Hana (Hana yori mo naho, 2006) dont l’action est située en 1702 à Edo (l’actuel Tokyo) est le seul film historique de Hirokazu Kore-Eda. Il aborde l’histoire des 47 rōnin d’Akō, mais, au lieu de mettre ces célèbres personnages au centre, Hirokazu Kore-Eda ne leur n’accorde qu’un rôle mineur, un choix qui aboutit à une critique du bushidō, « la Voie du guerrier » et ses valeurs de loyauté et d’obéissance dont les 47 rōnin sont devenus l’incarnation idéale aux yeux de maints Japonais.
Les 47 rōnin et la production culturelle
Peu de temps après leur mort par seppuku (suicide rituel par éventrement) le 20 mars 1703, l’histoire des 47 rōnin est entrée dans le répertoire théâtral. Monzaemon Chikamatsu se réfère dans sa courte pièce bunraku (théâtre de marionnettes) Gōban Taiheki, écrite en 1706, à leur vendetta. Cette pièce en a inspiré d’autres, dont la plus célèbre est Kanadehon Chūshingura (1748) d’Izumo Takeda II, Shōraku Miyoshi et Senryū Namiki. Les plus grands peintres japonais du XIXe siècle – Hiroshige, Hokusai, Kunisada et Kuniyoshi – ont créé des séries d’estampes sur la vendetta. Au XXe et XXIe siècles, les auteurs de romans et de nouvelles, de manga, de films d’animation et de fiction, de séries de télévision et de jeux vidéo se sont appropriés leur histoire afin de la perpétuer, d’en créer des variations, de la mettre à jour et, parfois, de la soumettre à une révision critique. Leurs tombes et celle de leur seigneur sont devenues un site touristique attirant des visiteurs du monde entier.
Une centaine de films et plus d’une vingtaine de séries de télévision traitant des 47 rōnin ont été produits depuis le début du XXe siècle. Matsunosuke Onoe, la première star du muet, a incarné à plusieurs reprises Kuranosuke Ōishi, le chef des rōnin. D’autres grands acteurs japonais l’ont joué à travers les décennies, parmi lesquels Denjirō Ōkōchi, Tsumasaburō Bandō, Chōjuro Kawarasaki, Kazuo Hasegawa, Chiezo Kataoka, Toshirō Mifune, Kinnosuke Nakamura et Ken Takakura. Quelques éminents cinéastes ont porté la célèbre histoire à l’écran : Masahiro Makino (1938), Kajirō Yamamoto (1939), Kenji Mizoguchi (1941), Kunio Watanabe (1958), Hiroshi Inagaki (1962), Kinji Fukasaku (1978 et 1994) et Kon Ichikawa (1994). La production américaine 47 Ronin (2013) de Carl Rinsch témoigne de sa renommée internationale.
L’histoire des 47 rōnin décrit un acte de vengeance. Le 21 avril 1701, Naganori Asano, le seigneur de la principauté Akō, a brandi son sabre dans l’enceinte du palais shogunal contre le maître des cérémonies du shogun Yoshinaka Kira. Il a dû commettre seppuku le même jour tandis que Kira n’a été amené qu’à prendre une retraite anticipée. Le fief du seigneur d’Akō a été confisqué ; ses trois cents vassaux devenaient rōnin, samouraïs sans maître, souvent condamnés à une existence dans la misère s’ils n’avaient pas la chance d’être employés dans un autre fief. Les raisons de l’attaque de Kira par le seigneur d’Akō restent dans l’ombre. Est-ce qu’il a été provoqué par Kira ? Une des explications données dans maintes œuvres traitant de l’affaire est qu’Asano aurait refusé de verser des pots-de-vin au maître des cérémonies et que ce dernier, mécontent, n’aurait cessé de l’humilier. Du point de vue d’Ōishi et des anciens vassaux d’Asano, la mise à mort de leur seigneur manquait de justification et la punition de Kira était trop légère. Le 14 décembre 1702, ils ont pris d’assaut la résidence de Kira et l’ont tué ainsi que plusieurs de ses vassaux et servants. Au lieu de les faire décapiter comme des criminels ordinaires, le shogunat leur a accordé le droit de commettre seppuku, une mort honorifique selon le point de vue de la classe guerrière, exprimant le respect pour leur acte qui, depuis, est célébré comme l’ultime geste de loyauté envers leur seigneur.
