L’enfance d’Ivan d’Andreï Tarkovski :
premier germe d’une dissidence ?
A l’occasion de l’édition 2017 du festival de cinéma de La Rochelle, une rétrospective a été consacrée à l’œuvre, rare mais exigeante, d’Andreï Tarkovski. Depuis sa mort en 1986, l’un des tropismes les plus répandus sur le parcours du cinéaste russe réside dans l’insistance mise à évoquer son statut d’artiste maudit, exposé aux mesquineries, vexations et obstacles en tous genres des autorités soviétiques, mais aussi sa décision déchirante de quitter, dans des conditions dramatiques, sa terre natale, son exil en Italie et, finalement, sa mort à Paris. Le risque serait toutefois de tomber dans l’erreur de Sainte Beuve et d’expliquer l’œuvre par la vie de son auteur ou, pire, de s’intéresser davantage à la vie de l’auteur qu’à son œuvre. Or s’il est une constante dans le travail de Tarkovski, c’est bien le refus de toute unidimensionnalité et de toute univocité : la réception de n’importe lequel de ses films par n’importe quel spectateur participe en grande partie du sens que ce dernier sera amené à lui conférer et, par-delà le sens, ce sont moins la logique narrative et la rationalité platement événementielle qui comptent dans l’expérience de ce spectateur que la palette d’émotions, esthétiques, sensorielles, voire spirituelles, qu’il éprouve tout au long du visionnage. C’est dire donc qu’il convient de se garder de tout simplisme biographique dans l’analyse d’un tel corpus cinématographique.
Il n’est pas indifférent, pour autant, qu’un cinéaste tel que Tarkovski ait dû exercer en grande partie son art dans le contexte d’un régime totalitaire – si tant est que l’on s’accorde sur le postulat suivant lequel l’activité artistique, en tant qu’expression de la créativité humaine, constitue toujours, pour quelque pouvoir que ce soit, un danger diffus, en raison de l’affranchissement des limites, voire des transgressions, que la plupart des œuvres de génie opèrent. Si, en régime démocratique, la protection de la liberté d’expression préserve généralement les productions culturelles de la censure, voire de poursuites judiciaires (mais pas toujours), tel n’est évidemment pas le cas dans un Etat autoritaire, a fortiori dans un Etat totalitaire. Le cas soviétique est à cet égard éclairant, plus éclairant même que celui de l’Allemagne nazie. D’abord, ayant duré plus longtemps, il offre par définition un champ d’observation plus vaste. Ensuite, si les deux dictatures les plus féroces du XXe siècle ont encouragé un art officiel et imposé un code de canons esthétiques reléguant au rebus toute création infidèle à ces canons (il suffit de songer aux réquisitoires nazis contre l’art « dégénéré », dans la foulée desquels une bonne partie des collections d’art moderne des musées et galeries d’art allemands furent dispersées et vendues à vil prix) et condamnant son créateur à l’exil (au mieux) ou au camp de concentration/goulag, il n’en reste pas moins que la systématisation théorique de cette tendance fut davantage présente dans l’histoire soviétique, à travers la notion de « réalisme socialiste ». Enfin, hormis la longue période du stalinisme pur et dur, l’artiste immergé en milieu soviétique était généralement confronté à une alternative moins radicale que le créateur confronté au pouvoir nazi : dans cette dernière hypothèse, soit ce créateur, s’il voulait rester fidèle à sa liberté artistique, devait s’exiler (Thomas Mann en littérature, Arnold Schönberg en matière musicale, Fritz Lang pour le cinéma ou Max Beckmann dans le domaine pictural), soit il adhérait, sincèrement ou par opportunisme, aux nouvelles exigences esthétiques (comme Arno Breker, Leni Riefenstahl ou Elisabeth Schwarztkopf), soit il renonçait à toute activité publique et entrait en exil intérieur (ex : les écrivains Erich Kästner ou Hans Fallada). Il semble en revanche que, dans l’Union soviétique postérieure à la mort de Staline, l’étau se soit quelque peu desserré et qu’il ait été possible à certains artistes de jouer avec la censure, notamment par des procédés tels que la dissimulation, le double (ou multiple) sens, le recours aux symboles ou la métaphore. Malgré les avanies que les autorités officielles pouvaient infliger, il restait envisageable de créer des œuvres riches de plusieurs lectures, de plusieurs interprétations, potentiellement subversives par conséquent, et d’être ainsi successivement, voire tout à la fois, célébré et maudit. Tel fut le cas, par exemple, du compositeur Dmitri Chostakovitch, dont l’existence et l’œuvre sont étroitement entremêlées à une grande partie de l’histoire de l’Union soviétique. Certes, les marges étaient loin d’être généreuses (le sort peu enviable réservé à Pasternak et Brodsky, respectivement acculés à la misère et à l’exil, en fut la déplorable démonstration) mais elles existaient, semble-t-il.
