Le titre l’indique déjà : les films de Clint Eastwood, que ce soit les trente-huit films de fiction qu’il a réalisés depuis 1971 ou ceux dans lesquels il n’a que joué, voire ceux pour lesquels il signe comme producteur, couvrent une gamme très large de rôles et de sujets. Cependant, pendant de longues années et encore aujourd’hui, l’acteur-vedette qui aura 90 ans le 31 mai 2020 est associé au héros solitaire, WASP (White Anglo-Saxon Protestant) en l’occurrence, et au justicier, agissant dans les grands espaces de l’Ouest américain ou dans le monde urbain de nos jours, comme « Dirty » Harry Callahan, le héros culte de la série de cinq films réalisés de 1971 à 1988.
La filmographie abondante de l’acteur-cinéaste de plus de soixante films montre qu’il sera difficile de vouloir le réduire à un rôle ou un genre. L’année de la sortie de L’Inspecteur Harry (Dirty Harry, 1971), film policier de Don Siegel qui propulse l’acteur au zénith de Hollywood, Eastwood joue, sous l’égide du même cinéaste, un soldat nordiste qui après avoir cherché refuge dans un pensionnat de jeunes filles sudistes devient la victime de ses pulsions sexuelles et succombe à la vengeance meurtrière des habitantes du pensionnat (Les Proies / The Beguiled). C’est également en 1971 que le premier film réalisé par Eastwood sort dans les salles de cinéma. Dans Un Frisson dans la nuit (Play « Misty » For Me, 1971), le premier film qu’il a réalisé, Eastwood joue un disc-jockey de radio harcelé par une fan mégalomane. Par la suite, la star hollywoodienne a enchaîné film sur film : des productions censées satisfaire l’attente de ses fans, souhaitant le voir dans des films d’action, et des œuvres plus personnelles comme Honkytonk Man (Eastwood, 1982) dans lequel il joue un chanteur de country tuberculeux dans l’Amérique de la Grande Dépression. Depuis les années 1990, l’image eastwoodienne a encore évolué, devenant moins pesante. Eastwood s’en détache sans l’abandonner. Elle ne cesse de fournir un sous-texte qui résonne dans le discours même de ces films dans lesquels il ne figure pas. Les héros (et héroïnes) du cinéma d’Eastwood répondent indéniablement à l’autoportrait idéal américain qui est largement déterminé par la croyance répandue que « l’américanisme est [...] à ses racines absolument non-conformiste. » (Harold Laski, The American Democracy: A Commentary and an Interpretation, New York, Viking, 1948, p. 719). Prenant cette image pivotale du héros solitaire comme point de départ, l’accent de cet article sera mis sur l’idéal individualiste dans le cadre de la représentation de la justice - en tant que norme juridique et morale - dans une variété de ses films. Les thèmes et questions relatifs à la justice, incarnée dans le système judiciaire, se recoupent avec ceux concernant la place de l’individu dans la société (ou encore avec l’antinomie civilisation / nature). La loi avec ses règles et ses normes devient synonyme de société, voire de civilisation. Ainsi la notion de loi et ordre au centre des westerns et films policiers touche à des questions essentielles à l’autoportrait américain, à savoir celles de la violence et de l’individualisme, de la liberté individuelle et du non-conformisme.
Le justicier eastwoodien
La carrière de l’acteur Eastwood a commencé de manière hésitante. Dans les années 1950, il apparait dans des petits rôles, frôlant parfois la simple figuration, dans des productions mineures comme Tarantula (1955, Jack Arnold) ou Francis dans la marine (Francis in the Navy, 1955, Arthur Lubin). À la fin de la décennie, il réussit à obtenir un second rôle important dans la série télévisée Rawhide (1959-1965). Mais il se lasse vite de jouer le jeune cow-boy sympathique et un peu naïf. Un séjour européen lui offre une chance inouïe : le rôle principal dans Pour une poignée de dollars (Per un pugni di dollari, Italie / Allemagne / Espagne, 1964) de Sergio Leone. Dans ce premier western spaghetti, il ne joue plus la coqueluche des belles-mères - gentil, bien coiffé et bien rasé - mais un héros solitaire et laconique avec un fort penchant pour la violence. Le personnage de l’Homme sans Nom est une radicalisation des héros de l’Ouest cinématographique ; il met à jour les pulsions violentes que le western classique cherchait à dissimuler. Le héros de Leone agit sans motif apparent (il y aurait l’argent, mais ce héros en dépense peu) dans un monde violent frôlant l’anarchie.