Voici en bref les éléments essentiels d’un événement historique transformé en légende qui mélange inextricablement fait et fiction. Un grand nombre de films et séries relatent les différentes étapes de cette histoire : de l’attaque dans le palais shogunal jusqu’au seppuku des loyaux vassaux. Notamment les productions de l’après-guerre, du Japon « démocratisé », font l’éloge d’Ōishi comme un modèle d’altruisme, concerné par le sort des rōnin et des habitants d’Akō. Il en est ainsi dans la série de 52 épisodes Dai Chūshingura (1971), diffusée par la chaîne éducative NET et co-produite par Mifune Productions, la maison de production de l’acteur Toshirō Mifune qui incarne Ōishi. Cependant, la série ne manque pas d’évoquer la dimension politique de la vengeance des anciens vassaux d’Asano, la présentant comme une révolte envers le shogunat.
Des gens ordinaires
Histoire de fantômes à Yotsuya (Chūshingura Gaiden: Yotsuya Kaidan, 1994) de Kinji Fukasaku, le second film qu’il a réalisé sur les 47 rōnin, porte quelques traits ressemblants avec Hana dans la mesure où Ōishi et les rōnin sont des personnages secondaires. Le personnage principal est le 48e rōnin, dans ce cas un assassin et une âme tourmentée. Hirokazu Kore-Eda s’éloigne encore plus de l’histoire des 47 rōnin et, surtout, il approfondit l’exploration critique de ses conventions narratives et de son éthique.
Hirokazu Kore-Eda joue avec l’attente des spectateurs afin de la déjouer aussitôt. Hana commence avec un court texte décrivant en grandes lignes l’histoire des 47 rōnin et indique que l’action se passe un an après le seppuku d’Asano. Mais les premiers plans du quartier misérable suggèrent qu’il ne s’agit pas d’un film habituel sur la célèbre vendetta. Ces premiers plans du quartier au petit matin ont un charactère quasi-documentaire, révélant aussi la structure épisodique du film, constituée de plusieurs destinées individuelles.
L’action tourne autour de Sōzaemon Aoki dit « Sōza » (Jun’ichi Okada), un jeune samouraï qui a quitté sa province natale pour rechercher le responsable de la mort de son père à Edo. Parmi ses voisins, il y a le fainéant Sadashirō (Arata Furata), Sodekichi (Ryō Kase), un jeune rebelle, Magosaburo (Yūichi Kimura), souffrant d’un léger handicap mental, la veuve Osae (Rie Miyazawa) et son jeune fils. Kore-Eda accorde à chacun une histoire personnelle, créant un riche éventail de personnages qu’il présente avec maints clins d’œil comiques sans jamais les ridiculiser. Le film, un habile mélange de moments tragiques et de moments comiques, est ponctué d’une mélodie joyeuse, tout à fait appropriée à l’ambiance de légèreté que le film transmet sur la façon de vivre des gens démunis mais touchants et débrouillards.
