Il y a une fascination indéniable, surtout en Occident, pour le personnage de Yukio Mishima (1925-1970) qui se nourrit largement de sa mort par seppuku (suicide rituel par éventrement) le 25 novembre 1970. C’est ce jour là que Mishima et quatre membres de la milice privée que l’écrivain avait fondée en 1968 s’étaient barricadés au quartier général d’une branche des Forces d’auto-défense japonaises (Jieitai) et avaient pris le chef du personnel en otage.
L’œuvre et la personnalité de Mishima ont inspiré l’essai Mishima ou la vision du vide de Marguerite Yourcenar (1980). Il est le héros du film biographique Mishima : Une Vie en quatre chapitres (Mishima : A Life in Four Chapters, États-Unis / Japon, 1985) de Paul Schrader. De même, Maurice Béjart lui rend hommage dans son ballet M, créé pour le Tokyo Ballet en 1993. Les circonstances du suicide spectaculaire de l’écrivain japonais risquent d’éclipser l’importance de son immense œuvre littéraire, constituée de romans, nouvelles, pièces de théâtre, poèmes et essais. Le cinéma joue un rôle et pas le moindre dans la vie et l’œuvre de Mishima. Plusieurs de ses romans ont été adaptés au cinéma et il a joué dans quelques films dont Le Lézard noir (Kurotokage, Kinji Fukasaku, 1968) et Puni par le ciel (Hitokiri, Hideo Gosha, 1969). Mishima est également le scénariste, réalisateur, producteur et acteur de Yūkoku : Rites d’amour et de mort (1966), adaptation de sa nouvelle « Yūkoku » (« Patriotisme »), parue en 1961. Ce court métrage d’environ 28 minutes ainsi que 25 novembre : le jour où Mishima choisit son destin (11:25 Jiketsu no hi : Mishima Yukio wakamono-tachi), film sur Mishima réalisé par Kōji Wakamatsu en 2012 sont au centre de cet article.
Yūkoku – Rites d’amour et de mort
L’action du film se déroule dans un espace évoquant le théâtre Nō, une tradition théâtrale qui a inspiré cinq pièces (Sotoba Komachi, Le Tambourin de soie, Yoboroshi, Hanjo, Kantan, Aoi) écrites par Mishima entre 1950 et 1955. La mise en scène de Yūkoku reflète la rencontre de deux cultures, nippone et occidentale. L’espace central vide relève des conventions du Nō, mais la bande musicale omniprésente témoigne de l’influence de l’Ouest sur la culture japonaise. En fait, il s’agit d’un enregistrement historique de 1936 précisément de Tristan et Iseult de Richard Wagner, interprété par l’Orchestre de Philadelphie sous la direction de Léopold Stokovski. Le couple tragique japonais trouve un pendant dans la culture européenne ; l’année de l’enregistrement correspond à celle de l’action du film. Tourné en noir et blanc, ce film muet contient des inserts de textes qui expliquent aussi bien le contexte historique que la vie intérieure des personnages. Les divers effets optiques dont de fréquents fondus enchaînés et gros plans montrent que Mishima se fie à l’image tout en cherchant à échapper aux conventions du cinéma grand public. Ainsi, les personnages agissent-ils dans une série de plans devant un fond noir, une trouvaille de mise en scène qui s’explique peut-être par des questions budgétaires mais crée des images qui sont des épures, conformes à la sobriété de la scène dépouillée du théâtre Nō. Tout en étant en contraste avec l’espace théâtral dominé par le blanc, elles lui servent en même temps de complément, une dualité qui imprègne le film entier.
Yūkoku traite des dernières heures dans la vie d’un couple : le lieutenant Shinji Takeyama, interprété par Mishima lui-même, et son épouse Reiko (Yoshiko Tsuruoka). Les personnages sont inspirés du lieutenant Aoshima et de sa femme qui avaient choisi la mort durant la rébellion déclenchée par un groupe de jeunes officiers le 26 février 1936. Takeyama, officier de la garde impériale, est censé combattre les rebelles qui n’avaient pas voulu l’impliquer dans leur coup d’état afin de protéger les jeunes mariés. Takeyama fait face à un dilemme qui est, par ailleurs, le sujet de maints films historiques japonais : celui entre loyauté et compassion. S’il veut rester loyal à l’empereur, il doit tuer ses camarades. Incapable de les châtier, le lieutenant décide de se donner la mort par seppuku. Son épouse consent à le suivre.
