Les enjeux juridiques face à l’urgence climatique grandissent. Les préoccupations environnementales sont ainsi prises à bras le corps par le droit, notamment par le prisme contentieux. Ce sont en effet sur les juridictions que les projecteurs se braquent puisqu’elles s’unissent et se concentrent ces derniers mois sur les dommages causés aux personnes et à l’environnement lui-même. Le droit civil français s’est ainsi perfectionné en introduisant le « préjudice écologique » (loi n° 2016-1087 du 8 août 2016 pour la reconquête de la biodiversité de la nature et des paysages, reconnaissant la réparation des dommages causés à l’environnement, voir les articles 1246 à 1252 du code civil). Allant encore plus loin, le juge administratif a pu reconnaître une faute de l’État en engageant sa responsabilité pour la pollution de l’air mais tout en rejetant les demandes indemnitaires (TA, Montreuil, 25 juin 2019, n° 1802202 ; TA Paris, 4 juillet 2019, n° 17090333, TA Lille, 9 janvier 2020, n° 1709919). La Cour de Cassation s’est d’ailleurs régulièrement prononcée concernant les dommages écologiques (C. Cass, Chbre crim., 25 septembre 2012, n° 3439 relatif à la catastrophe de l’Erika ; C. Cass, 22 mars 2016, n° 1648 reconnaissant implicitement le préjudice écologique). Et bien évidemment les juridictions européennes ne sont pas en reste puisque la CJUE a pu condamner la France concernant ses émissions à effet de gaz, ses manquements aux obligations de la qualité de l’air (CJUE, 24 octobre 2019, n° C-63118).
Quant à la fiction, elle s’est particulièrement emparée des catastrophes écologiques, terreaux de films à grands spectacles, dont Hollywood est toujours plus friande (on citera sans exhaustivité aucune Le jour d’après de R. Emmerich, 2004 ; Phénomènes de M. Night Shyamalan, 2008 ou encore Geostorm de D. Devlin, 2017). Toutefois, depuis quelques années, le spectaculaire tend à être supplanté par la prise de conscience ou l’explication didactique. Là encore il faut se tourner vers les fictions outre-Atlantique, particulièrement prolixes en la matière pour saisir l’ampleur du phénomène.
Dans cette perspective, la série Chernobyl (HBO, 2019) avait pu nous glacer le sang et les cellules en revenant sur le contexte et les conséquences de l’explosion de la trop malheureusement célèbre centrale de la ville du même nom, intervenue en Ukraine en avril 1986. La série est ainsi parfaitement pédagogique sur l’explication du phénomène de la fission nucléaire. Dark Waters, quant à lui, nous rappelle que les catastrophes écologiques et environnementales peuvent être diffuses, souterraines, loin d’une explosion d’une centrale ou d’un naufrage pétrolier, et notamment tapies dans l’eau que nous consommons tous les jours ou nichées dans les objets du quotidien qui peuvent nous paraître anodins.
Si les critiques de cinéma se complaisent généralement à classer les films, Dark Waters s’inscrit alors dans la catégorie des films dits à thèse ou de dénonciation, dans lesquels le héros s’implique corps et âme pour une cause, et se bat, souvent seul, généralement contre un grand groupe. L’inépuisable ressort scénaristique du pot de terre contre le pot de fer ne fait pas ici exception et sert à renforcer l’empathie envers le héros. Ici contre des laboratoires pharmaceutiques à l’instar de La fille de Brest (E. Bercot, 2016), ailleurs contre l’Église catholique comme l’avaient brillamment fait Spotlight (T. McCarthy, 2015) ou Grâce à Dieu (F. Ozon, 2019), ou encore contre le lobbying du tabac dans Révélations (M. Mann, 1999). Les exemples cinématographiques ne manquent pas. Dans Dark Waters, il s’agit d’une industrie chimique.
Le croisement du droit et de l’environnement tient tout naturellement au fait que le héros est dans Dark Waters un avocat. Homme de loi tout aussi tenace que longtemps impuissant face à son ennemi, il convoque à notre mémoire des films comme La firme (S. Pollack, 1993), L’idéaliste (F. F. Coppola 1997), Michael Clayton (T. Gilroy, 2007) mais surtout Erin Brockovitch (S. Soderbergh, 2000), ce dernier s’intéressant à la même thématique écologique.
