Une énigme. Elle a ses idolâtres. D’autres sont totalement allergiques. Un tout petit format : un mètre soixante, sans signe très particulier... mais prompte à toutes les transformations, et une énergie ! Une voix, un phrasé : plat, défensif, exclusif. Tous les acteurs dont on se souvient sont une voix : Jeanne Moreau et sa façon de détacher les syllabes, Michel Simon, Jouvet, Pierre Brasseur, Noiret, Rochefort (caverneux surdoués), Delphine Seyrig et son manque de souffle, Jean-Louis Trintignant, Gérard Depardieu... et Isabelle Huppert.
Fin 2020, le Times en a fait un éloge sidérant. Elle était aux calamiteux césar, menue, stylée, mais pas trop coiffée, pour remettre un prix à une fébrile débutante. Elle a joué son rôle, une fois de plus, avec sa voix posée, son élégante gentillesse, son sourire éternellement ambigu.
Isabelle Huppert n’est pas une personne. Elle est un personnage, celui qu’elle incarne de film en film, parfois aussi au théâtre... Sa vraie personne, on ne la connaît pas. Ses interviews sont neutres, tournant uniquement autour du rôle, du long métrage ou de la pièce, du réalisateur ou des partenaires. Parfois elle pose pour de très jolies photos dans d’élégants journaux féminins, toujours aussi muette. Sur elle : rien ou presque rien, du banal, de l’elliptique, dans un français parfait, joliment articulé, sans apprêt. Une personne bien élevée, de bonne famille…
C’est cela : dans le cinéma français, Isabelle Huppert est une femme de famille.
Cela commence avec la petite sœur très sage de Romy Schneider de César et Rosalie de Claude Sautet en 1972. Elle a 18 ans et encore les joues rondes de l’enfance. En 1974, pour Les Valseuses, elle est la fille dévergondée de vacanciers, et perd avec contentement sa virginité en compagnie de Gérard Depardieu et de Patrick Dewaere, sur fond de musique de Stéphane Grappelli : on ne peut rêver mieux.
Puis vient La Dentellière de Claude Goretta (1977), chronique de l’amour impossible d’une jeune fille modeste et silencieuse pour un jeune homme frileux, coincé dans une famille pétrie de préjugés : il est le premier homme faible de son parcours ; il y en aura beaucoup. Cet opus la consacre.
Définitivement fille, elle l’est encore deux fois, d’abord dans un film extravagant d’Otto Preminger, Rosebud (1975) tout à fait raté (« carrément imbuvable » écrit Jean Tulard), mais avec une distribution d’enfer : Peter O’Toole, Richard Attenborough, Raf Vallone, dans lequel elle est la fille d’un diplomate, enlevée par des terroristes : beaucoup d’explosions en langue anglaise, et des baisers du flamboyant Peter.
Puis, Claude Chabrol lui donne à incarner la vénéneuse Violette Nozière (1978), fille de Jean Carmet et Stéphane Audran, empoisonneuse familiale et perverse arriviste. Chabrol, avec lequel elle aura une grande complicité toute sa vie, a détecté chez Isabelle Huppert sa dimension d’ambiguïté, sa présence destructrice qui plombe les meilleures intentions, sa manière d’envahir l’écran, même dans des scènes secondaires.
Primé à Cannes, Violette Nozière sera le point de départ d’une saga ininterrompue de rôles familiaux axés sur la révolte personnelle, le refus des conventions (bourgeoises), la destruction de soi et d’autrui, dans la mesure – justement – où les lois de la famille entravent une volonté personnelle ou l’expression d’une névrose qui ne peut s’exprimer que dans le trouble.
Fille, belle-fille, sœur, amie, nièce, fiancée, orpheline, compagne, épouse, mère, confidente, belle-mère, divorcée, veuve... manipulatrice, destructrice, assassine, adultère, énergique ou amorphe, honnête ou menteuse, rebelle, soumise, méchante, assagie ou déchainée, les représentations de la femme sous toutes ses facettes, aux prises avec l’institution sociale clef : la famille.
En 1979, il y a Les Sœurs Brontë d’André Téchiné, assez sinistre, puis, en 1980 Loulou de Pialat, épouse adultère, fugueuse, rebelle. Elle compose avec Gérard Depardieu, violent, incontrôlable, un couple - hors famille - dérangeant et tragique. Benoît Jacquot, d’après Henri James, avec le glacial et pervers Les Ailes de la colombe (1981), la fait mourante et riche à Venise ; c’est peut-être un peu trop intellectuel. En 1981 Michel Deville avec Eaux profondes d’après Patricia Highsmith, avec Jean-Louis Trintignant qui élève des escargots, plus père qu’époux, en fait une femme enfant, perverse et manipulatrice, mêlant légèreté et noirceur. 1981 est une grande année, avec pour finir Coup de Torchon de Tavernier : très jolie, faussement naïve dans une Afrique encore coloniale, juste avant la déclaration de guerre, elle est l’épouse de « ce con de Marcailloux » et la maîtresse de Philippe Noiret, justicier illuminé dans son T-shirt rose délavé ; la scène où tous deux caressent la tête du chien dotée d’une raie au milieu est irrésistible.