Les décors et maints détails et situations de Hana constituent une image assez crédible des conditions de vie dans ce quartier dégradé des laissés-pour-compte de la société. Kore-Eda ajoute quelques détails historiques pour enrichir son portrait de l’époque. Ainsi mentionne-t-il Engelbert Kaempfer (1651-1716), médecin et chercheur allemand ayant séjourné au Japon, et rappelle la place importante accordée aux chiens pendant le règne du shogun Tsunayoshi Tokugawa (1646-1709), appelé « le seigneur des chiens ». La protection d’animaux, reposant sur des convictions religieuses, a pris une ampleur inouïe pendant son shogunat. Tsunayoshi, né durant une année de chien, avait créé un asile pour chiens errants, en grand nombre à Edo, où ils étaient nourris et soignés. Dans une des scènes, un chien est transporté dans un palanquin, et les habitants du quartier sont obligés de lui faire la révérence comme si un samouraï passait. Mais l‘un d’eux remarque : « Est-ce que ce n’est pas un peu exagéré ? Je suis, moi aussi, un être vivant. » Le commentaire ne témoigne pas seulement de sa conscience sociale mais aussi du célèbre esprit vif des habitants d’Edo. Peu de temps après, lui et ses voisins tuent un chien errant et le mangent, se souciant peu du fait d’avoir commis un crime grave pour lequel ils risquaient une punition sévère.
Hana évoque à maints égards les œuvres des grands humanistes du cinéma japonais, notamment Sadao Yamanaka (1909-1938) et Akira Kurosawa (1910-1998). Les décors rappellent ceux de Pauvres humains et ballons de papier (Ninjō kamifūsen, 1937) de Yamanaka ; la représentation des pauvres comme personnages riches en ressources fait penser aussi bien à Yamanaka qu’aux Bas-fonds (Donzoko, 1957), l’adaptation de la pièce de Maxime Gorki par Kurosawa. Les costumes de Hana ont été, par ailleurs, créés par Kazuko Kurosawa, la fille d’Akira Kurosawa. Comme ces deux éminents cinéastes, Hirokazu Kore-Eda place les marginaux au centre du film et brosse le portrait critique de la classe dirigeante des samouraïs. Tels ses deux prédécesseurs, il fait usage du volet latéral et d’une profondeur de champ étendue permettant un grand nombre de détails dans l’image. Les deux chiffonniers, figures comiques récurrentes de son film qui échangeant des propos vifs, sont inspirés de La Jarre d’un million de ryō (Tange Sazen yowa : hyakuman-ryō no tsubo, 1935) de Yamanaka. La remarque de Sadashirō : « Trouver un homme à Edo, ça peut durer dix ans, non vingt » est un autre emprunt à Une Jarre d’un million de ryō. Dans ce film, les protagonistes cherchent une vieille jarre contenant le secret d’un trésor ; dans Hana, Sōza, le samouraï venu de la province, a demandé à Sadashirō, originaire d’Edo, à son époque une métropole d’un million d’habitants, de trouver Jūbei (Tadanobu Asano), l’homme qu’il est censé tuer.
Dans le cadre de ce film porté sur les gens ordinaires et leur quotidien, les excréments humains sont un motif-clef. Les habitants du quartier faisant la queue devant les latrines publiques est une situation récurrente donnant naissance à des moments comiques. Les excréments sont un fréquent sujet de dialogue dès le début quand un des habitants du quartier raisonne sur l’importance des pauvres dont les excréments sont collectés afin de servir d’engrain aux rizières. Ils seraient donc la base du Japon, à cette époque une société agricole, reposant largement sur la culture du riz. Et même les 47 rōnin n’échappent pas au motif des excréments. Terasaka (Susumu Terajima), l’un d’eux, tombe accidentellement dans les latrines. Et c’est lui, un simple ashigara, membre de l’unité d’infanterie de base et occupant le rang le plus bas dans la hiérarchie de la classe guerrière, en fait, plus paysan que samouraï, qui a l’idée de déterminer le nombre de gardes de Kira selon la quantité de leurs excréments. Cette idée est colportée par les journaux après la réalisation de la vengeance et considérée comme très originale par un des lecteurs.
