Dans 13 Assassins (Jūsan-nin no shikaku), le samouraï Shinzaemon Shimada est chargé par Toshitsura Doi, présidant le conseil des anciens, de tuer Naritsugu Matsudaira, un frère du shogun pour éviter que cet homme, véritable psychopathe, accède au pouvoir. À cette fin, Shinzaemon rassemble douze compagnons d’armes pour intercepter, sur le chemin vers son fief, Naritsugu, escorté d’un grand nombre d’hommes.
C’est dans ses grandes lignes l’histoire du film d’Eiichi Kudo, sorti en 1963, et de ses remakes éponymes de 1990 et 2010. L’action des trois films est située en 1844, à la fin du shogunat de la maison Tokugawa qui a été au pouvoir de 1603 à 1868. Le film de 1990, réalisé par Takuji Tominaga, est une production de la chaîne de télévision privée Fuji TV. Tout comme pour le film originel, le scénario est signé Kaneo Ikegami. En 2010, Takashi Miike a tourné une version pour le grand écran pour laquelle Daisuke Tengan a écrit le scénario, en s’inspirant de celui du film de 1963.
Le rôle de Shinzaemon est à chaque fois tenu par une vedette du cinéma japonais. Chiezō Kataoka, un acteur dont la carrière remonte à la fin des années 1920, incarne le personnage dans le film de Kudo, Tatsuya Nakadai dans la production télévisée et son disciple Kōji Yakusho chez Miike. Notons qu’un autre acteur de réputation internationale – Tetsuro Tanba – joue Doi aussi bien dans le film de 1963 que dans celui de 1990.
Les trois versions se ressemblent à maints égards non seulement par leur structure narrative qui diffère peu d’un film à l’autre et par le fait que toutes les trois culminent dans une longue scène de bataille. Des similitudes se trouvent aussi dans une partie des dialogues et trouvailles visuelles. La première séquence des trois films se réfère au seppuku (suicide rituel par éventrement) d’un vassal de Naritsugu devant la résidence de Doi. L’homme a choisi cette voie afin de protester contre la cruauté de son maître. Chacune de ces séquences, présente dans les trois films, contient un plan général de l’entrée de la résidence devant laquelle gît le corps du samouraï. Mais, contrairement à Kudo, Tominaga et Miike montrent l’homme en train de se donner la mort. Miike insiste davantage sur cette forme de protestation drastique en posant la caméra longtemps sur le visage crispé de douleur tandis qu’on entend le bruit du sabre coupant la chair.
La différence majeure entre les trois versions tient dans le fait que le film originel est tourné en noir et blanc alors que les deux remakes sont en couleur. Le jeu délicat entre ombre et lumière chez Kudo est sublime. De même, Miike, grâce aux techniques plus sophistiquées de nos jours, réussit à créer de forts contrastes dans les scènes d’intérieur où subsistent de larges zones d’ombre. Son film est dominé par une palette de couleurs réduite à des tonalités brunes, grises et bleues, avec du noir. Les deux films produits pour le cinéma contiennent un grand nombre de plans d’ensemble et si à quelques occasions Miike a recours à des points de vue en vol d’oiseau, Kudo en fait, quant à lui, fréquemment usage. Bien que Tominaga utilise plus souvent que ses collègues des plans rapprochés, ce qui est sans doute dû aux moyens techniques de la télévision, sa mise en scène ne manque pas d’originalité. Lui aussi se sert du contraste ombre et lumière, renforçant le sentiment de clôture, voire d’emprisonnement, dans quelques scènes d’intérieur. Ce que distingue le film de 2010 de ses deux prédécesseurs est une forte dimension intertextuelle qui est, entre autres, créée par le personnage de Koyata Kiga. Personnage secondaire chez Kudo et Tominaga, il joue chez Miike un rôle-clef quant à la place de l’individu dans la société.