Eastwood et Leone collaborent sur deux autres films (Et pour quelques dollars de plus / Per qualque dollari in più, 1965 et Le Bon, la Brute et le Truand / Il Buono, il Brutto, il Cattivo, 1966) avant que l’acteur fasse redémarrer sa carrière hollywoodienne. Il ne trouve pas tout de suite sa voie, participant à trois films dans lesquels il partage l’affiche avec des co-stars tels Richard Burton (Quand les aigles attaquent /Where Eagles Dare, 1968, Brian G. Hutton) ou Lee Marvin (La Kermesse de l’Ouest / Paint Your Wagon, 1969, Joshua Logan). Pendez-les haut et court ! (Hang’em high, 1968), réalisé par Ted Post, est la première tentative d’aborder la figure du justicier. Dans ce western, Eastwood joue Jed Cooper, un homme faussement accusé de vol de chevaux, qui cherche à se venger de la milice privée qui a voulu le pendre. Acquitté par le juge Fenton, il accepte l’étoile de marshal afin de satisfaire sa soif de vengeance. Fenton est un personnage inspiré d’une figure de l’histoire américaine, à savoir le juge Isaac Parker (1839-1896), surnommé « Hanging Judge ». Pendez-les haut et court ! présente le héros eastwoodien comme agressif et violent, mais – suivant les conventions du genre – comme un vengeur dont les actes sont justifiés par le fait qu’il ne tue que les coupables. Il est ainsi opposé aux membres de la milice privée prêts à sacrifier un innocent mais aussi au juge qui met en scène des exécutions de masse comme des grands spectacles en se réjouissant de son pouvoir dans l’Ouest encore peu peuplé dans lequel lui seul incarne la loi. La loi est alors entre les mains d’un seul homme obsédé par le châtiment, condamnant à mort sans faire de différence entre crimes capitaux et délits mineurs.
Fenton accorde la liberté à Jed, mais exige de lui qu’il devienne un représentant de la loi contraint de poursuivre d’autres malfaiteurs que ceux dont il veut se venger. Le dilemme du héros-individualiste se trouvant au service de la loi est encore plus présent dans les films policiers dont l’action est située dans le monde contemporain. Le cavalier seul de l’Ouest d’antan est devenu l’homme de l’organisation. C’est de là que naissent toutes les contradictions à venir. Notons que si nous traitons ici également les films qu’Eastwood n’a pas réalisé, c’est parce que l’influence de l’acteur-vedette sur ces productions est indéniable. Le désir de contrôler sa carrière est mise en lumière par le fait qu’Eastwood a fondé sa maison de production – la compagnie Malpaso – en 1967.
S’inscrivant dans une culture qui prône le geste individuel, Pendez-les haut et court ! et les films policiers qui suivent valorisent la dimension individuelle en dépit du rôle officiel et social de leurs héros qu’ils tâchent de minimiser. Il en est ainsi pour Un Shérif à New York (Coogan’s Bluff, 1968, Don Siegel) et L’Inspecteur Harry. Le western dépeint une Amérique où la loi est encore faible ou inexistante, terrain propice pour ceux qui veulent la prendre entre leurs mains. Dans l’Amérique contemporaine décrite dans les films de ou avec Eastwood, la loi est bien installée, mais elle est corrompue par une bureaucratie figée et un trop-plein de législation qui, selon Harry Callahan, le personnage-clef de L’Inspecteur Harry, ne protègent pas la victime mais le criminel et empêchent l’enquêteur d’exercer son devoir de manière efficace. L’Inspecteur Harry critique très explicitement la fameuse décision Miranda de la Cour Suprême américaine (1966) sur l’avertissement des droits d’un suspect au moment de son arrestation, notamment son droit à garder le silence et à bénéficier d’un avocat (https://www.uscourts.gov/educational-resources/educational-activities/facts-and-case-summary-miranda-v-arizona )