Mishima n’explore pas la dimension politique de la révolte, ses origines ou ses conséquences. En revanche, il met en valeur un idéal masculin reposant sur la force et s’inspirant des traditions du bushidō (littéralement « la voie du guerrier »), le code des principes moraux qu’un samouraï était tenu de respecter. Malgré son abolition après 1868, les guerriers du passé et leur mode de conduite ont connu un succès nouveau quelques décennies plus tard et la fascination qui émane d’eux est encore palpable de nos jours. Pourtant, le bushidō n’est pas un ensemble de codes rigides mais soumis à de multiples interprétations dont celle donnée par Inazō Nitobe dans Bushidō : l’âme du Japon. Cet ouvrage, publié d’abord en anglais (Bushidō : The Soul of Japan) en 1899, a lancé la nouvelle mode du bushidō au début du XXe siècle. Mishima a été particulièrement attiré par le Hagakure, une suite de réflexions de Jōchō Yamamoto, un vassal du seigneur de Nabeshima, rédigé de 1710 à 1719. Le Hagakure, peu connu avant le XXe siècle et initialement destiné au seul usage des samouraïs du clan Nabeshima, a été un des textes sur lequel le régime militaire du temps de la Seconde Guerre mondiale a fondé son interprétation martiale du bushidō, mettant l’accent sur la loyauté absolue envers l’empereur et justifiant les missions suicidaires des kamikaze et kaiten (torpilles humaines). Pour Mishima, le Hagakure est une œuvre-clef du bushidō auquel il a consacré l’essai Le Japon moderne et l’éthique samouraï (Hagakure niyūmon), paru au Japon en 1967 dans lequel il présente sa conception du Hagakure, l’intégrant dans une critique de la société japonaise de l’après-guerre.
La phrase de Jōchō « Je découvris que la Voie du samouraï, c’est la mort » (Yukio Mishima, Le Japon moderne et l’éthique samouraï, Paris, Gallimard, 2016, p. 94) occupe une place centrale dans l’essai qui explore des questions telles que comment faire face à la mort et comment mourir pour une cause juste. Selon Mishima, la mort serait une source de pureté amenant à la purification de la société. Dans Jūkoku, un rouleau avec les kanji signifiant « la plus grande sincérité » apparaît au fond de la scène nue où se déroule la plus grande partie de l’action. Le lieu scénique est en fait composé de deux parties : à droite, la pièce vide, ornée du rouleau et à gauche une cour intérieure avec pour seuls objets deux buissons couverts de neige. La plupart du temps, la caméra ne cadre que la partie droite. C’est devant le rouleau que le couple fait l'amour pour une dernière fois et qu’il se donne la mort. La référence à l’idée de la sincérité presque constamment présente à l’image fait penser à Shōin Yoshida (1830-1859), un des martyrs de la révolution qui a mis fin au règne des samouraïs et a restauré le pouvoir impérial en 1868. Shōin, fervent défenseur de la restauration du pouvoir impérial, incarne l’idéal de loyauté envers l’empereur japonais et d’intégrité personnelle (Voir David Magarey Earl, Empire and Nation : Political Thinkers of the Tokugawa Period, Seattle, University of Washington, 1964, p. 157). Il a prêché la pureté de l’action que Mishima découvre aussi dans le Hagakure (Voir Mishima, Le Japon moderne et l’éthique samouraï, op. cit., p. 94) et qu’il attribue, comme d’autres de leurs admirateurs, aux rebelles du 26 février 1936.
Dans la nouvelle et le film, le concept de la pureté est associé aux corps et à la sexualité. Une succession de plans montre le couple, la caméra longeant leurs corps ou montrant mari et femme nus devant ledit rouleau. Dans le texte précédant ces plans on peut lire : « Cette scène est aussi pure et passionnée que les rites accomplis devant les dieux. » Le sacré est évoqué par un effet spécial, montrant Takeyama et son épouse en prière devant un sanctuaire shintō en miniature apparaissant dans la partie supérieure de l’image.
La mort par seppuku est interprétée comme l’ultime geste de beauté, emplie de pureté. Dans Yūkoku, un des textes insérés nous renseigne sur le fait que Takeyama est le descendant d’une famille de samouraïs, un fait qui est rappelé par le plan des deux sabres de Takeyama, le sabre long (katana) et le sabre court (wakizashi). Depuis la fin du XVIe siècle, seuls les samouraïs étaient autorisés à porter une arme et se distinguaient du reste de la population par le port de deux sabres. Le sabre tel que le seppuku, autre résidu de la culture des samouraïs, est un moyen d’ancrer le film dans le concept politique de Mishima empreint de nostalgie pour le Japon de l’avant-guerre et les valeurs attachées aux samouraïs.