Entre loi et compassion
13 Assassins gravite autour du conflit entre giri (loyauté) et ninjō (compassion). Sur le plan dramatique, Shinzaemon et Hanbei Kurota, vassal du seigneur Matsudaira, incarnent ces deux principes opposés. Leur confrontation, culminant dans un duel, crée une intrigue secondaire qui permet d’accentuer la réflexion quant à la responsabilité individuelle, voire la justice sociale. Ainsi, 13 Assassins met en question l’interprétation du bushidō, la voie du guerrier, comme système reposant sur l’obéissance absolue telle qu’elle a été vécue au Japon durant la Seconde Guerre mondiale. Bien que le terme bushidō remonte à un passé plus lointain, c’est à la fin du XIXe siècle que le concept a évolué et a été popularisé. Un ouvrage-clef qui a influencé l’image du samouraï et de ses codes de conduite au XXe siècle est Bushidō : l’âme du Japon d’Inazō Nitobe, paru d’abord en anglais (Bushidō : The Soul of Japan) en 1899. Oleg Benensch insiste sur « le pacifisme, l’internationalisme et la moralité inhérents » à l’œuvre de Nitobe (voir Inventing the Way of the Samurai : Nationalism, Internationalism and Bushidō in Modern Japan, Oxford, Oxford University Press, 2004, p. 14), mais il pointe aussi les interprétations nationalistes et militaristes. Celles-ci ont trouvé leur apogée pendant la Seconde Guerre mondiale, valorisant le bu (l’art militaire) plus que le bun (les connaissances culturelles) dans leur définition du samouraï. Nitobe, en brossant le portrait idéal du samouraï, a en revanche valorisé la tendresse du guerrier (bushi no nasake), la bonté et le sens de la justice. Et il a mis en garde devant l’abus du bushidō entre les mains de tyrans.
13 Assassins fait partie des jidai geki (films historiques dont l’action a lieu dans la période dite Tokugawa) qui abordent le bushidō de manière critique. Le film de Kudo, tourné dix-huit ans après la fin de la Seconde Guerre mondiale, évoque l’instrumentalisation des valeurs des samouraïs par le régime militaire du temps de la guerre et l’insistance sur l’obéissance envers l’empereur. Au-delà de cette référence au passé, la critique cible également la corruption dans le Japon de l’après-guerre et la culture coopérative des entreprises qui s’inspire des interprétations du bushidō comme système favorisant la loyauté. Une position critique similaire se trouve dans d’autres films japonais de l’époque tels Harakiri (Seppuku de Masaki Kobayashi, 1962), Bushido : The Cruel Code of the Samurai (Bushido zankoku monogatari de Tadashi Imai, 1963) et Les trois samouraïs hors-la-loi (Sanbiki no samurai de Hideo Gosha, 1964). Le fait que Shinzaemon et Hanbei soient liés d’amitié (ce qui est notamment souligné dans le film de Tominaga) ne les empêche pas de s’entretuer, montrant à quel point ils sont tous les deux respectueux du code de leur classe sociale prônant la loyauté envers le seigneur. Le duel de deux amis, l’un, défendant giri et l’autre représentant ninjō, se retrouve dans maints jidai geki, réalisés avant et après la guerre. Cependant, la représentation de loyautés en conflit est un thème prépondérant du cinéma japonais de l’après-guerre, s’intégrant dans le discours intellectuel tenu à l’époque sur la responsabilité sociale de l’individu. Ainsi se trouve-t-il dans Vendetta of Samurai (Araki Mataemon : kettō kagiya no tsuji de Kazuo Mori, 1964) pour lequel Akira Kurosawa a écrit le scénario, Sanjuro (Tsubaki Sanjurō de Akira Kurosawa, 1962) et Rébellion (Jōiuchi : hairyō tsuma shimatsu de Masaki Kobayashi, 1967).