Les films policiers mettent en opposition les codes juridiques avec un idéal de justice, la justice en tant que sentiment moral qui, bien que parfois flou, aspire à la punition du coupable. Callahan est un law enforcer, un représentant officiel de la loi, mais le sentiment de justice qu’il prône le met en conflit avec cette loi qu’il est chargée de faire respecter. L’Inspecteur Harry crée, tout comme Un Shérif à New York (le titre français le souligne), un lien explicite entre le policier de nos jours et les hommes de l’Ouest d’antan qui réunissent en une même personne policier, juge et bourreau (ce qui est dit de Harry dans l’un des films de la série). Les films policiers d’Eastwood évoquent l’Amérique de la frontière, cette ligne idéale de la rencontre de la nature avec la civilisation en mouvement permanent vers l’Océan Pacifique que l’historien Frederick Jackson Turner a défini dans son essai The Frontier in American History (1893) comme le facteur essentiel de la psychologie et de la démocratie américaines. Bien que contestée par d’autres historiens, le cinéma hollywoodien n’a cessé de glorifier l’image-idée de la frontière comme l’expérience fondatrice des États-Unis. Le choix de San Francisco en tant que lieu de l’action est à cet égard significatif, car la ville, au bord du Pacifique, était considérée comme un des derniers bastions de la frontière. Le stade Kezar dans lequel Callahan et le tueur s’affrontent la première fois est l’espace symbolique approprié pour faire revivre les codes du passé. L’assassin, terrassé par une balle dans la cuisse, plaide pour sa vie pendant que Callahan met son pied dans la blessure sanglante pour le forcer à lui donner des informations sur la cachette de la jeune fille qu’il a kidnappée. La caméra s’éloigne des deux hommes jusqu’à ce qu’ils ne soient plus que deux figurines noires sur le grand terrain vide qui rappelle l’ouverture des grands espaces vierges de l’Ouest d’antan. Le stade tel le terrain vague près d’une usine dans lequel a lieu l’ultime confrontation entre le policier et le meurtrier est un lieu hybride, situé entre nature et civilisation dans lequel le geste de l’homme de la frontière peut être accompli. Ce geste est considéré comme nécessaire dans les films de ou avec Eastwood qui continuent à observer « cette expression américaine de la loi : seule la loi fonde l’injustice en la justifiant sous l’impératif du code collectif » (Paul Lusinchi, « L'idéologie hollywoodienne de la loi : l’analyseur 'bogart' », L'Homme et la Société, n°35-36, 1975, p. 221).
Le choix de San Francisco comme lieu de l’action a une seconde signification, car la ville est étroitement liée à la contre-culture des années 1960 et elle abrite une des plus grandes communautés d’homosexuels dans le monde, alors tout ce qui était suspect aux yeux de l’idéologie dominante de l’époque, représentée par la présidence du Républicain Richard M. Nixon et de, cette « majorité silencieuse » telle que Nixon l’a appelée dans un discours télévisé du 3 novembre 1969, c’est-à-dire ces étasuniens qui ne faisaient pas partie des mouvements contestataires. La figure du justicier et le genre policier étaient extrêmement populaires depuis l’avènement au pouvoir des Républicains ; les films avec Eastwood en témoignent. Harry Callahan, le sauveur qui s’érige contre un appareil judiciaire inefficace car trop « libéral », est le porte-parole de cette majorité silencieuse, absente dans les médias.
L’idéal individualiste incarné par Callahan et d’autres héros eastwoodiens est renforcé par maints facteurs narratifs et visuels. Dans Pendez-les haut et court ! la vengeance accorde une touche personnelle aux actions du héros qui a hâte de se débarrasser de ses missions officielles. Coogan, le protagoniste d’Un Shérif à New York considère la fuite d’un prisonnier, due à une inattention de sa part, comme un affront personnel. Le caractère de la poursuite de l’évadé se transforme, le rôle social du policier est surpassé par la motivation individuelle et le désir d’établir ou de rétablir son honneur. Les contre-plongées accentuent le physique d’Eastwood, homme de grande taille (1,93 m) en faveur de l’idée de l’individu puissant. Tels Jed Cooper ou Coogan, Callahan est, de plus, opposé à des criminels lâches et abrutis et physiquement peu attirants. Cependant, le penchant pour la violence du héros eastwoodien suggère que la ligne qui le sépare du criminel n’est que minime. Dans L’Inspecteur Harry, l’enquête est transformée en quête, en exploration psychologique du policier se voyant confronté à son sombre alter ego. Face au tueur terrassé au milieu du stade, Callahan perdant son calme, s’enfonce dans une colère qui finalement l’emporte ; les deux corps filmés sur la pelouse se fondent presque l’un dans l’autre. Et la scène le suggère : Callahan prend plaisir à la violence.