L’insistance sur les excréments et leur mise en relation avec l’histoire des 47 rōnin tant vénérés à travers l’histoire du Japon, contribue à une critique acerbe ébranlant leur héroïsation habituelle. Le motif des excréments devient un moyen de miner l’image idéale des samouraïs et des valeurs qu’elle véhicule, que ce soit la loyauté ou le courage. Il implique que la classe dominante des guerriers exploitent les autres couches de la population, ce qui est souligné par la présence, bien que secondaire, des rōnin d’Akō qui passent leur temps à ne faire rien d’autre que d’attendre le moment de leur vengeance.
Une petite digression : loi et vengeance dans l’ère Tokugawa
Alors, on peut se poser la question : que deviennent les rōnin d’Akō dans ce film ? À part Terasaka et le médecin Onodera (Yoshio Harada), qui ont trouvé refuge dans le quartier, les autres ne dépassent guère le rôle de figurants. Le départ des rōnin vers la résidence de Kira est montré dans une série de plans évoquant une iconographie bien connue d’autres films, mais cette fois-ci, la caméra ne révèle que quelques fragments de leurs corps, se concentrant sur leurs pieds. Kore-Eda, explorant un répertoire bien connu, peut se contenter de telles allusions. Ōishi n’apparaît jamais, mais il est le sujet de quelques dialogues dont l’un se réfère à un élément connu de maintes pièces et films. Ōishi aurait vécu une vie de débauche à Kyoto, son lieu de résidence, soi-disant pour faire croire aux espions du gouvernement qu’il avait abandonné son désir de vengeance. Les rōnin à Edo, brûlant d’envie de passer à l’action, le dénigrent et se plaignent de sa passivité.
Au lieu de mettre la vengeance des 47 rōnin au premier plan, Hana raconte l’histoire de vengeance de Sōza. La vengeance est un thème important dans la culture japonaise, étroitement liée à la notion d’honneur, notion fondamentale pour la classe guerrière (voir Eiko Ikegami, The Taming of the Samurai : Honorific Individualism and the Making of Modern Japan, Cambridge, Mass., Harvard University Press, 1995). Dans l’ère Tokugawa (1603-1868), l’acte de vengeance était permis à ceux qui avait un lien de parenté direct avec la personne à venger et cette personne – le père ou le frère aîné – devait avoir dans la hiérarchie familiale un statut supérieur à celui du vengeur. Cette forme de vengeance, accomplie dans un duel, est appelée kataki-uchi et était – à quelques exceptions près – réservée aux samouraïs. Pendant l’ère Tokugawa, sa particularité tient à son institutionnalisation (voir Ikegami, op. cit., p. 247). Il s’agit d’une vengeance encadrée par une loi. Le vengeur devait avoir l’autorisation de son seigneur et, si la personne sur qui portait la vengeance avait quitté le fief comme c’est le cas dans Hana, la magistrature du nouveau lieu de séjour devait être mise au courant de cette autorisation et la vengeance enregistrée. Dans Hana, on apprend que la vengeance de Sōza a été approuvée par le seigneur de son fief qui lui accorde même de l’argent pour pouvoir mener à bien sa tâche. La dimension légale est indiquée dans la scène dans laquelle Sōza et ses amis se rendent à la magistrature afin de témoigner de l’accomplissement de la vengeance et la faire supprimer du registre.
Le cas des 47 rōnin est légalement plus ambigu, car les 47 vassaux de Naganori Asano ne pouvaient pas prétendre au lien de parenté directe avec leur seigneur qui, de plus, avait lui-même brisé la loi et avait été condamné à mort par seppuku : « Ainsi, les vengeurs devaient agir en secret et sans préavis, ce qui les mettait en conflit direct avec les principes établis dans l’article 51 de ce qui est communément appelé ʿHéritage de Ieyasu [Ieyasu Tokugawa, 1543-1616, le fondateur du shōgunat de la Maison Tokugawa]ʾ. Une vengeance réalisée dans de telles circonstances ne pouvait être traitée comme une révolte. » (D.E. Mills, « Kataki-uchi: The Practice of Blood-Revenge in Pre-Modern Japan », Modern Asian Studies, Vol. 10, N° 4, 1976, p. 537). Comme l’explique Henry D. Smith II, la peine de mort n’était pas appliquée pour avoir tué Kira, mais pour la manière dont les rōnin d’Akō avaient réalisé leur vengeance : « Bien que conduite au nom de la loyauté pour leur seigneur féodal, la vendetta des rōnin d’Akō était contraire au bakufu [le gouvernement shogunal], ce qui est indiqué par leur condamnation à mort. » (Henry D. Smith II, « Chūshingura in the 1980s: Rethinking the Story of the 47 Ronin », www.columbia.edu, août 2003).