Dans les trois 13 Assassins, une réunion du conseil des anciens, présidé par Doi, a lieu dans la séquence suivant celle du seppuku du vassal de Naritsugu. Bien que la conduite de Naritsugu, qui a poussé son subordonné au suicide, répugne aux membres du conseil, ces derniers se révèlent impuissants face à l’ordre du shogun. Celui-ci ne souhaite pas seulement que son frère reste intouchable, il envisage également de le promouvoir au conseil des anciens en le dotant ainsi d’un pouvoir considérable dans les affaires de l’État.
Dans ces films, l’ordre du shogun est incontournable, forçant Doi à avoir recours à des moyens extrêmes, voire illégaux. Dans l’époque Tokugawa, le pouvoir politique réel était souvent aux mains des membres du conseil des anciens et le tairō, le premier ministre, était parfois plus puissant que le shogun. Cependant, les anciens n’auraient sans doute pas pu ignorer un ordre shogunal tel que les trois films le suggèrent. Dans une société aussi hiérarchisée que la société japonaise qui, durant l’ère Tokugawa, ne permettait que très peu de mobilité sociale, la loi est imposée aux subordonnés à chaque niveau de la pyramide du pouvoir. Eiko Ikegami décrit le système juridique en vigueur à cette époque : « L’origine de la loi n’était pas définie comme un concept abstrait basé sur la raison, la justice ou la loi mais en tant que pouvoir lui-même. Les dirigeants Tokuagwa présumaient avoir le droit de définir la loi comme ils la jugeaient bonne et ceux qu’ils gouvernaient devaient s’incliner devant cette autorité inconditionnelle. » (The Taming of the Samurai: Honorific Individualism and the Making of Modern Japan, Cambridge, Mass., Harvard University Press, 1995, p. 242 ; traduction de l’auteure). Selon cette vision idéale, l’abus de pouvoir pouvait être corrigé par ceux placés en haut de la structure sociale sans que les subordonnés aient eu moyen de revendiquer leurs droits devant une cour (voir Dan Fenno Henderson, « The Evolution of Tokuagwa Law », in John W. Hall and Marius B. Jansen, dir., Studies in the Institutional History of Early Modern Japan, Princeton, NJ, Princeton University Press, 1968, p. 209 ; traduction de l’auteure). Harold G. Wren explique à cet égard : « La justice dépend de la sagesse et de la discrétion du dirigeant et non de la ʿvéritéʾ présumée révélée par la loi. » (« The Legal System of Pre-Western Japan », The Hastings Law Journal, 20,1, 1968, p. 222 ; traduction de l’auteure). 13 Assassins pointe le dilemme au cœur de ce système quand le shogun veut faire d’une brute son successeur.
L’ère Tokugawa est considérée comme une époque de paix qui suivit une période de guerre civile de cent ans. La pacification repose, comme l’écrit Ikegami, sur la monopolisation de la violence par l’État (Op. cit., p. 152). Il ne reste à Doi que le recours à l’action clandestine et au meurtre qui fait des samouraïs prêts à accomplir cette tâche des hors-la-loi, car il était interdit d’avoir recours à la violence privée (à quelques exceptions près, dont katakuichi, la vengeance de la mort d’un parent). Doi confie la mission meurtrière à Shinzaemon qui est conscient de ne pas pourvoir en sortir vivant. Dans un flash-back montré dans les trois films, un samouraï, venu d’une province que Naritsugu a visitée, témoigne de sa cruauté. Naritsugu a brutalement tué le fils de l’homme et violé sa belle-fille qui, incapable de subir la honte et le deuil, s’est suicidée. Dans le film de Miike, Doi n’a pas seulement convoqué ce témoin, il présente une jeune femme mutilée à Shinzaemon pour le convaincre d’accepter la mission dangereuse qu’il lui demande. La femme, fille du chef d’un groupe de paysans en révolte que Naritsugu avait fait exécuter, a été abusée par Naritsugu, lequel, après s’être lassée d’elle, lui avait coupé les bras, la partie inférieure des jambes et la langue. Le jeu subtil de Yakusho révèle l’effroi de Shinzaemon qui ne peut détourner le regard de cet être humain, nu et sans défense, réduit à un torse avec une tête, dont Naritsugu s’est débarrassé comme d’un objet en ayant laissé la jeune femme comme morte sur la route.