Si la ligne qui sépare le justicier et le criminel est mince, elle est néanmoins existante. Il y a un sens du fair play qui fonctionne en faveur des protagonistes principaux joués par Eastwood tels Jed Cooper, Coogan, Callahan et d’autres agissant selon la devise de Davy Crockett « Assure-toi d’avoir raison, puis fonce » (Dixon Wecter, The Hero in America : A Chronicle of Hero-Worship, 2e éd., New York, C. Scribner's Sons, 1972, p. 482). Alors ils ne tuent que des coupables, car ils sont des experts qui percent à jour leur identité. Le sentiment de justesse est renforcé par les conventions génériques qui permettent aux spectateurs d’identifier les criminels et de partager ainsi le savoir des protagonistes. De plus, la possibilité de voir et revoir Eastwood jouant le défenseur de la loi crée un repère pour le spectateur à qui il est permis de redécouvrir un personnage et des attitudes qui lui sont familiers. Bien que la nature très personnelle de leurs actes apparaisse clairement, les justiciers eastwoodiens trouvent une forme de légitimation dans le fait qu’ils sont eux-mêmes membres de l’institution et agissent dans un cadre toléré par leurs supérieurs, voire par la loi. L’Inspecteur Harry, tout en célébrant l’individualisme farouche de son protagoniste, rend hommage à l’institution policière et ses membres « qui ont donné leur vie pour la cause ». Le film de Siegel débute avec le plan fixe d’une plaque commémorative à l’entrée de l’hôtel de police de San Francisco sur laquelle sont gravés les noms des policiers tués en service. « En somme, entre le trop et le trop peu de système judiciaire, il y a la place pour l’individu qui défendrait, tout simplement, une forme d’idéal de justice. » (Andrea Grunert, Dictionnaire Clint Eastwood, Paris, Vendémiaire, 2016, p. 144-145). Les films d’Eastwood, et notamment ceux des années 1970 et 1980, répondent parfaitement à l’idéologie hollywoodienne qui cherche à attirer le public le plus hétérogène possible en satisfaisant à la fois l’idéal individualiste et les valeurs communautaires. Avec ces films, il est possible d’avoir « le beurre et l’argent du beurre ».
Sur la corde raide
L’Inspecteur Harry, grand succès au box-office, a promu Eastwood au sommet du cinéma hollywoodien mais a été aussi une œuvre très controversée que la critique américaine Pauline Kael l’a qualifié de film profondément immoral » (The New Yorker, 15 janvier 1972). Magnum Force (1973, Ted Post), tourné deux ans après L’Inspecteur Harry, apparaît comme une réponse à de telles critiques opposant, cette fois-ci, Callahan à une milice privée opérant au sein de la police même. Le héros devient le défenseur le plus zélé d’un système légal exposé à la critique de ses collègues : « Personne n’est plus que moi contre le système, mais tant qu’il n’y en aura pas de meilleur, je le défendrai. » En fait, contrairement au personnage incarné par Eastwood, les membres de cette milice privée, organisée par son supérieur, ne tuent pas seulement des criminels mais aussi un collègue et ami de Harry qui, à nouveau, trouve un motif personnel le poussant à l’action.
Pourtant, Callahan est une figure ambiguë en proie à ses obsessions violentes. Eastwood les affronte directement dans La Corde raide (Tightrope, 1985, Richard Tuggle ; c’est pour des raisons de droit que le nom de Richard Tuggle figure au générique comme celui du réalisateur, mais Tuggle a été remplacé par Eastwood après quelques jours de tournage). Cette fois-ci, Wes Block, le policier qu’il incarne, n’est pas le héros solitaire, mais un homme divorcé avec deux petites filles à sa charge. Et, tel le meurtrier de prostituées qu’il poursuit, il fréquente les quartiers de plaisir de la Nouvelle-Orléans. L’Inspecteur Harry remplace la sexualité par la violence, ce qui fait le film l’héritier de la tendance gothique dans la littérature américaine du XIXe siècle, telle que Leslie A. Fiedler l’a définie : « (…) l’importance fondamentale du gothique dans le roman réside dans la substitution de l’amour par la terreur en tant que thème central de la création » (Love and Death in the American Novel, New York, Stein & Day, 1966, p. 134). Le véritable danger auquel le héros eastwoodien de cette époque doit faire face est la femme, la matérialisation physique des pulsions sexuelles du héros. L’allure efféminée de Scorpio, le tueur perfide de L’Inspecteur Harry, le suggère déjà ; Un Frisson dans la nuit et Les Proies approfondissent le sujet en présentant le protagoniste joué par Eastwood, cible de femmes castratrices, comme étant la proie de ses propres désirs. La Corde raide met à jour le lien entre violence et sexualité en confrontant le protagoniste ouvertement à ses désirs sexuels refoulés.
