin, pousse au suicide – Mlle Payet, la voisine aux chats, parce qu’elle menace de dénoncer Julie, sa « mère » adoptive…. qui pour lui est « la » fée dont lui parlait toujours sa vraie mère au moment de dire bonsoir. Il provoque aussi le suicide de Toni, pourtant opéré par Julie mais…. trop tard ! (Toni s’éteint, veillé par les fantômes enfin réconciliés de son frère et de sa mère). Rappelons que Victor fut assassiné il y a 35 ans (1977) par Pierre ; on le sait en entendant ce dernier prononcer la même phrase exactement que celle dite par le tueur qui l’avait débusqué dans un placard…. Il a aussi rencontré, juste après la rupture du premier barrage, les frères Serge et Toni, alors enfants ; on le comprend, les liens sont là, énigmatiques, prêts à être réactivés cependant.
Que penser d’Adèle Werther [...], qui finit, à bout de terreur et d’angoisse, par poignarder son ancien fiancé Simon, car il veut enlever sa fille Chloë ; ça ne sert à rien, puisqu’il ne peut mourir ! peut-être est-on en droit ici effectivement de percevoir une allusion à Laisse-moi entrer : roman et films, qui raconte l’histoire tragique d’une jeune vampire – qui aura éternellement douze ans, depuis 220 ans… (Morse de Tomas Alfredson)
Revenons quelques années en arrière : l’accident de car – occasionné par le « fantôme » de Victor, posté sur la route se passe en même temps (2008) que l’étreinte de Léna Séguret, sœur jumelle de Camille, avec son petit ami : hamartia originelle (La faute, le péché originel qui pour les Grecs précipite le héros du bonheur au malheur… ou parfois l’inverse) ? Toujours la sexualité est liée à la mort comme une ordalie permanente ; du coup, Camille une fois de retour se fait appeler « Alice » pour retrouver une forme de sociabilité : « au pays des … merveilles » ? Mais elle est reconnue comme telle, une ressuscitée, par la communauté des parents en deuil : « Tu es un miracle, Camille ! », lui dira Pierre, le gourou.
Une puissante trouvaille visuelle est le constant rappel de l’acte scopique : le « cadre » ! Tout évoque en fait le medium (l’écran, borné et focalisateur) au service de la diégèse : tableau, poster, photographies, vitrine à papillon… tout joue sur la mise en abyme, par l’oblicité d’un regard – le nôtre – porté quelques instants sur des fragments d’une autre histoire : l’Exorciste… ou Madame Muir et le fantôme (1947) autrement dit les « grands ancêtres » modèles/ jalons qu’il nous faut dans le même geste homologuer et dépasser. Mais il y a grand danger à trop écouter la voix des morts - ce que la psychanalyse appellerait le retour du refoulé : les parents d’Esteban, un des petits garçons morts dans l’accident d’autocar, se pendent pour le rejoindre. Or on sent que Camille « ment », que les morts ne savent rien les uns des autres : c’est la problématique de Sixième sens, où il est dit que « les morts ne savent pas qu’ils sont morts » … et ne se voient pas.
La réclusion dans le deuil pathologique se signale aussi par la circularité piègeante et perpétuelle pour celles qui veulent s’enfuir : la coloration zombifique du dernier épisode commence en effet à déteindre sur l’ensemble des comportements et des lieux : tunnel, pont et barrage enferment littéralement les fugitifs (Laure, Julie et Victor) dans un dispositif tournoyant particulièrement anxiogène, comme les géographies circulaires des romans fantastiques. On ne va nulle part ailleurs que là où on était déjà (c’est la définition même de la névrose) ; la faille spatio-temporelle commence à se refermer, en isolant les témoins de toute possibilité d’évasion… le mal doit être contenu, contingenté, et l’arche de La main tendue, pour sectaire et apocalyptique qu’elle soit, figure encore le seul recours des habitants.
Lors de la dernière confrontation entre les revenants et leurs hôtes involontaires, le marchandage est violent et brutal : mais c’est librement que deux « mamans » abandonnent tout derrière elle pour rester avec « leur » enfant, car c'est un marchandage eschatologique.
… Et jamais la mort ne l’emportera ? (25 poèmes, « And death shall have no dominion », Seuil, 1970, p. 413)
En effet, peu à peu on découvre que Lucy, la jeune serveuse étrange, est morte plusieurs fois , elle aussi, dont une fois sous les coups de Serge, le tueur en série – comme Julie l’infirmière, terriblement blessée, sinon tout à fait cliniquement morte, et qui examine avec effroi ses cicatrices sur le ventre (lieu interdit de la maternité) ; chacun se rachète comme il le peut lors de cet intermède salvifique, auquel nul n’aurait pu s’attendre, pour suturer les plaies demeurées ouvertes, et refermer les plus sanglantes blessures. Par exemple, lorsque Léna, sœur de la jeune morte, s’échappe de l’hôpital où on la soigne pour l’horrible cicatrice purulente qu’elle a dans le dos, elle est en fait ramassée par Serge, le fameux tueur, lui aussi revenu d’entre les morts… Mais cette fois, il ne lui fera aucun mal, préférant passer ses pulsions sadiques sur un animal devenu substitut totémique de la jeune fille.
Un amour meurtri, peut-être meurtrier, unit Adèle et son ancien fiancé Simon, suicidé en 2002 ; ils reprennent des relations physiques, ce qui a pour conséquence une deuxième grossesse pour Adèle ; enceinte d’un mort, elle est réclamée par les morts qui à la fin veulent l’emmener avec eux, puisque c’est l’enfant de Simon ; son nouveau fiancé, Thomas le gendarme, disparait en « défendant » le refuge contre la horde, qui au petit matin a également disparu… lui aussi « paie » ainsi le fait d’avoir espionné sa compagne et voulu se débarrasser de Simon.