Portraits de société
La structure hiérarchique de la société japonaise de son époque permet de tels excès à Naritsugu, protégé par son lien avec la famille shogunale. Hanbei est choqué par la violence de son seigneur qui tue la famille – femmes et enfants – du vassal après le seppuku de ce dernier de sa propre main. Cependant, Hanbei continue de demeurer le fidèle serviteur de Naritsugu en déclarant qu’un samouraï ne devrait pas remettre en question la conduite de son seigneur. Contrairement à Hanbei, Shinzaemon transgresse les codes de la classe guerrière et fait un choix individuel. Il incarne l’idéal du samurai célébré dans Les Sept Samouraïs (Shichinin no samurai de Akira Kurosawa, 1954) reposant sur le désintéressement et la justice. Les témoignages de cruauté de Naritsugu le révoltent et dans le film de Miike il exprime sa colère : « Mes mains tremblent d’envie de me battre. »
Dans les trois films, une série de séquences montre le recrutement des treize assassins, une tâche peu facile dans le Japon pacifié de l’ère Tokugawa pendant laquelle les guerriers avaient été domestiqués en devenant des bureaucrates peu entraînés à l’usage des armes. Shinzaemon doit se contenter de douze (au début, ils ne sont que onze) combattants afin de faire face à Naritsugu qui voyage avec un entourage de 100 à 200 samouraïs et serviteurs. Bien que les chiffres diffèrent d’un film à l’autre et que, par une ruse de Shinzaemon, le cortège de Naritusgu soit divisé avant la bataille finale, Shinzaemon et ses hommes sont confrontés à un plus grand nombre d’ennemis.
Parmi les recrues de Shinzaemon est son neveu Shinrokurō, un jeune hédoniste qui hésite d’abord à suivre l’appel de son oncle, mais le rejoint afin d’accomplir une fois dans sa vie, quelque chose revêtant une signification. Le recrutement des samouraïs prend moins d’ampleur dramatique que dans le magistral Les Sept Samouraïs, mais Koyata, le treizième assassin dans le film de Miike, manifeste beaucoup de ressemblances avec le personnage de Kikuchiyo (Toshirō Mifune), le septième samouraï du film de Kurosawa. Dans le film de Kudo, le personnage de Koyata (Shingo Yamashiro) est un paysan qui, tout comme Kikuchiyo, prétend être samouraï. Pourtant, chez Kudo, Koyata n’est qu’un personnage secondaire qui disparaît très vite de l’intrigue tandis que dans le téléfilm de Tominaga son rôle est encore plus réduit, frôlant même la figuration. Dans ce film, Koyata fait partie des jeunes samouraïs que Shinzaemon recrute à Edo (l’actuel Tokyo) et est l’un des survivants de la bataille finale. Dans le film de Miike, Koyata (Yūsuke Iseya) est un chasseur que Shinzaemon et ses hommes découvrent pendu dans un filet accroché à la cime d’un arbre. Ils le libèrent et se servent de sa connaissance intime de la nature pour s’extraire de la forêt dans laquelle ils s’étaient perdus. Contrairement aux samouraïs-bureaucrates, Koyata sait comment survivre dans un environnement naturel hostile. Tel Kikuchiyo qui pêche un poisson à mains nues, Koyata abat un lièvre avec sa fronde. Pourtant, les samouraïs, privilégiant leur mission vengeresse à la nourriture, refusent son offre, une attitude que le jeune chasseur, connaissant la lutte pour la survie dans un monde dangereux, ne comprend pas. Pour lui, se nourrir est la chose la plus importante qui soit.