Il faut ajouter que les femmes jouent un rôle important dans le cinéma d’Eastwood, révélant souvent le héros à lui-même et lui accordant une dimension supplémentaire. Ainsi, dans L’Épreuve de force (The Gauntlet, 1977, Eastwood), la prostituée Gus Mally est plus intelligente que le policier joué par Eastwood et c’est grâce à elle qu’il découvre le coupable mais aussi son humanité. Dans Créance de sang (Blood Work, 2002, Eastwood), McCaleb, un policier à la retraite joué par Eastwood, qui a subi une greffe de cœur, semble être guidé sur les traces du meurtrier par l’esprit de la femme dont le cœur bat dans sa poitrine. La morte crée un lien entre le policier et le tueur qui se considérant comme le double de McCaleb avait assassinée cette femme pour que le policier vivra et mènera son enquête. McCaleb risque sa vie dans le stratagème perfide du meurtrier qui cherche à faire preuve de sa supériorité, mais à la fin il ne découvre pas seulement l’identité du coupable, il trouve aussi l’amour et une humanité qui reste inaccessible à Jed Cooper ou à Callahan.
Ces thèmes sont mis à jour, variés et modifiés dans d’autres films d’Eastwood. Dans Les Pleins pouvoirs (Absolute Power, 1997, Eastwood), Eastwood ne joue pas un policier, mais un gentleman-voleur qui résout un crime dans une Amérique où la corruption n’a pas seulement miné l’appareil judiciaire mais a aussi atteint le sommet du pouvoir : le président-même est le coupable suprême, ayant tué sa maîtresse et prêt à liquider tous ceux qui peuvent rendre le meurtre public. La différence entre les crimes du voleur et ceux du président est flagrante ; le fait qu’Eastwood, figure d’identification par excellence, l’interprète rétablit le voleur comme un personnage hors de tout soupçon. Dans Jugé coupable (True Crime, 1999, Eastwood), le journaliste alcoolique Steve Everett (Eastwood) mène une enquête acharnée pour sauver un condamné à mort de l’exécution. Dans L’Échange (The Changeling, 2008, Eastwood), Christine Collins, jouée par Angelina Jolie, partage maints traits avec Callahan. La détermination avec laquelle elle poursuit sa quête de justice frôle l’obsession. Cependant son fils, victime d’un ravisseur et assassin, qu’elle cherche désespérément a disparu à jamais. Eastwood affirme ici avec force sa défiance à l’idée de victoire absolue. Ainsi le policier qu’il joue dans Un Monde parfait (A Perfect World, 1993, Eastwood), cédant le rôle principal à Kevin Costner, est un homme qui cherche à comprendre le fugitif qu’il poursuit. L’image du chasseur et de sa proie évoquée dans Un Shérif à New York et L’Inspecteur Harry est modifiée ; le défenseur de la loi exprime de l’empathie pour le prisonnier évadé. Même la fin de L’Inspecteur Callahan n’est pas triomphale. Elle permet aux spectateurs de se réjouir de la mise à mort de Scorpio, mais elle n’est pas non plus dépourvue d’amertume. La musique mélancolique accompagne le geste de Callahan lorsqu’il jette son insigne. C’est l’ultime geste de mépris pour l’institution que l’insigne symbolise. De plus, la mort de son alter ego criminel prive le héros de sa raison d’être.
Les Pleins pouvoirs, Jugé coupable et L’Échange ont en commun de dénoncer un système judiciaire comme incompétent et impuissant. J. Edgar Hoover, personnage principal de J. Edgar (2011, Eastwood), n’est pas joué par Eastwood, mais par Leonardo di Caprio. Eastwood présente le fondateur du FBI comme un « défenseur de la loi qui se rêve en justicier » (Andrea Grunert, Dictionnaire Clint Eastwood, Paris, Vendémiaire, 2016, p. 147). Son portrait de Hoover frôle l’hagiographie mais révèle aussi la face sombre de l’homme puissant, ses obsessions et inhibitions. Hoover, fondateur de toute une organisation policière, est présenté comme un individu fort et déterminé aux idées originales, mais aussi prisonnier d’une morale rigide qui le jette dans une solitude profonde. Il en est de même pour Chris Kyle (Bradley Cooper), le protagoniste d’American Sniper (2014, Eastwood). Kyle ne tue pas de sang-froid et reste traumatisé par ses missions pendant la Seconde Guerre d’Irak (2003-2011). Tout comme les justiciers incarnés par Eastwood, il a un motif personnel pour abattre le tireur syrien responsable de la mort d’un de ses amis. Mais tels ses précurseurs dans le cinéma d’Eastwood, il le tue aussi pour se libérer de son double sombre. Chris Kyle, le tireur d’élite, ressemble à Callahan à la différence qu’Eastwood explique les raisons profondes de son traumatisme.