Sans tomber dans le simplisme biographique dénoncé ci-avant, est-il donc possible d’éclairer tout ou partie de la production de Tarkovski à la lumière du contexte politique dans lequel elles ont été réalisées ? Tout au moins, les choix esthétiques privilégiés à tel ou tel moment de son évolution artistique peuvent-ils utilement être mis en relation avec la situation politique alors en vigueur ? Si, comme le montrent notamment les doctrines de l’art officiel, toute politique suppose une esthétique1, une option esthétique équivaut-elle toujours à une prise de position politique ? La plupart des films de Tarkovski paraissent il est vrai de prime abord assez éloignés de toute préoccupation politique explicite mais il en est un, en tout cas, qui apparaît clairement en prise avec la réalité soviétique : L’enfance d’Ivan (1962). Œuvre de jeunesse, très éloigné des films postérieurs qui feront la gloire du cinéaste, beaucoup plus accessible et linéaire en tout cas, il ne s’agit pas pour autant d’un travail mineur – loin de là. C’est sur lui qu’on voudrait concentrer l’attention dans les lignes qui suivent, afin de montrer qu’il contenait déjà en germe des éléments de « dissidence », politique et esthétique, qui furent peut-être moins immédiatement perceptibles, compte tenu du contexte historique, au moment de la sortie du film mais dont la réception deviendrait bien plus problématique par la suite, une fois refermée la parenthèse kroutchévienne.
Tarkovski n’a pas trente ans lorsque les responsables des studios Mosfilm lui demandent de reprendre le projet du film, initialement confié à un autre réalisateur – ce qu’il n’acceptera qu’à la condition de pouvoir réécrire le scénario et de changer la totalité de l’équipe du film (techniciens et comédiens). L’œuvre se ressent incontestablement de cette réécriture. On serait tenté de résumer le résultat final à une combinaison d’orthodoxie politique et d’hétérodoxie esthétique, mais les choses ne sont peut-être pas si simples.
Un mélange d’orthodoxie politique et d’hétérodoxie esthétique ?
L’argument du film est limpide et ne semble en rien s’éloigner des poncifs de la propagande soviétique. La famille d’Ivan, enfant de douze ans, a été massacrée par les nazis. Désireux de venger ce crime, il rejoint alors les partisans, puis l’armée soviétique, où il devient éclaireur. Prêt à s’exposer aux missions les plus dangereuses, il est en butte aux vaines tentatives des adultes, ses supérieurs, pour le dissuader d’aller au-devant des opérations les plus risquées. La dernière lui sera fatale. L’ennemi apparaît d’emblée abject, les hommes qui prennent en charge Ivan sont courageux et paternels, Macha, l’officier féminin responsable du service de santé, est à la fois audacieuse et vertueuse et l’on compatit au sort d’un gamin que la folie des hommes transforme en machine à tuer obsessionnelle – un enfant-monstre « que l’on ne peut s’empêcher d’aimer » pourtant, selon Sartre (Situations VII, Gallimard, 1965, p. 332 et s., même si l’on sait par ailleurs que Tarkovski était assez peu enclin à partager l’analyse sartrienne de son premier long métrage). Bref, de prime abord, un scénario en tous points conforme à la ligne officielle soviétique, vantant les souffrances et l’héroïsme d’une population et d’une armée qui résistèrent victorieusement à un ennemi impitoyable et cruel. Tarkovski ne semble introduire aucune note dissidente dans une histoire que, en d’autres temps et en d’autres lieux, on aurait presque pu qualifier de saint-sulpicienne.