Dans le film de 2010, non seulement le personnage de Koyata rappelle celui de Kikuchiyo, mais c’est aussi le jeu de Yūsuke Iseya – sa mimique et sa gestuelle vives – qui évoquent celui de Mifune dans Les Sept Samouraïs. Koyata, sautillant au lieu de marcher, fait penser à Kikuchiyo et au jeu extravagant de Mifune. Il en est de même de ses expressions faciales qui révèlent le côté espiègle du chasseur. Aussi bien dans le film de Kurosawa que dans celui de Miike, l’attitude de ces deux personnages les distingue des samouraïs et rōnins qui ne montrent guère leurs sentiments et dont les mouvements sont plus restreints. Comme dans les 13 Assassins de Kudo, le personnage de Koyata est, lui aussi, associé à l’amour. Dans le film de 1963, le jeune paysan est follement amoureux de la fille du chef du village et veut rejoindre Shinzaemon et ses hommes afin de faire preuve de son courage et être accepté par le père de sa bien-aimée. Chez Miike, le chasseur a été abandonné dans le filet pour avoir désiré Upashi, la femme de son supérieur. Il mentionne que sa famille descend de samouraïs, mais, contrairement à Kikuchiyo et à Koyata du film de Kudo, il n’éprouve aucun désir de devenir samouraï. Au contraire, il se moque de l’honneur auquel les guerriers ne cessent de faire référence. Face à Shinrokurō (Takayuki Yamada) qui le traite avec mépris en répétant à plusieurs reprises que Koyata n’est pas un samouraï, le chasseur répond : « Pourquoi est-ce que vous, samouraïs, êtes toujours si arrogants ? » S’il est avide de rejoindre le groupe de Shinzaemon, c’est par amour pour le combat et l’aventure, un autre trait qu’il partage avec Kikuchiyo. Durant la bataille qui oppose les treize assassins à Naritsugu et ses hommes, Koyata exprime tout le plaisir qu’il éprouve pour la violence et dit, les yeux brillants de joie : « Je ne savais pas que jouer au samouraï était tellement amusant. » Mais il s’ennuie vite au combat et constate : « C’est une lutte de vauriens. Samouraï ou pas : des vauriens restent des vauriens. »
Le surnaturel dans le film de Miike
Les références aux films de Kurosawa ne se limitent pas aux Sept Samouraïs mais évoquent également Le Garde du corps (Yōjinbō, 1961), dont le protagoniste est un super-samouraï, expert dans le maniement des sabres. Dans le film de Miike, Koyata qui fait preuve de ses capacités extraordinaires avec la fronde, en tuant un grand nombre d’hommes pendant la bataille finale, est associé au surnaturel. Bien qu’il refuse catégoriquement l’association au monde des esprits quand un des samouraïs lui demande, après l’avoir libéré, s’il était un fantôme, le film suggère la relation de Koyata à un monde mystique et non humain. Ainsi, a-t-il une vision de sa bien-aimée Upashi qui, assise au bord d’un étang, dévore une masse sanglante – un présumé fœtus – qu’elle venait de sortir de son corps. À ce moment-là, Upashi apparaît comme un des démons féminins de la mythologie japonaise.
Koyata pourrait bien être un yokai, un esprit capable de changer d’apparence. Le lien étroit entre lui et la nature renforce son association au surnaturel, la nature servant d’espace transitoire entre réel et surnaturel dans la mythologie japonaise. La forêt dense plongée dans la brume est dépeinte comme un monde mystérieux et dangereux, empli de sons inquiétants. Ces scènes n’existent ni dans le film originel ni dans la production télévisée. Dans 13 Assassins de Miike, elles révèlent l’impact de la superstition chez les samouraïs qui prennent Koyata pour un fantôme et montrent à quel point ils se sont éloignés de la nature. Elles suggèrent aussi que la nature bien que dangereuse est moins effrayante que l’horreur créée par l’être humain, ce qui est mis en lumière par la grande bataille de la fin.