Le héros et son ombre
Dans Minuit dans le jardin du bien et du mal (Midnight in the Garden of Good and Evil, 1997, Eastwood), un autre film dans lequel Eastwood n’apparaît pas, le journaliste-écrivain John Kelso, joué par John Cusack, enquête sur un meurtre, faisant, comme le protagoniste de Jugé coupable le travail que la police a négligé. Le film, évoquant à plusieurs reprises des forces surnaturelles, présente la mort subite du coupable, comme le fait d’une justice d’outre-tombe. Le surnaturel joue un rôle crucial dans plusieurs films du cinéaste qui l’aborde directement dans Au-delà (Hereafter, 2010, Eastwood) traitant de l’expérience de mort imminente. Une aura mystique enveloppe les héros du premier des quatre westerns réalisés par Eastwood, L’Homme des hautes plaines (High Plains Drifter, 1973) et celui de son troisième western Pale Rider (1985), qui sont des revenants. Ces fantômes reviennent sur terre pour se venger de ceux qui les ont tués et rétablir la justice dans des sociétés minées par le crime et la corruption. Vengeurs impitoyables, ils distribuent une justice œil pour œil à résonance biblique, le « cavalier blême » étant directement associé à un des cavaliers de l’Apocalypse de Saint-Jean. Dans L’Homme des hautes plaines, l’étranger sans nom purge la ville corrompue de Lago dont les habitants avaient été les témoins passifs de la mort brutale de leur marshal (en fait, le héros revenu sur terre), fouetté à mort par trois bandits. Les criminels ont terrorisé la ville, mais le film dénonce également la lâcheté de ses habitants. Dans le contexte de la guerre du Vietnam, de plus en plus mise en question par les Américains, le western de 1973 brosse le portrait critique d’une Amérique qui a envoyé ses fils à la guerre et rejette ses vétérans qui, tels les cavaliers eastwoodiens, sont souvent des fantômes-vivants, traumatisés par l’expérience violente de la guerre. Le protagoniste de Pale Rider, largement inspiré de L’Homme des vallées perdues (Shane, 1953, George Stevens ; voir Andrea Grunert, « De Shane (L’Homme des vallées perdues) de George Stevens à Pale Rider (Le cavalier solitaire) de Clint Eastwood » in Monique Carcaud-Macaire et Luc Bouvard (dir.) L’imitation au cinéma Actes du 8e congrès de la SERCIA, Montpellier, CERS. 2008, p. 131-150) vient sauver une petite communauté de pauvres chercheurs d’or, menacés par un grand propriétaire qui exploite le sol de manière industrielle. Le western de 1985 relie le passé et le présent, en mettant le thème de la justice et de la division sociale en relation avec les problèmes écologiques.
Dans Impitoyable (Unforgiven, 1992), le quatrième western réalisé par Eastwood, l’ancien chasseur de prime William Munny (Eastwood) met au défi le shérif Little Bill, à nouveau un défenseur de la loi ambigu, car tyrannique et sadique. Ce dernier commet l’erreur de torturer et tuer Ned, l’ami de Munny. Le héros, un veuf vivant avec deux enfants dans une ferme délabrée, n’avait repris son ancien métier que de manière hésitante. C’est la mort brutale de Ned qui le fait retourner dans la ville pour se venger de Little Bill et des citoyens qui n’ont pas empêché le meurtre. À la fin d’Impitoyable, Munny à cheval, s’engouffre dans la nuit. L’image est envahie de noir, le héros n'est plus qu'une silhouette qui s’efface de plus en plus. Le film ne se termine pourtant pas sur les images d’un cavalier disparaissant dans l’ombre. Il nous présente encore Munny, de retour dans sa ferme, sur la tombe de sa femme, enterrée sous un grand arbre. Un texte se déroulant sur l’image de la prairie avec l’arbre au fond nous informe qu’il est parti avec ses enfants à San Francisco, suggérant la possibilité d’une nouvelle existence. Ainsi, Munny a-t-il choisi la voie traditionnelle des pionniers et de tous les errants de l’histoire et du western américains. Il est parti vers une ville liée au cinéma d’Eastwood, à Clint Eastwood lui-même, né dans cette ville dont il a maintes fois traversé les rues dans le rôle de Harry Callahan.