Mishima crée un lien avec l’idéal de masculinité reposant sur la caste guerrière du passé et sa vision très personnelle de la sexualité. Bien que cryptée, la dimension homosexuelle est à peine déguisée. Takeyama, le corps musclé nu, seulement vêtu d’un pagne (le fundoshi, le sous-vêtement traditionnel porté par des hommes japonais) et de sa casquette d’officier, tient son katana, ce qui évoque une iconographie homosexuelle bien connue, utilisée par Mishima lui-même, qui a ainsi posé pour une variété d’ouvrages et de revues. Depuis le milieu des années 1950, Mishima, qui était un enfant fragile, a commencé à entraîner son corps. Il exhibe ce corps désormais très musclé dans son film, comme il l’avait fait auparavant dans une série de trente photographies réalisées par Eikō Hosoe et publiées dans l’album Ordalie des roses (Bakarei, 1963). Dans la nouvelle, Mishima fait une longue description du corps de Reiko. Dans le film, une place importante est accordée à l’épouse qui a plus de présence à l’écran que son mari. Mais le personnage féminin est surtout le reflet de l’homme : elle est la compagne qui a intériorisé les valeurs de Takeyama et, digne femme de samouraï, se coupe la carotide après la mort de son mari.
Les thèmes du reflet et de la complémentarité garantissant l’ultime harmonie à laquelle la culture japonaise aspire est soutenue par le plan du sang jaillissant de Reiko dans lequel n’apparaissent pas les éclaboussures sombres sur fond clair mais des points blancs sur fond noir qui ressemblent à des flocons de neige. Ce plan très abstrait préfigure ce que Mishima a écrit dans son essai sur le Hagakure : une « mort par-delà laquelle jaillit une source pure qui ruisselle constamment sur notre monde en minces filets purificateurs » (Mishima, Le Japon moderne et l’éthique samouraï, op. cit., p. 90). Encore une fois, l’idée de la pureté est évoquée par la blancheur qui est, en même temps, la couleur de la mort. Pourtant, Mishima-réalisateur insiste sur l’agonie de Takeyama se tailladant le ventre, en montrant son visage crispé de douleur en gros plan et sa poitrine couverte de sueur sans oublier de montrer le ventre ensanglanté. La beauté et la mort sont indissolublement liées, comme dans maintes œuvres littéraires de Mishima dans lesquelles amour et mort, souffrance et plaisir se côtoient sans cesse.
25 novembre : le jour où Mishima choisit son destin
Le bushidō, le seppuku, la mort, le corps, la beauté, la passion, la volonté d’un renouveau social au Japon sont les thèmes qui relient Yūkoku ainsi que d’autres œuvres de Mishima dont le roman Chevaux échappés (1967-1968) qui s’inspire, lui aussi, de la révolte des jeunes officiers en 1936, et le film de Wakamatsu dont Mishima est la figure centrale. Comme le titre l’indique, il ne s’agit pas d’un film biographique. Wakamatsu se concentre sur les années 1960 jusqu’à la mort de Mishima et met ses activités politiques au premier plan. 25 novembre : le jour où Mishima choisit son destin, traitant de l’extrême droite dans la société japonaise de l’après-guerre, constitue le second volet d’un diptyque dont le premier, United Red Army (Jitsuroku rengō sekigun Asama-Sansō e no michi, 2007), a pour protagonistes les extrémistes de la gauche. Les images d’archives des manifestations d’étudiants japonais dans les années 1960, utilisées dans les deux films, les intègrent dans leur contexte historique et politique.
Le conflit entre mouvements contestataires de gauche et de droite et la violence de l’État, représentée par la police, sont des motifs qui apparaissent dans les deux œuvres. Mishima était préoccupé par l’idée de la société japonaise en déclin, ayant vendu son âme au capitalisme. Ses inquiétudes quant à l’état de la société étaient partagées par maints intellectuels de gauche sans que ceux-ci aient eu recours à l’action violente vers laquelle Mishima a fini par s’orienter.