L’amour douloureux est tout aussi prêt à renaître entre Jérôme et Claire Séguret, qui tentent de se retrouver mais… lui couche avec la serveuse psychopompe, et de surcroît leurs appartements sont envahis de mouches, pourriture, cancrelats, infestation silencieuse des signes de corruption, dans le décor et le corps.
Alors que reste-t-il ?
D’abord, l’amour lesbien de Julie et de Laure, la jeune femme gendarme : mais Julie part avec Victor, car l’attachement à cet enfant qui l’a choisie, voulue, trouvée… est plus fort que l’amour « amoureux » pour l’autre femme ; maternité de substitution, certes, mais d’autant plus émouvante que c’est celle d’une jeune femme doublement empêchée d’être mère : par son orientation affective, d’une part, et par son ventre massacré, d’autre part.
Ensuite l'amour maternel de Claire Séguret pour sa fille Camille, plus fort que pour son autre enfant, son ancien mari, son peut-être amant Pierre : elle part aussi avec les morts ; les deux mères, l’une hétérosexuelle et par la chair, l’autre homosexuelle et par le cœur… vont toutes deux jusqu’au bout du sacrifice pour rester avec l’enfant qu’elles ont choisi, et qui les a choisies : Agape l’emporte sur Eros.
Car c’est là en partie que réside la grande différence avec le film-source : lents, blêmes et d’une température corporelle largement inférieure à celle des humains, les « Revenants » de Campillo apparaissent aussi livides que les larves de l’Hadès dans les caméras thermiques ; au contraire, ce sont les vivants qui ont l’air de se traîner lamentablement dans la série… et les morts – en tout cas au début – qui y sont en pleine forme.
Mais cela ne dure pas : escarres, plaies, ecchymoses commencent à « signaler » que la corporéité des défunts est fragile, menacée et, bien entendu, provisoire ; le visage de Camille commence à se défaire, malgré les efforts de sa mère et de sa soeur pour maquiller les traces de décomposition. On se souvient encore de ce que Godard, dans Alphaville (1965), faisait dire à la machine et à Lemmy Caution : « Quel est le privilège des morts ? – Ne plus mourir »… Fabrice Gobert va nous prouver le contraire.
« After the first death, there is no other » (le poète gallois Dylan Thomas)
« Cela ne sert à rien de fuir »… répète à l’envi Claire à Jérôme, tout en essayant bien sûr de toutes ses forces de sauver ce qui peut encore l’être !
L’électricité coupée, les magasins pillés et ouverts à tout vent, les déchets tourbillonnant dans les rues vides manifestent bien, en effet, l’arrivée de l’Ange de la Mort : Lucy, la serveuse en nocher des Enfers court vêtu, mais cependant redoutable ! Avant cette acmé, on a assisté à la faillite de toutes les institutions, publiques et privées : Thomas le gendarme épie sa femme et tire sur Simon, tandis que le prêtre, le père Jean-François, livre ce même Simon, car il se souvient de son suicide le jour de son mariage et du désespoir d’Adèle (elle s’est ouvert les veines peu après, ce que Victor révèle à sa fille, en bonne Némésis impitoyable) ; Toni a abattu son frère ; quant à Pierre, le « gourou », il a jadis tué Victor…donc il n’y a plus de refuge « humain » pérenne, contre la contamination et la décomposition des corps, des relations, des solidarités.
Le passé revient (signature de la série « Le passé a décidé de refaire surface » au versus de celle du film « l’impensable s’est produit »), mais ne passe pas pour autant, car il confronte des temps, des affects et des moments de l’être trop différents ; avoir 15 ans quand sa jumelle en a maintenant 19, rencontrer pour la première fois sa fille de 10 ans, quand on a soi-même 23 pour l’éternité, ou encore revoir face à face le frère qu’on a abattu parce qu’il avait poignardé des femmes à mort… n’est évidemment pas soutenable longtemps.
Au fond, tout se passe un peu comme si au « ou » du choix déchirant et de la privation insupportable mais inéluctable, les revenants avaient voulu substituer, un bref moment, le « et » de la coexistence des contraires, de la fin et du recommencement, de l’exil et du royaume où vivent et meurent les Hommes.
Isabelle-Rachel Casta, professeur de Littérature émérite à l'Université d'Artois
CORPUS filmique, téléfilmique et romanesque
FILMS :
Les Revenants, de Robin Campillo, 2004.
The Others (Les Autres), Amenabar Alejandro, États-Unis – Espagne – France, 2001.
The Sixth Sense (Le Sixième sens), Shyamalan Night, États-Unis, 1999.
Sous le sable, François Ozon, 2000.
Ghost, Jerry Zucker, USA, 1990.
Truely, Madly, Deeply, Anthony Minghella, GB, 1991.
Let the right one in, Tomas Alfredson, Suède, 2008.
SERIES :
Les Revenants, Fabrice Gobert, deux saison, Fr, 2012-2015.
The Strain, Guillermo del Toro, USA, 2014.
The Walking Dead, Frank Darabont et Robert Kirckman, 2010.
In the Flesh, Dominic Mitchell, GB, 2013.
Six Feet Under, Alan Ball, USA, 2006.
Twin Peaks, David Lynch, USA, 1991- 2017.
ROMANS :
Les Revenants, Laura Kasischke, USA, 2011.
Lät den rätte komma in, John Adjive Lindqvist, Suède, 2004.
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