Un des importants sous-textes d’Impitoyable est la création de légendes, y compris celle d’Eastwood, acteur-héros. Le célèbre chasseur de prime English Bob voyage en compagnie de son biographe Beauchamp (un nom riche de significations). Cet opportuniste change de camp pour devenir le biographe du shérif qui a chassé English Bob de la ville après l’avoir maltraité et humilié en public. À la fin, il offre ses services – bien que vainement – à Munny. Le film s’approche de l’image d’une célébrité de multiples façons tout en la reliant à des réflexions sur la violence. Munny est constamment confronté à son passé et son image de tueur, image dont il veut se débarrasser mais qui lui colle à la peau. Ainsi, le jeune Schofield Kid, un de ses admirateurs, ne cesse d’évoquer les exploits violents de Munny tels qu’ils sont connus dans l’Ouest américain à l’encontre des affirmations de son idole. Vivant dans un monde brutal et corrompu, Munny n’échappe pas à son image de tueur. Il retombe constamment dans ses anciennes habitudes et finit par déchaîner un grand carnage. Eastwood, ayant essayé depuis les débuts de sa carrière de cinéaste de modifier son image de héros en la prenant comme une source d’inspiration et un facteur de créativité de maints de ses films, souligne que l’on ne se défait pas si facilement d’une telle image. Impitoyable offre la vision critique d’une société fondée sur la violence tout en permettant aux spectateurs qui le souhaitent de prendre plaisir à l’action. Cependant, Impitoyable met en question l’idée de choix individuel qu’affirment les films policiers des années 1970.
Les héros des westerns réalisés par Eastwood – y compris Josey Wales, hors-la-loi (The Outlaw Josey Wales, 1976) qui explore l’expérience de la violence comme fondement des États-Unis (voir Richard Slotkin, Regeneration Through Violence : The Mythology of the American Frontier (1600-1860), Middletown, Conn., Weslayan University Press, 1973) par rapport à l’expérience récente de la guerre au Vietnam à peine terminée en 1976 – sont des tueurs infaillibles (Josey est même ambidextre), mais ils sont, tels les policiers, porteurs d’une faille. Ce sont des hommes traumatisés, portant leur blessures intérieures à fleur de peau, comme le protagoniste de Pale Rider qui porte les cicatrices des balles qui l’ont tué. Le paisible fermier Josey Wales, devenu un vengeur impitoyable après le meurtre brutal de sa femme et de son fils par un groupe de maraudeurs nordistes, tue son double - le chef des maraudeurs - à la fin du film. La rédemption possible du héros violent est attachée à la réconciliation de l’individu traumatisé par la guerre (de Sécession, du Vietnam) avec autrui. Josey devient le sauveur et le centre vital d’une communauté utopique qui s’installe dans l’Amérique de la frontière et se réconcilie aussi avec ses voisins, en l’occurrence les Indiens.
Dans Impitoyable, l’idée de la rédemption et de la réconciliation est davantage mise en doute. Munny disparaît comme un fantôme, un fantôme de la violence qui hante les États-Unis et dont les films d’Eastwood révèlent de plus en plus le côté laid et sombre. Les héros de ce cinéma ont leur propre esthétique, celle de la pénombre et des grandes plages noires qui attribuent un sentiment d’abstraction aux images. Dès son premier film et bien des années avant l’arrivée des pellicules ultra-sensibles et du numérique, le cinéaste Eastwood a exploré les tonalités du noir comme moyen d’exprimer la face violente de ses protagonistes et de l’Amérique.