Le célèbre écrivain aspirait à l’union de la plume et du sabre. Dans son film biographique, Paul Schrader associe la vie de Mishima et son œuvre, en reconstituant des aspects de sa vie et des scènes inspirées de quatre de ses romans. Wakamatsu intègre quelques citations tirées des écrits de son protagoniste dans son film mais se concentre sur l’activisme politique et les relations entre Mishima et les membres de sa milice privée Tatenokai (la Société du bouclier). La dimension politique de 25 novembre : le jour où Mishima choisit son destin fait écho à l’œuvre de l’ancien petit délinquant Wakamatsu qui, au début des années 1960, avait abandonné le monde du crime pour le cinéma, ayant fait de la caméra son arme afin d’exprimer sa critique de la société. Wakamatsu a réalisé vingt films « roses » (pinku eiga ; genre érotique japonais) pour Nikkatsu entre 1963 and 1965 avant de se libérer des restrictions imposées par le studio et de fonder en 1965 sa propre maison de production. Dans des films à petit budget tels que Les Anges violées (Okasaretu hakui, 1967) et Va, va vierge pour la seconde fois (Yuke yuke nidome no shojo, 1969), la violence et la sexualité sont les moyens utilisés afin d’exprimer une critique sociale radicale.
Les adolescents sont les protagonistes de plusieurs de ses œuvres, abordant ainsi la crise d’identité vécue par beaucoup de jeunes Japonais dans les années 1960, époque marquée par les révoltes d’étudiants et les mouvements contestataires, qu’ils soient au Japon ou ailleurs. Dans 25 novembre : le jour où Mishima choisit son destin, l’intérêt se porte sur les jeunes nationalistes qui rejoignent la milice privée de Mishima. Le film commence avec un montage alterné montrant un jeune homme qui se pend dans sa cellule de prison et les images d’archives d’un discours public que le chef du parti socialiste Inejirō Asanuma était en train de tenir, juste avant sa mort violente en 1960. Un plan très bref montre comment l’assassin se précipite sur lui, le poignardant avec son wakizashi. L’assassin est le jeune homme en prison : Otoya Yamaguchi, un ultra-nationaliste de dix-sept ans. Le film suggère que l’attentat de Yamaguchi a joué un rôle de déclencheur ayant poussé Mishima à se tourner vers l’action. Wakamatsu crée des liens visuels entre les deux hommes, passant de Yamaguchi et de la cellule de prison à Mishima par un mouvement de caméra latéral. Les images de prison sont dominées par la couleur blanche : Yamaguchi est vêtu de blanc, les murs de sa cellule sont blancs. Mishima, en revanche, est filmé devant un fond noir, faisant de lui l’opposé et le complément de Yamaguchi. Le rôle-clef de Yamaguchi et son impact sur le subconscient de l’écrivain sont mis en lumière dans une autre courte séquence dans laquelle Mishima a une vision du jeune homme qui lui demande quand il compte mourir.
Les thèmes de la violence et de la mort, rattachés aux samouraïs, sont abordés tout au début du film quand son éditeur offre un katana fabriqué par Kanemoto Magoroku, célèbre forgeron de sabres du XVIe siècle à Mishima. Le sabre dont lame est montrée en gros plan, évoquant un plan similaire dans Yūkoku, est considéré comme une prolongation de soi-même. En tant que symbole de pureté, il est le moyen approprié de combattre la corruption.
Wakamatsu livre une version succincte des idées de Mishima, montrant un homme dont les convictions reposent sur l’idéalisation du passé – à la fois des samouraïs et de l’empereur divinisé de l’avant-guerre – et l’idéal d’une masculinité forte comme fondement d’une nation puissante. Il méprise la police comme appareil bureaucratisé servant un État qu’il considère comme faible et déplore que les Jieitai, les Forces japonaises d’autodéfense (l’armée japonaise fondée en 1954 et dont le rôle est réservé à la défense de ses territoires, car le Japon a dû renoncer à toute guerre dans sa Constitution rédigée après la Seconde Guerre mondiale) n’aient aucun droit d’action contre les manifestants. Mishima – et le film le montre – s’est engagé dans les Jieitai ayant participé à leur entraînement. En retour, des instructeurs des Jieitai ont soutenu sa milice et ont entraîné ses membres. L’insistance de l’écrivain sur l’aspect martial répond à un sentiment d’impuissance, voire d’émasculation que maints hommes japonais ont ressenti après la défaite en 1945 (Voir Mark McLelland, Love, Sex and Democracy in Japan During the American Occupation, New York, Palgrave Macmillan, 2012, p. 8 ).