Les allusions au surnaturel sont contrebalancées par l’ironie. Koyata, transpercé de coups de sabre, est laissé pour mort sur le champ de bataille et le spectateur, lui aussi, doit penser qu’il n’est plus de ce monde. Pourtant, il réapparaît à la fin comme si de rien n’était, faisant des grands sauts et tout sourire, insouciant du carnage autour de lui.
Le point culminant : la bataille
Les trois versions des 13 Assassins culminent dans la longue scène de bataille qui dure environ 35 minutes dans le film de Kudo, 25 dans celui de Tominaga et 45 dans celui de Miike. Avant que le combat ne commence, le village est comparable à un champ de bataille par l’installation de barricades transformant le lieu en un enchevêtrement d’objets, de tiges de bambou, de barres et de grilles. La mise en scène de la violence est plus stylisée chez Kudo que chez Miike qui nous montre un véritable carnage et des êtres humains couverts de sang et de boue. Bien que moins de sang coule chez Kudo, la fragmentation créée par le recours fréquent aux gros plans et par des zones d’ombres ainsi que les cris des combattants contribuent à une violence d’une grande intensité. Dans le film de Tominaga, les gros plans et la caméra qui colle aux corps renforcent la tension. Miike, lui aussi, se sert de la fragmentation et d’une caméra très mobile, restant proche des combattants afin de plonger le spectateur au sein de l’action.
Le rôle de l’individu
Dans les films de Kudo et de Tominaga, Shinzaemon et Hanbei s’affrontent dans un duel après que Shinzaemon a tué Naritsugu. Dans 13 Assassins de Kudo, Shinzaemon ne se défend guère contre Hanbei et, mourant, dit que l’honneur lui aurait dicté cette attitude : ayant tué Naritsugu, Hanbei, le fidèle serviteur, est obligé de venger la mort de son maître. Par la suite Hanbei est tué par un des samouraïs accompagnant Shinzaemon. Malgré l’ordre donné par ce dernier d’arrêter le combat, plusieurs des survivants continuent à se battre comme si la violence était hors de contrôle. C’est surtout une des dernières séquences du film qui révèle l’horreur de la guerre. Arazawa, un des samouraïs de Naritsugu, devient fou et, brandissant son sabre et poussant des grands cris, court vers une rizière. La séquence se termine sur un plan à vol d’oiseau le montrant à terre, se retournant sans cesse dans la boue. L’idée de la folie qui s’empare du personnage est évoquée dans le film de Tominaga par le rire dément d’Arazawa et, chez Miike, par les combattants en proie à une violence incontrôlable.
Dans la production pour la télévision, le duel entre Shinzaemon et Hanbei est le moment clef de la séquence de bataille. Il a lieu dans une plaine en dehors du village. Une femme et ses enfants jouent au ballon sur une colline pendant que le duel meurtrier, qu’ils semblent ignorer, se produit à proximité d’eux en contrebas de la colline. La joie des enfants et les couleurs vives du ballon contrastent avec la lutte acharnée que se livrent les deux amis qui finissent par s’entretuer. L’honneur est au centre de ce combat ; les deux hommes acceptent la mort, respectant ainsi les codes de leur classe sociale. Le contraste avec les enfants jouant au ballon révèle la fragilité de toute existence humaine mais signale aussi que la vie continue et que, malgré toute l’horreur, il reste une lueur d’espoir.