Pourtant, leur vengeance a été célébrée comme un acte héroïque plutôt que criminel, ce qui est mis en lumière par le fait que les vengeurs ont eu le droit de commettre seppuku. Maurice Pinguet révèle, en se référant à la pièce bunraku Kanadehon Chūshingura, comment le dilemme de la vengeance illégale mais célébrée a été résolue et à quelle fin : « Les auteurs de Chūshingura ont une vision optimiste : à travers les péripéties les plus pathétiques, le bien triomphe, et la paix de l’État s’accorde pour finir aux exigences de la loyauté vassalique. Plutôt qu’une tragédie, l’histoire des quarante-sept devient dès lors un mythe, au sens de Lévi-Strauss, c’est-à-dire la représentation qu’une société veut se donner de ses contradictions comme apaisées, résolues, surmontées. (…). C’est par l’institution du seppuku que cette conciliation pouvait s’opérer. » (Maurice Pinguet, La Mort volontaire au Japon, Paris, Gallimard, 1984, p. 163).
La popularité des quarante-sept dont la vendetta évoque l’esprit guerrier du passé s’explique par une nostalgie d’actes héroïques dans une période de paix. L’ère Tokugawa représente une longue période de paix durant laquelle les guerriers étaient transformés en bureaucrates avec peu d’opportunités d’accomplir des actes de grand courage. Pour le dire avec les mots de Pierre-François Souyri : « Les 47 rōnin innovèrent en effet sur un point. Ils ne se rangèrent pas derrière un hypothétique héritier du clan qui les aurait conduits à agir en représailles, comme l’usage l’aurait voulu. Ils agirent d’eux-mêmes, indépendamment de la maisonnée de leur seigneur, comme s’ils avaient en commun le sens d’une destinée partagée. » (Pierre-François Souyri. Les guerriers de la rizière : la grande épopée des samouraïs, Paris, Flammarion, 2017, p. 273).
L’héroïsation des personnages et la popularité de leur histoire témoigne d’un changement d'éthique, accordant plus d’importance à la loyauté envers le seigneur qu’à la piété filiale comme l’indique Isolde Standish en se référant au critique Tadao Satō (Isolde Standish, Myth and Masculinity in the Japanese Cinema : Towards a Political Reading of the Tragic Hero, New York, Routledge, 2015, p. 18), ce qui rendait le geste de révolte, un crime capital pendant l’ère Tokugawa, plus facile à accepter. Exprimant à la fois un choix individuel (les rōnin avaient le choix de la vengeance : des trois cents, seulement quarante-six ont suivi Ōishi ) et un sentiment d’obéissance à un code d’honneur, la vendetta offre de multiples interprétations. Elle a permis de célébrer le sacrifice volontaire comme pendant la Seconde Guerre mondiale ou d’être vue en des termes plus personnels comme dans maints films de l’après-guerre qui mettent l’accent sur le tendre attachement d’Ōishi à son seigneur. En représentant généralement Kira et le shōgunat comme incarnations du mal, voire d’un gouvernement corrompu, la vendetta est justifiée sur le plan émotionnel, permettant l’identification morale avec les rōnin. Leur révolte n’avait pourtant pas pour but de changer la société et ses structures fondamentales, ce qui rend leur histoire très malléable et facile à adapter à des époques les plus différentes.