La révolte des jeunes officiers de 1936 est mentionnée plusieurs fois. Dans l’immédiat après-guerre, leur mémoire a été ternie ; ils étaient dénoncés comme ayant fait partie de l’armée, tenue pour responsable de la guerre désastreuse. Certains les traitaient de fascistes, d’autres dont Mishima célébraient leur idéalisme et leur dévotion (Voir Ben-Ami Shillony, Revolution in Japan : The Young Officers and the February 26, 1936 Incident, Princeton, NJ : Princeton University Press, 1973, p. 218 ). À l’instar de Mishima, les rebelles de 1936 prônaient la lutte contre la corruption et voulaient renforcer le pouvoir de l’empereur contre un système parlementaire qu’ils considéraient comme pourri. Mais une ironie du sort c’était cet empereur – Hirohito –, toujours le même en 1936 et en 1970, qui s’était opposé à leur coup d’état et, au lieu de se montrer clément comme dans le cas de plusieurs attentats contre des politiciens commis ultérieurement, il a, cette fois-ci, fait appliquer la peine de mort.
Pour Mishima, les jeunes officiers sont des martyrs, étroitement associés aux valeurs de la sincérité et de la pureté. L’idéal de la pureté d’esprit est, selon la vision de Mishima, incarnée par les jeunes hommes qui forment le Tatenokai. Notamment l’étudiant Masakatsu Morita (Shinnosuke Mitsushima) dégage une innocence juvénile qui frôle la naïveté et le transforme en instrument de son maître pour qui il est prêt à donner sa vie. C’est le seul des quatre membres de la Société du bouclier qui va le suivre dans la mort. Après avoir servi de kaishakunin (la personne qui tranche la tête de la personne commettant seppuku afin d’abréger ses douleurs) à Mishima, il se coupe, lui aussi, le ventre. Morita est dépeint comme un fanatique qui accepte les paroles de son maître sans critique. Il évoque l’image du vassal fidèle qui suit son seigneur dans la mort, allant jusqu’au bout des codes de la classe guerrière. Jeune homme déçu de la politique gouvernementale et à la recherche d’orientation, il est facilement manipulable. Avide de devenir un homme fort, il reflète les désirs de Mishima mais aussi sa vulnérabilité et ses faiblesses.
Mishima abuse peut-être de l’immaturité de Morita, mais il semble osciller entre un sentiment d’irritation causé par le zèle du jeune homme et la réjouissance d’avoir trouvé un fils spirituel. Il n’y a pourtant aucune intimité entre les deux personnages, autre que spirituelle. L’homosexualité n’est pas un sujet ouvertement abordé dans le film, bien que les images du sauna où Mishima rencontre Morita et aussi les trois autres membres les plus fidèles du Tatenokai la suggèrent. Mise en scène et montage créent de la distance. Les scènes de dialogues entre Mishima et Morita sont filmées en champ / contre-champ où les deux personnages sont séparés par un bureau durant une de leurs conversations. De même Mishima cherche à calmer son disciple qui se fait entraîner trop facilement par ses émotions tandis que lui garde son sang-froid et sait aussi, bien qu’il en rêve, qu’une guerre ne se fait plus avec le sabre.
25 Novembre … : un personnage face à ses propres contradictions
La vertu de la pureté et le recours à l’action évoquent encore une fois Shōin Yoshida, qui, ne se contentant plus de la parole, voulait passer à l’action en appelant ses disciples à commettre des meurtres politiques et des attentats. Tel le révolutionnaire du XIXe siècle, Mishima est un homme en proie à ses obsessions. Si cette dimension obsessionnelle est le sujet principal du film de Schrader, Wakamatsu, lui aussi, présente Mishima comme un homme plein de contradictions, le laissant exprimer des doutes sur sa lutte et révélant ses frustrations personnelles. Ainsi, le fait qu’il a été un candidat possible pour le Prix Nobel de la littérature dans les années 1960 est mentionné à plusieurs reprises. Dans une des séquences, Mishima pose la question à l’un de ses interlocuteurs : « Pourquoi sa majesté a renoncé à son statut divin ? » et, changeant abruptement de sujet, demande : « Pensez-vous que je vais obtenir le Prix Nobel ? » Dans la scène le montrant en route vers Ichigaya où se trouve le quartier général d’une branche des Jieitai, son lieu de destination, la voiture de Mishima passe à côté d’une librairie. Dans la vitrine sont exposés les livres de Yasunari Kawabata, l’écrivain qui a reçu le Prix Nobel à sa place. Cependant, le film n’explore pas la déception probable de Mishima. En revanche, il ne cesse de soumettre l’attitude de Mishima à un examen critique. Dans une conversation avec Mochimaru (Kiyohiko Shibukawa), celui-ci décline l’offre de Mishima de rester membre de la Société du bouclier après sa démission du poste de capitaine-étudiant. Mochimaru, ayant terminé ses études, a trouvé un emploi et veut fonder une famille. Il dit fermement qu’il reste fidèle à ses convictions nationalistes mais veut les vivre « en tant qu’adulte normal », dénonçant les actions de Mishima comme immatures. Les réunions dans le sauna, un dîner que Mishima a organisé pour quelques membres du Tatenokai ainsi que la séquence dans la voiture en route vers Ichigaya pendant laquelle Mishima et ses quatre disciples chantent joyeusement et discutent de films yakuza, genre grand public tant aimé par l’écrivain, dévoilent leur camaraderie assez puérile.