Il est préférable d’oublier La Truite, un mauvais Losey en 1982 avec Jean-Pierre Cassel et Jeanne Moreau, vaguement japonisant, plus prétentieux qu’étrange.
Isabelle Huppert ne retrouve Chabrol qu’en 1988 pour le beau et terrible Une affaire de femmes : histoire vraie pendant l’Occupation d’une mère de famille exemplaire, la dernière femme condamnée à mort en France, dont le destin tragique se recoupe avec les aléas historiques d’un pays ravagé. Puis, en 1991, de nouveau provinciale mais rêveuse, insatisfaite épouse d’un médecin du 19ème siècle (un de ses très rares rôles à costumes) pour Madame Bovary, laquelle meurt non d’amour et de tuberculose, mais d’ennui et de frustration. Film en tout point parfait, la plus élégante et fidèle adaptation du roman de Flaubert.
Claude Chabrol reprocha beaucoup à Isabelle Huppert d’être partie faire du patin à roulettes dans le grand ouest américain pour Heavens Gate (la Porte du paradis) de Michael Cimino (1980). Après tout, il était un peu son père de cinéma. Cimino (entre parenthèses) était fou de notre Isabelle. Il la voulait absolument et l’imposa à la production, faisant d’elle la tenancière d’un bordel dans le nord-ouest américain à la fin de l’ère des cow-boys et au début de celle des émigrés. Beau, tragique, violent, trop long (la version intégrale fait plus de 3 heures), ce film faillit ruiner définitivement la United Artits et saccagea la carrière du surdoué Cimino qui mit des années à se remettre de l’échec du film, découpé et coupé à sa sortie. La scène de la ronde sur patins à roulettes avec son inoubliable thème musical, fait partie de l’anthologie des plus beaux moments du cinéma mondial. Française, rousse et délurée, Isabelle Huppert y est la maîtresse d’un superbe Kris Kristofferson un peu empaillé, qui va la laisser tomber – après l’épouvantable tuerie – pour faire un mariage de convenance compatible avec le rang de sa patricienne famille. On n’épouse pas une française avec laquelle on a fait la noce, qu’on a déshabillée en plein air et qui tire à la carabine. D’ailleurs, elle meurt d’une balle perdue, ce qui est conforme au puritanisme des Amerloques. Après ce film devenu culte dans lequel Christopher Walken est également remarquable, Isabelle retrouva donc Chabrol pour être, sous sa direction, une deuxième fois « guillotinable » dans Une affaire de femmes.
Elle enchaîne, en bien plus léger, toute bouclée, navigant entre Coluche et Thierry Lhermitte, demoiselle peu vertueuse, égarée à Courchevel, le peu délicat mais hilarant La femme de mon pote (1983) de Bertrand Blier (Jean Tulard déteste). Plus tard c‘est le plus paisible Coup de Foudre de Diane Kurys (1983), non dénué d’ambiguïté où elle est Lena, mère distraite, petite bourgeoise des années 1950, mariée à un ennuyeux et brave Guy Marchand auquel elle doit tout ; elle s’en va, définitivement, avec Miou Miou pour vivre une vie sans homme.
Puis elle retrouve Chabrol pour La Cérémonie (1995) où elle forme avec Sandrine Bonnaire le couple diabolique exterminant une paisible famille bourgeoise. Le niveau de haine, d’abord contenue puis exprimée, est étonnant et très dérangeant.
Chabrol toujours avec Rien ne va plus en 1997 : une comédie dite légère : Isabelle Huppert s’y amuse, se déguise, met des perruques, fait l’idiote, face à un bougon, calculateur et magnifique Michel Serrault : toutefois pendant tout le film on ne sait trop s’ils sont Pygmalion et Cosette, oncle et nièce, vieux amants camés, père et fille dévergondés, amis ou ennemis, ou simples complices de longue date... À la fin, après avoir fugué, elle revient vers lui, qui joue les gâteux : tendresse ? Perversité ? Goût du risque ? Cruauté ? Simple intérêt ? Un peu tout cela. Dans tous les cas, elle joue encore à trahir l’honnêteté, avec son phrasé plat tellement convaincant, jouir du bon air de la Confédération helvétique, où, on le sait, l’argent n’a pas d’odeur.
Les films s’accumulent. Mère, elle l’est encore, dans Saint Cyr (2000) pour lequel, amante puis épouse cachée de Louis XIV, elle materne des jeunes filles de petite noblesse désargentée dans sa célèbre institution. Ou bien, en 2008, dans le remake d’Un Barrage contre le Pacifique, elle lutte avec obstination contre l’océan, ses enfants et un destin contraire. Assez terne, flottant si l’on peut dire...