En revanche, le premier long-métrage du réalisateur russe tranche d’emblée avec le tout-venant esthétique du réalisme socialiste. Loin de reproduire, de façon platement figurative, une épopée exaltant des caractères caricaturaux dans des situations grossièrement héroïques, Tarkovski emprunte à des registres nettement hétérodoxes.
D’abord, la place importante concédée à l’onirisme, qui se traduit par la mise en images de certains rêves d’Ivan et donc, par l’exposition de son intériorité et de ses aspirations ou peurs les plus enfouies, est très éloignée d’une représentation qui privilégieraient les seuls événements concrets ponctuant l’action.
Ensuite, alors que la doctrine officielle tendait à favoriser, dans le domaine artistique, la valorisation des masses et des collectivités, plutôt que des individualités, le film s’attache au contraire à la destinée d’un enfant et de quelques adultes. Si la guerre est bien présente, si le front n’est pas loin, si donc la grande histoire est perceptible par le spectateur, l’intrigue ne s’en déroule pas moins dans un cadre étonnamment intimiste pour un film de guerre. Il est vrai que cette option pourrait plus prosaïquement s’expliquer par le budget alloué au film. Mais les restrictions budgétaires avaient été acceptées par Tarkovski et l’on peut penser que cette acceptation était liée au parti pris intimiste auquel il s’était d’emblée rallié : point de scène de bravoure où se donne à voir la virtuosité du réalisateur, juste une succession de plans où, la plupart du temps, les protagonistes sont deux ou, en tout cas, peu nombreux. Pour n’être pas exposée spectaculairement, la tragédie de la guerre n’en est que plus prégnante.
Enfin, de nombreux plans, qui eussent été jugés inutiles à l’aune des canons esthétiques alors en vigueur, traduisent un souci d’user de l’outil cinématographique à des fins auxquelles la propagande ne le destinait certainement pas. On sait la très grande sensibilité de Tarkovski à la peinture2 (on songe immédiatement à Andreï Roublev (1969) mais on peut aussi penser aux peintures qui ponctuent certains plans de Solaris (1972), de Nostalghia (1983) ou du Sacrifice (1986)) et l’on peut admirer, dans la plupart de ses œuvres, de longs plans-séquences ou de somptueux travellings qui donnent au spectateur l’illusion de scruter un tableau admirable. Cette dimension proprement picturale et, par voie de conséquence, contemplative du cinéma de Tarkovski trouve d’emblée une illustration dans les premières secondes de L’enfance d’Ivan : le film s’ouvre en effet par un premier rêve de l’enfant, qui ravive le souvenir des jours heureux où il se trouvait avec sa mère et sa sœur à la campagne. Ce rêve lui-même s’ouvre par un panoramique ascendant sur un arbre frémissant, découvrant ensuite un paysage idyllique que parcourt l’enfant parti à la poursuite d’un papillon qui volète et dont la course débouche sur une clairière où l’image de la mère apparaît ; avant qu’il la rejoigne, on aperçoit sur l’écran un rayon de soleil qui transperce les branches des arbres clairsemés. Quoique le film fût en noir et blanc, on aurait presque envie de s’arrêter à chaque image tant les éléments de la nature ainsi mis en avant semblent traduire une forme de plénitude. La contemplation n’est jamais très loin de l’extase mystique et on peut comprendre que ces premières images amorcent déjà une dimension présente dans la plupart des films ultérieurs de Tarkovski : la suggestion, à travers la nature filmée à la manière d’un peintre, de l’élément divin – thème guère en cour à l’époque, faut-il le préciser.
De tels partis pris esthétiques ne peuvent, en réalité, que rejaillir sur la dimension politique de l’œuvre et l’on est bien obligé d’admettre qu’une analyse plus serrée de L’enfance d’Ivan permet déjà d’apercevoir, sous l’apparente conformité au discours officiel, des ferments de contestation.
Une hétérodoxie politique bien présente
En effet, plusieurs aspects du scénario pouvaient difficilement satisfaire la ligne politique du pouvoir soviétique de l’époque.
