Si l’on s’est empressé d’acquérir le dernier opus de Woody Allen, ce fut d’abord dans le dessein d’accomplir un acte militant en faveur de la liberté d’expression. On se souvient en effet que la maison d’édition Grand Central Publishing, filiale d’Hachette aux Etats-Unis, avait renoncé à publier l’autobiographie du cinéaste (Apropos of Nothing), sous la pression d’une partie de son personnel et de Ronan Farrow, modèle d’intégrité journalistique (à ce propos, voy. l’article de Ben Smith dans le New York Times : https://www.nytimes.com/2020/05/17/business/media/ronan-farrow.html). Désormais, il est vrai, les temps sont moins à la crainte révérencieuse à l’égard de l’État – grand Léviathan affaibli, démonétisé et débonnaire – qu’à la lâcheté pétrie de bonne conscience devant les ligues de vertu privées – petits Leviathan d’autant plus fanatiques que leurs membres sont sûrs de leur bon droit. Le livre est finalement paru aux Etats-Unis grâce à Arcade Publishing et sa traduction française (Soit dit en passant) a été éditée chez Stock. Au-delà de la décision de principe d’apporter, au moyen de quelques euros, un soutien au droit de tout artiste, comme de tout citoyen, de s’exprimer publiquement, qu’allait apporter la lecture d’un livre dont on ne savait rien, ou pas grand-chose ?
Rassurons d’emblée le lecteur : l’autobiographie d’Allen est réjouissante et celui ou celle qui en fera l’acquisition additionnera à l’avantage de faire une bonne action celui de s’assurer un rare bonheur de lecture.
Le livre se présente sans façon comme une conversation au coin du feu, en compagnie d’Oncle Woody : aucune prétention de style ou de construction, une suite ininterrompue d’histoires narrées sur le ton de la confidence, qui lèvent l’un ou l’autre coin du voile sur la famille d’Allen, ses débuts new-yorkais, ses amours, ses emmerdes, ses films. Le ton est enlevé, les épisodes nombreux et le rythme vif-argent.
Tout commence à Brooklyn, où vit la famille du cinéaste : un père un peu escroc, une mère sosie de Groucho Marx. Très tôt, le jeune Woody s’ennuie à l’école et au lycée, passe une année catastrophique à l’Université de New York, avant de se laisser happer par le monde de la presse, alors prodigue en rubriques de bons mots et autres gags, du music-hall et de la télévision. Avec gouaille, Allen retrace ainsi ses débuts et c’est probablement la partie du livre qui ravira le plus les inconditionnels du cinéaste. C’est que ce dernier fait revivre des artistes et entertainers aujourd’hui bien oubliés, a fortiori en Europe, tels que Sid Vicious, Buddy Hackett ou Miles Bennett. On aperçoit aussi le petit juif de Brooklyn faire ses premiers pas dans le monde du stand-up, jusqu’à se produire au mythique club Copacabana.
Très vite, toutefois, Allen est appelé à participer à la rédaction de scénarios de films plus ou moins bons, après que le producteur Charles K. Feldman et l’acteur Warren Beatty l’eurent repéré dans un club de Greenwich Village. Très vite aussi, il se rend compte que le fait de ne pas détenir le pouvoir du dernier mot (le fameux final cut) ne lui permet pas de satisfaire ses ambitions artistiques. Dès la fin des années 1960, il réalise donc ses premiers films et se fait garantir par contrat une entière liberté de manœuvre en la matière. Si la suite est mieux connue, qui voit Allen se muer en cinéaste d’abord auteur de pochades burlesques avant de réaliser quelques chefs-d’œuvre impérissables de la comédie et de s’aventurer, attisé par son tropisme bergmanien, dans des genres plus sombres, elle est ici racontée par le cinéaste lui-même, de l’intérieur en quelque sorte. Loin de nous assommer de considérations techniques, Oncle Woody montre à cette occasion que le cinéma est avant tout affaire de rapports humains, d’entente professionnelle et (parfois) de sympathie mutuelle entre le réalisateur et ses comédiens.
Au passage, Allen, généralement bienveillant à l’égard des personnes citées, égratigne quelques monstres sacrés (on se rend compte, par exemple, que, malgré son génie comique, Peter Sellers était humainement peu digne d’intérêt), sans rien celer, par ailleurs, de ses admirations pour d’autres monstres sacrés (Fellini, Welles, par exemple). Soit dit en passant permet ainsi de jeter un regard, teinté de mélancolie, sur cinquante ans de cinéma.
À côté du récit d’une vie professionnelle bien remplie, Oncle Woody dépeint aussi une vie d’amours et d’amitiés pour la plupart durables (ainsi, le portrait de l’auteur qui orne la couverture du livre est dû à Diane Keaton), ainsi qu’une existence gouvernée par les manies, phobies et autres délires hypocondriaques qui l’ont accompagné depuis sa plus tendre enfance. Jamais Allen n’est aussi drôle que lorsqu’il retourne la pointe de son humour contre lui-même : le passage où il raconte sa brève passion pour l’art culinaire constitue un sommet de comique qui justifierait, à lui seul, l’achat du livre. Un homme attachant, donc, malgré ses faiblesses ou, plus exactement, en raison même de ses faiblesses...
Il fallait bien toutefois qu’Allen affrontât également les accusations portées contre lui par son ex-compagne Mia Farrow et son fils Ronan. A dire vrai, ce n’est évidemment pas ce passage que l’on a eu le plus de plaisir à lire, même s’il occupe presque deux cents pages. Une chose est sûre : le réquisitoire contre Mia Farrow y est impitoyable, à telle enseigne que l’on se dit que, si cette dernière n’introduit aucune action en diffamation contre le cinéaste, il y a fort à parier, alors, que les accusations dont il a été la cible sont réellement pure invention. Rappelons à ce propos, comme le fait Allen lui-même, que non seulement aucun des faits qui lui sont reprochés n’ont été établis par la justice étatsunienne mais que, bien au contraire, celle-ci a rejeté les allégations formulées contre lui en raison de leur invraisemblance. Mais, en ce début de 21e siècle, il semble que cela ne soit pas encore suffisant pour éviter une mise au ban que l’on eût plutôt jugée digne d’un Moyen Âge obscurantiste.
Quoi qu’il en soit, la publication de Soit dit en passant, outre l’intérêt et le plaisir qu’en retirera le juriste cinéphile, offre une nouvelle occasion de réfléchir sur la montée en puissance de deux phénomènes inquiétants pour une démocratie libérale : d’une part, les nouvelles formes, non plus publiques mais privées, d’atteinte à la liberté d’expression ; d’autre part, l’affaiblissement de plus en plus perceptible du principe de la présomption d’innocence, fût-ce avec les meilleures intentions du monde.
Nicolas THIRION
Professeur à l’Université de Liège
Woody Allen, Soit dit en passant, trad. fr. Marc Amfreville et Antoine Cazé, Paris, Stock, 2020, 536 pp.
Lire un extrait : https://www.liseuse-hachette.fr/file/146157?fullscreen=1&editeur=Stock#epubcfi(/6/2[html-cover-page]!/4/1:0)
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