Le siècle nouveau apporte une grande diversité ; En 2000, très bien habillée (Hermès peut être ?) encore en Suisse, avec Claude Chabrol, mais dans la plaine genevoise, elle est l’épouse empoisonneuse d’un Jacques Dutronc pianiste virtuose, délibérément absent et silencieux, par lâcheté ou indifférence, dans Merci pour le chocolat : jeu de familles mal recomposées où trainent d’adultérins rejetons animés de rancœurs tenaces. Isabelle Huppert calme tout le monde avec son délectable breuvage…
Elle découvre aussi et affronte un nouveau style de cinéma avec La Pianiste (2001), puis Amour (2012) de Michael Haneke, aux destructrices relations mère-fille. L’un la confronte à Annie Girardot (ultime rôle), l’autre à Emmanuelle Riva (et Jean-Louis Trintignant) dans des péripéties de non amour et d’amour souvent dérangeantes. Le second film – primé partout – ne lui donne qu’un rôle secondaire, mais sa présence (ou son absence) éclaire le récit de manière saisissante.
Puis on va vers plus de légèreté, toujours avec une pointe de cruauté ou de drame : François Ozon lui permet d’être l’extravagante et vilaine Augustine de Huit Femmes (2002), malade imaginaire, jalouse et batailleuse, passant du laideron à la fausse vamp, avec le sublime moment de larmes du Message personnel de Françoise Hardy. En 2004 Les Sœurs fâchées d’Alexandra Leclère où elle est particulièrement teigne, névrosée et snobinarde : très bien habillée, elle compose avec Catherine Frot un anti duo savoureux : le dîner au cours duquel Catherine Frot raconte avec innocence la genèse de son roman à succès devant une Isabelle Huppert éberluée et jalouse à crever, est le morceau de bravoure d’un film qui finit bien, mais trop mollement. Copacabana de Marc Fitoussi la voit dans un récit poétique et cruel, en mère irresponsable et déjantée aux côtés de sa propre fille en 2010.
Dans Mon Pire cauchemar sorti en 2011, très bien habillée, elle est encore une bourgeoise rive gauche, intello et coincée qui s’ennuie ferme dans un univers aseptisé ; sa rencontre avec un Benoît Poelvoorde hors cadre va libérer ses penchants pour la bouteille et la jambe en l’air, ainsi qu’un sentimentalisme soigneusement caché. Ce n’est pas un grand film mais il amuse, a pas mal de succès en révélant une nouvelle facette de jeu. Sans doute faut-il approcher la soixantaine pour ne plus se prendre trop au sérieux.
Isabelle Huppert, mise souvent sur la génération de nouveaux cinéastes, pour un financement modique, alternant avec des réalisateurs plus consacrés, des rôles plus ou moins importants. Elle s’applique à échapper aux stéréotypes. Toutefois l’assez beau L’Avenir de Mia Hansen-Løve, primé à Berlin, la remet en prof parisien, proche de la retraite, qui n’arrive plus à publier, et se fait larguer par son vieux mari. La fin est très tendre, émouvante, bercée par À la claire fontaine... heureusement : tout ayant foutu le camp, on peut encore avoir un avenir en grand-mère !
En 2015, elle retrouve tout de même Gérard Depardieu pour l’étrange et mal ficelé Valley of Love, dans la torride Vallée de la mort à la recherche du message galactique de leur fils suicidé. C’est surjoué, pas vraiment convaincant, disons expérimental. L’obésité de Gérard est inquiétante. Un semi flop.
Et puis il y a le terrible Elle de Paul Verhoeven en 2016, qui obtient deux césars, dont le sien, et deux Golden Globes US (mais pas l’Oscar, rapté par Emma Stone). Elle est contente tout de même, en robe à paillettes, d’être honorée pour ce rôle épuisant de femme implacable et bizarre qui règle ses comptes toute seule avec une sorte de délectation barbare.
Et puis... Encore des films, toujours (3 ou 4 par an). Le dernier, en salle, juste avant les fermetures dues à la pandémie, est La Daronne de Jean-Paul Salomé, tiré du formidable roman d’Hannelore Cayre, dans lequel elle s’amuse, triche, se déguise, a deux filles sympas, une mère mourante, dialogue avec un chien qui joue très bien. Jean-Paul Salomé a tendance à goupiller des séquences trop allusives, mais c’est bien tout de même ; Hippolyte Girardot excelle dans son éternel emploi de type floué par les femmes. Patience Portefeux est une héroïne solide et sympathique. Succès bref en salle. Le DVD se vend bien.
Il faudrait tout de même faire attention, ne pas abuser du style Isabelle dans les rôles d’Huppert, car à la longue cela risque de lasser.
Au bout de tant d’épisodes, on peut se demander qu’est ce qui fait encore courir la petite Huppert... Le désir de gloire ? Celui d’être reconnue ? Elle a accumulé une vingtaine de récompenses, et s’en fout un peu. Les Japonais l’adorent, les Américains l’admirent. La famille, elle connaît, issue d’une fratrie de cinq, avec le même Jules depuis 40 ans, 3 enfants... Peut-être le désir de transmettre des émotions ? Un trop plein d’énergie ? L’envie du partage ? Et tout simplement le désir de tourner, d’habiter d’éphémères personnages, de devenir un personnage soi-même.
Françoise Thibaut
Professeur des universités
Correspondante de l’Institut, Académie des Sciences morales et politiques
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