Portraits humains
Hirokazu Kore-Eda ne s’intéresse pas à cette dimension possible de l’histoire ou à l’héroïsation de vengeurs. En revanche, sa vision des samouraïs, dépeints comme des fanfarons, figés dans le passé, est teintée de désillusion. L’intérêt du cinéaste pour les gens ordinaires, les véritables héros de son film, et ses portraits de samouraïs frôlant la caricature, sont proches de ceux de Yamanaka dans ses trois films ayant subsisté après la Seconde Guerre mondiale : La Jarre d’un million de ryō, Kashiyama Sōshun (1936) et Pauvres humains et ballons de papier. Tout comme Matajurō Unno dans Pauvres humains et ballons de papier, le rōnin Jirōzaemon (Teruyuki Kagawa) s’accroche à l’idée de trouver un emploi, ce qui s’avère être une illusion. Il ne cesse de parler de l’honneur des guerriers mais ne prononce que des stéréotypes comme : « Pour un samouraï, la justice vaut plus que la vie. Il s’associe à la beauté et défend la justice. » Contrairement au humble Matajuro qui est une figure tragique, Jirōzaemon n’est qu’un bouffon. Le visage noir de saleté, les vêtements en lambeaux, il est imbu de son statut social de samouraï et refuse tout travail.
Pauvres humains et ballons de papier commence avec le seppuku d’un rōnin et se termine avec la mort de Matajurō et de son épouse, la mort étant la seule échappatoire à la misère pour ses trois personnages. Le seppuku de Jirōzaemon est avorté, un échec comme ses précédentes tentatives de suicide ; le rōnin ne réussit même pas à se tuer. Il faut pourtant dire, que bien que le personnage contribue à la critique de ce que d’autres films célèbrent comme vertu, Jirōzaemon a un côté touchant par son imperfection.
Hana contrecarre les images idéalisées liées à la mort volontaire qui sont au cœur de l’histoire des 47 rōnin. Sōza, lui aussi, emploie des phrases stéréotypées en disant qu’après sa vengeance il va tomber comme la fleur du cerisier, cette fleur si délicate associée aux samouraïs, souvent morts jeunes. Mais Sadashirō, le réaliste, décrit le suicide rituel comme une affaire sanglante et dégoûtante, dépourvue de toute dignité. La critique des samouraïs est directement prononcée par Sodekichi qui dénonce les guerriers comme des parasites, vivant aux dépens des autres. La mère de Sōza en fait la preuve. Elle se plaint dans des lettres à son fils de se trouver dans la misère la plus profonde, mais en réalité elle vit aisément de l’argent destiné à la vengeance de Sōza. Son frère ne prononce que des lieux communs sur l’honneur et sur le sabre comme l’âme du samouraï. Irrité par l’attitude de Sōza, ému par le triste sort de la mère de Jūbei, qui s’est donnée la mort par honte de l’acte de son fils, il lui défend de se rendre sur la tombe de leur père.
Quant aux rōnin d’Akō, ils conspirent, enivrés par leur projet de vengeance et par leur propre importance. Mais, quand ils apprennent que Sōza et ses voisins montent une farce sur le sujet de la vengeance, ils sont avides de leur donner une leçon et cherchent à passer Sōza à tabac, alors qu’il est en pleine représentation. Lâches comme ils sont, ils ont pris bien soin de cacher leurs visages.