Les films de Kudo et de Tominaga mettent l’accent sur le duel entre Shinzaemon et Hanbei, tandis que dans le film de Miike, Shinzaemon se confronte à Naritsugu dans le duel final qui a lieu après que Shinzaemon a abattu Hanbei. Dans les trois films, Naritsugu est dépeint comme un lâche qui cherche à sauver sa vie coûte que coûte. Pourtant, dans le film de Miike, le mourant déclare que Shinzaemon lui a offert le jour le plus excitant de sa vie. Il s’est réjoui du massacre et, auparavant, a annoncé à Hanbei que, dès son accession au pouvoir, il réintroduira la guerre au Japon, car « dans la guerre seulement, on apprend à estimer la vie. » S’agit-il d’une allusion à la remilitarisation du Japon au XXIe siècle que beaucoup de Japonais craignent bien que dans la constitution de 1947 le pays ait dû renoncer à la guerre ? Miike renforce la dimension socio-politique de son approche en mettant l’accent sur le duel entre Shinzaemon et Naritsugu. Ainsi privilégie-t-il une confrontation moins personnelle que Kudo et Tominaga et souligne-t-il l’idée du défi lancé au pouvoir par Shinzaemon et ses hommes.
Dans le film originel, les seuls survivants de la bataille sanglante sont Shinrokurō et Kuranaga, un ami de Shinzaemon. Les deux hommes sont filmés en plan d’ensemble auquel succèdent les plans d’Arazawa devenu fou. Le neveu figure parmi les survivants dans le film de Tominaga. Après un long travelling latéral, la caméra filmant à ras de terre dévoile les cadavres qui parsèment la rue, puis apparaissent Shinrokurō, deux autres assassins dont le samouraï Koyata et Kayo, la fille du chef du village. C’est Shinrokurō qui constate avec amertume : « Après avoir fait tout ce travail, aucun crédit nous est attribué. C’est la voie du samouraï. » Les deux films se terminent sur le personnage de Doi s’éloignant de la caméra pendant qu’une voix off raconte que les conditions véritables de la mort de Naritsugu ont été tenues secrètes. Selon la version officielle, il aurait brusquement succombé à une maladie sur le chemin de son domaine. Ceci confirme les pensées de Shinrokurō dans le film de Tominaga et renvoie à une politique qui – conforme aux préceptes confucéens – prône l’harmonie.
Dans les trois films, le bushidō est défini non comme un système basé sur l’obéissance mais sur la responsabilité de l’individu envers autrui. Tels les samouraïs du clan Ii dans Harakiri, Naritsugu et le shogun ont oublié la valeur du désintéressement au cœur de la culture des samouraïs, célébrée dans Les Sept Samouraïs, film dans lequel Kurosawa déplore la disparition de cet idéal.
Dans 13 Assassins de Kudo et de Tominaga, aucune place n’est accordée à Shinzaemon et ses hommes, voire à leur action héroïque, dans les chroniques officielles. Miike a choisi une autre fin, plus ouverte et mettant l’individu au centre. Shinzaemon, acceptant le sacrifice par respect des codes d’honneur, dit à son neveu qu’il serait désormais libre de choisir sa voie. Shinrokurō dit en avoir assez de la vie de samouraï et envisage de devenir le plus grand criminel du Japon, d’immigrer en Amérique et faire l’amour. Contrairement à Kikuchiyo qui s’intègre au groupe et meurt en défendant les paysans, le seul désir de Koyata, l’autre survivant du carnage, est de retrouver Upashi. Il reste un esprit libre qui se soucie peu des questions de giri et ninjō ou des normes sociales en général. Néanmoins, il est venu au secours des samouraïs dans leur combat contre Naritsugu. Le discours entre Shinrokurō et Koyata parlant ainsi de leurs désirs réciproques a lieu dans les ruines du village, parsemées de cadavres. Le contraste entre ces images et les paroles légères revêt un caractère d’absurdité et donne une dimension ironique à cette dernière séquence qui tourne encore plus en dérision le bushidō et la violence déployée.
Ainsi les trois films se terminent sur le sentiment que la violence n’est que folie. Mais si Kudo et Tominaga proposent une vue fataliste, Miike accorde de l’espoir à l’individu bien qu’il ne reste à celui-ci, dans le Japon du temps des shoguns Tokugawa, qu’à devenir hors-la-loi pour échapper aux contraintes d’une société strictement hiérarchisée.
Andrea Grunert
Docteure en cinéma,
enseigne à l’Université Protestante à Bochum (Allemagne)
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