L’individualiste vieillissant
Les protagonistes de Sully (2016, Eastwood, avec Tom Hanks dans le rôle principal) et de Richard Jewell (2019, Eastwood, avec Paul Walter Hauser dans le rôle principal) sont des hommes ordinaires ayant réalisé des actes de grand courage mais se voient confrontés à un système bureaucratique inflexible qui fait obstacle au geste individuel pourtant justifié. Le protagoniste de Gran Torino (2008, Eastwood) est, lui aussi, un homme ordinaire. Eastwood joue Walt Kowalski, un ouvrier à la retraite aigri, vivant seul après la mort de sa femme. Le nom de Kowalski indique que Walt a des ancêtres polonais appartenant à ces générations d’immigrés de la première moitié du XXe siècle, tels les Irlandais et Italiens à qui le film fait également référence. Walt, dont la bannière étoilée sur sa véranda témoigne du patriotisme, se méfie des nouveaux migrants venus des pays du Sud-Est de l’Asie. Cette attitude semble être moins une expression de racisme que de misanthropie. Le puissant héros solitaire est devenu un vieillard amer, souffrant de sa solitude ; l’individualiste farouche confronte la face sombre de l’individualisme. C’est grâce à Sue, sa jeune voisine du peuple des Hmong, que Walt redécouvre son humanité. Il prend en charge Thao, le frère de Sue, devenant un substitut de père pour le jeune homme. Pour le sauver des menaces de la bande de son cousin qui est aussi responsable du viol de Sue, Walt est prêt à se sacrifier. « Un homme doit faire ce qu’un homme doit faire » est le crédo de maints héros américains, notamment ceux des westerns. Dans Josey Wales, hors-la-loi, cette attitude est mise en question. Josey, le tireur infaillible, offre la chance de rester en vie au chasseur de prime qui le demande en duel. Mais l’homme fait ce qu’il prend pour son devoir et revient pour le provoquer au duel, un duel qu’il ne peut pas gagner. Walt Kowalski, lui aussi, suit son sens de devoir en prenant en main la justice, mais il n’agit pas comme Harry Callahan ou comme les justiciers d’autres films d’Eastwood des années 1970 et 1980. Il n’est pas le héros infaillible, mais en donnant sa vie pour autrui, il brise le cercle de la violence et garantit l’avenir de ses jeunes amis.
Dans La Mule (The Mule, 2018, Eastwood), Eastwood joue Earl Stone, un passeur de drogues de quatre-vingt-dix ans. Tels les protagonistes de Les Pleins pouvoirs et de Gran Torino, Earl est un homme dont la vie de famille est un désastre. De plus, son établissement horticole fait faillite. Le vieil homme trouve par hasard un moyen de se procurer de l’argent en devenant passeur de drogue pour un cartel mexicain, pensant d’abord qu’il s’agit d’un simple travail de chauffeur. Eastwood joue ici un charmeur et un hédoniste qui couche avec des femmes qui pourraient être ses petites-filles. On a rarement vu Eastwood dans le rôle d’un homme qui se réjouit tant de sa vie et l’acteur s’amusant tant dans son rôle. Tel son protagoniste qui se comporte comme étant au-delà du bien et du mal, Eastwood, à quatre-vingt-huit ans, ne se soucie plus de son image de marque d’antan. Ce qui rattache Earl à des rôles antérieurs, c’est qu’il est un esprit libre qui suit obstinément sa voie. Cependant, le film montre aussi qu’il souffre du détachement de sa famille et de la solitude qui en est la conséquence. Earl transporte de la drogue sans que le film aborde ses effets néfastes sur les consommateurs. Mais il montre la violence des criminels et l’absence d’enrichissement du fait de ses actions criminelles pour Earl. Au contraire, il donne son salaire à des amis qui en ont besoin. L’argent issu du mal sert à une bonne action.
Tels Space Cowboys (2000, Eastwood) sur quatre sexagénaires, voire septuagénaires qui participent à une mission dans l’univers afin de sauver le monde ou Gran Torino, La Mule est un film sur la vieillesse. Bien que les actions d’Earl ne soient pas recommandables, il montre que l’on peut rester actif même à un grand âge. Et qu’il n’est jamais trop tard pour prendre ses responsabilités. Walt en témoigne et Earl aussi qui se soucie du jeune Mexicain Julio et lui recommande d’abandonner le monde du crime. Earl est prêt à se faire tuer par les trafiquants de drogue pour pouvoir rester auprès de sa femme mourante. Et il accepte une peine de prison qu’il aurait pu éviter dû à son grand âge. Les derniers plans montrent Earl, penché sur une fleur, dans l’espace horticole de la prison pendant qu’on entend la chanson « Don’t let the old man in », « le vieil homme » que l’on ne devrait pas faire entrer signifiant la mort. Voilà une fin consolatrice, pleine d’espoir – aussi pour les spectateurs dans l’attente de films d’Eastwood à venir.
Andrea Grunert
Docteure en cinéma,
enseigne à l’Université Protestante à Bochum (Allemagne)
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