L’histoire est d’ailleurs toute aussi vraie que le film de Steven Soderbergh puisque Robert Bilott, avocat en droit de l’environnement, s’est véritablement battu pendant plusieurs décennies afin de faire reconnaître les préjudices causés par les activités de l’industrie appartenant à Dupont de Nemours - dont le nom est d’ailleurs répété à l’envi tout au long du film – et sa fortune due à l’utilisation du téflon, dont l’utilité pour les poêles de cuisson nous est d’ailleurs familière. Le film révèle à quel point les dégâts pour certains des employés du groupe, et particulièrement pour les femmes enceintes, ont été fatals. C’est aussi par le biais du rejet de déchets chimiques dans la nature, infiltrés dans les nappes phréatiques autour de l’usine, qu’ont été causées maladies et malformations diverses, voire la mort d’animaux ou d’êtres humains. Le film nous rappelle d’ailleurs à la fin que 99% des humains sont nécessairement infectés par le fameux C8, dont le nom barbare, acide perfluorooctanoïque, est découvert par le héros comme étant à l’origine de tous les maux dont sont infectés les clients dont il assure la défense et naturellement présent dans le Téflon.
L’ampleur du drame écologique se déroule cependant selon l’unique point de vue de Robert Bilott, alternant scènes de famille et scènes d’enquête personnelle.
Le film se partageant également entre thriller juridique et quasi film d’horreur, les cinéphiles auront pu remarquer la symétrie des titres avec le film de Hideo Nakata, Dark Water en 2002, quant à lui explicitement rattaché au cinéma d’horreur. Pour ce faire, Todd Haynes ponctue son film de courtes scènes anxiogènes. Et la fameuse scène, révélée dans le teaser et la bande annonce du film, dans laquelle Robert Bilott n’ose pas démarrer sa voiture, est révélatrice des craintes que peut nourrir l’avocat quant aux éventuelles représailles de l’industrie attaquée. Ce climat glauque repose sur une gamme chromatique grisâtre, particulièrement chère aux polars noirs de David Fincher (Zodiac, 2007)
Sans égaler les maîtres en la matière, Todd Haynes, plus habitué aux mélos (Loin du paradis 2002 ; Carol, 2015 ; Le musée des merveilles, 2017), arrive toutefois à se faire une petite place dans le film judiciaire, tout en ne parvenant pas véritablement à se démarquer sur la forme. D’une réalisation particulièrement classique, voire parfois rébarbative, il est ponctué de scènes faisant l’objet de figures propres au genre, comme l’avocat dépassé par une montagne de fichiers et de feuillets qu’il scrute pendant des heures voire des nuits, ou encore la dispute avec sa femme trop compréhensive mais qui finit par ne plus tolérer l’obsession de son mari. Ce parti pris de la sobriété n’empêche pourtant pas le spectateur de se passionner pour l’objet de la dénonciation. Le film prend alors un autre rythme et la bataille de Robert Bilott devient la nôtre.
Faisant écho au film de Gus Van Sant, Promised Land (2012), qui s’intéressait aux conséquences potentielles des forages de gaz de schistes dans certaines contrées reculées des États-Unis, le film de Todd Haynes n’aborde pas la responsabilité collective pesant pourtant sur chacun de nous afin d’éviter ces catastrophes. C’est toutefois ce que représente Dark Waters, en étant estampillé film d’utilité publique, puisqu’il nous rappelle ce que peut être ou ce que doit être le cinéma, à savoir un écho et un relais utile aux lanceurs d’alerte ou en étant un lanceur d’alerte lui-même, et ce, dans tous domaines. Le cinéma se présente ainsi comme le meilleur avocat qui soit pour révéler ou rappeler au public les plus grands scandales sexuels, économiques, sociaux ou environnementaux. À ce titre, Dark Waters mérite certainement d’être vu.
Marie-Odile DIEMER, Maître de conférences de droit public, Université Côte d’Azur, CERDACFF (EA7267)
Commentaires