Quelque chose de plus qu’une fleur…
Sōza est un homme actif qui a ouvert une petite école dans laquelle il accueille enfants et adultes du quartier. Le jeune samouraï est un personnage dont l’humanité s’étend bien au-delà de sa classe sociale. Et il s’occupe de ses élèves d’une manière bienveillante, n’hésitant pas à moucher le nez d’un de ses jeunes élèves. Contrairement à Jirōzaemon et à la plupart des autres samouraïs du film, il est capable de changement, mettant en œuvre l’avis de son oncle, un bon vivant excentrique mais sympathique, qui lui dit que la vengeance n’est pas le seul moyen de faire preuve de dévotion filiale. Ouvert d’esprit, Sōza écoute les autres. Ainsi est-il impressionné par le jeune fils de Jūbei. Au lieu de se battre avec les enfants de samouraïs qui se moquent de lui, le garçon a trouvé un stratagème efficace pour éviter la violence. La remarque de Jūbei que son fils a assimilée – « Qu’y a-t-il de si bien d’être un samouraï ? » – fait réfléchir Sōza qui comprend qu’il est plus courageux de vivre son propre rêve et de s’opposer aux conventions que de suivre une voie qui n’engendre que haine et tristesse.
C’est à Sōza d’inventer son propre stratagème afin d’éviter la mort de son adversaire – ou la sienne. Le jeune samouraï et ses voisins créent l’illusion de la vengeance accomplie en reprenant les rôles qu’ils ont tenus dans leur pièce de théâtre. Maintenant costumes et dialogues servent à tromper le magistrat qu’il s’agit de convaincre de la réalisation de la vendetta. Le plan de Sōza réussit, le magistrat verse même des larmes tant il est ému par l’action « courageuse » du jeune homme. Peu de temps après, on peut lire dans les journaux que les rōnin d’Akō, sous l’influence de l’action de Sōza, sont, eux aussi, passé à l’acte. Ōishi et ses hommes sont transformés en héros et autour d’eux se développe tout de suite un commerce. La demeure du docteur Onodera devient un site touristique ; quelqu’un vend avec succès des petits pains appelés « samouraïs loyaux ». Ōishi n’est plus un personnage méprisé mais une star des médias.
Cette nouvelle image aussi bien que celle d’Ōishi passant son temps dans des bordels reposent sur des rumeurs et ne sont que pures fabrications. Il en est de même pour Terasaka. Est-ce que ce survivant du drame est un déserteur ou bien a-t-il échappé à la mort parce qu’Ōishi lui aurait donné l’ordre de se rendre chez les familles des vengeurs afin de les mettre au courant de l’accomplissement de la vengeance ? Terasaka reste un personnage ambigu dans la littérature et au cinéma. Hirokazu Kore-Eda en propose sa propre version. Terasaka se cache dans le quartier, ayant pris la fuite juste avant l’arrivée de ses camarades à la résidence de Kira. Quand une voisine suggère au fuyard de prétendre qu’Ōishi lui aurait demandé d’informer les familles, il se lève d’un bond, hurlant que c’est vrai et se met en route immédiatement. Hirokazu Kore-Eda dévoile les mécanismes qui construisent une légende et s’en sert pour la déconstruire encore plus.
Sōza apprend que la vie d’un homme est plus précieuse que de tomber comme une fleur. Le titre international Hana réduit la signification du film se concentrant sur le mot « hana » (« fleur »). Hana yori mo naho peut justement être traduit par « quelque chose qui est plus qu’une fleur ». Au lieu de le confronter dans un duel, Sōza propose à Jūbei d’envoyer son fils à son école. Contrairement à Pauvres humains et ballons de papier, Hana a une fin heureuse, montrant Sōza avec ses amis et voisins faisant la fête à laquelle participe même l’arrogant Jirōzaemon.
Hana soumet une célèbre légende à un examen critique en dévoilant les mécanismes de sa fabrication. Le film met en doute aussi bien les valeurs telles que loyauté et obéissance que les conventions des films traitant des samouraïs. Au lieu de faire l’éloge de l’héroïsme et de la violence que la vengeance implique, il célèbre l’esprit vif et le courage des pauvres, l’humanité, l’amitié et l’amour. Les plans de cerisiers existent dans le film, mais, incarnant l’espoir plus qu’étant un symbole de l’évanescence, ils sont réservés aux moments de joie partagée.
Andrea Grunert
Université Protestante, Bochum, Allemagne
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