On peut citer en premier lieu la conséquence de l’approche intimiste privilégiée par Tarkovski. Loin de montrer l’Histoire faite par les masses, loin de dissoudre le moi individuel dans le grand tout de la Résistance à l’ennemi fasciste, le film retrace des destins particuliers, qui contribuent autant que les instances dirigeantes à combattre et à vaincre l’envahisseur allemand. On pourrait se demander à cet égard si Tarkovski n’adhère pas une philosophie de l’Histoire guère éloignée de celle de Tolstoï, exposée à la fin de La Guerre et la Paix, pour qui la roue du destin tourne implacablement tout au long d’un processus où, tout compte fait, l’Empereur Napoléon ne compte guère plus que le premier fantassin venu. Appliquée à la réalité soviétique, une telle philosophie de l’Histoire, qui revenait à mettre sur le même plan le secrétaire général du Parti communiste et n’importe quel citoyen, pouvait à son tour passer pour hérétique. En effet. chaque soldat, chaque officier, chaque paysan est chargé d’un passé, d’une somme d’expériences qui confèrent à chacun d’entre eux sa singularité irréductible. On est très loin d’une vision en termes de classes sociales et de matérialisme historique.
En deuxième lieu, une vision réellement saint-sulpicienne eût dû s’appuyer sur un manichéisme exempt de toute nuance : si les ennemis étaient d’authentiques ordures, chaque combattant soviétique eût dû être dépeint sous des dehors exclusivement héroïques, vierges de toute faiblesse et de toute bassesse. Or Tarkovski montre, à travers la rivalité amoureuse de deux officiers (Galtsev et Kholin) à propos de Macha, qu’au cœur même de la lutte la plus justifiée, en présence de combattants courageux cimentés par un objectif commun, les témoignages d’une certaine médiocrité humaine ne disparaissent pas pour autant. C’est qu’avant d’être des héros, ces soldats sont des hommes et que chaque homme porte en lui un peu de lumière et beaucoup d’ombre. Une telle représentation de figures héroïques tranchait incontestablement avec la faveur des autorités officielles pour une version à tous points de vue idéalisée de la résistance soviétique.
En troisième lieu, Ivan, le personnage central, n’est pas que l’innocente victime sacrificielle de la barbarie. La guerre (mais n’importe quelle autre guerre, avec son cortège d’actes barbares, aurait pu faire l’affaire) l’a transformé en tueur ; l’innocence de l’enfance, qui ne l’a pas entièrement quitté comme ses rêves l’indiquent, a été souillée par la folie des adultes. Cette folie est d’abord celle des nazis, bien entendu mais, malgré les efforts qu’ils ont déployés pour dissuader Ivan de monter au front dans les expéditions les plus dangereuses, les officiers de l’armée soviétique n’en acceptent pas moins, par la suite, d’utiliser le fanatisme de l’enfant au profit de leurs objectifs de guerre. Du monde des adultes, nul ne sort donc vraiment grandi en ce qui concerne le sort d’Ivan et cette relativisation des mérites de courageux guerriers allait également à contre-courant de la volonté de magnifier à tous égards les épisodes de la résistance soviétique.
On peut donc supputer que ce non-conformisme, qui allait d’emblée caractériser la filmographie de Tarkovski, ne dut son salut (provisoire) qu’au dégel que l’ère Kroutchev imprima à l’Union soviétique à la fin des années 1950 et au début 1960. Toutefois, ce dégel fut de courte durée et devait céder rapidement la place à la glaciation brejnévienne ; la production tarkovskienne, qui allait désormais se tenir éloignée de l’arène politique, n’en allait pas moins subir de plus en plus les mises en cause des autorités officielles et Tarkovski lui-même allait subir sans cesse davantage les implications de leur hostilité à son égard. Nonobstant son apparence de prime abord inoffensive, L’enfance d’Ivan annonçait déjà les obstacles auxquels l’art si personnel de Tarkovski (et l’on sait combien les régimes politiques autoritaires se méfient de la personnalité) allait rapidement être confronté.
Nicolas THIRION
Professeur à l’Université de Liège
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