La vénération de la jeunesse renvoie à l’idéal de beauté de Mishima dont la vision de la masculinité repose largement sur les aspects extérieurs. Il vénère le corps sain et beau, distinct de la dégénération de la vieillesse et explique ses sentiments à Morita dans une des séquences se déroulant dans le sauna. Son culte de la jeunesse fait également penser aux samouraïs qui souvent mouraient jeunes. Mishima ne cesse d’affirmer que selon lui la beauté et la mort sont inextricablement liées : « Vivre la beauté au Japon signifie mourir pour le Japon », dit-il à Morita.
Arata Iura qui incarne Mishima dans le film de Wakamatsu n’avait pas le temps de s’entraîner avant le tournage afin de développer plus de muscles et apparaît menu et frêle. Sa présence physique et son jeu nuancé révèlent davantage l’ambigüité de Mishima et ses visions politiques parfois confuses. L’écrivain qui veut faire revivre les traditions du Japon habite une grande demeure élégante, inspirée du classicisme avec ses colonnes à l’entrée. Par de tels détails Wakamatsu suggère à quel point Mishima, admirateur de la Grèce antique, incarne le Japon moderne en quête d’équilibre entre le passé et le présent et toutes les contradictions qui résultent de la rencontre de ces deux cultures.
L’ambiguïté du personnage central se nourrit de sa solitude que le cinéaste rend transparente. Les multiples prises de vue en plongée verticale du salon élégant de Mishima où il reçoit des visiteurs créent un sentiment d’aliénation, voire de distance par rapport à la réalité. Dans United Red Army, Wakamatsu exprime sa désillusion par rapport au militantisme gauchiste, dans 25 novembre : le jour où Mishima choisit son destin, il dépeint les visions politiques de l’écrivain et de son groupe de nationalistes comme anachroniques. Le discours que Mishima tient sur le balcon du quartier général des Jieitai le 25 novembre 1970 met fin à ses aspirations. Mishima et ses quatre disciples ont pénétré dans les bureaux des Jieitai où ils ont pris un officier de haut rang en otage. Cadré en légère contre-plongée, Mishima ne domine les membres des Jieitai qui se sont rassemblés à sa demande au pied du bâtiment que visuellement. Dans le film, le discours dans lequel il appelle à la restauration du pouvoir impérial et au renversement du gouvernement dure environ cinq minutes. Les plans de Mishima alternent avec des images d’archives montrant le rassemblement des soldats le 25 novembre 1970. Quand personne ne veut l’écouter (au contraire, il est sifflé), Mishima enrage.
Le film ne se termine pas avec le seppuku de Mishima et de Morita, mais avec deux séquences montrant Yōko (Shinobu Terayama), la veuve de Mishima, qui, cinq ans après sa mort parcourt le paysage dans lequel l’entrainement militaire des membres du Takenotai avait eu lieu : « Rien n’a changé », constate-t-elle. Et en effet, le Mont Fuji, montagne sacrée du Japon, est visible à l’arrière-plan, immuable devant le spectacle des êtres humains. Dans la scène finale, Yōko rencontre Hiroyasu Koga (Takatsugu Iwama). Comme le film le montre, Koga a dû décapiter Mishima, car Morita était incapable de le faire proprement et il a aussi servi de kaishakunin à Morita. Yōko demande ce qu’il a ressenti quand il avait déposé à terre le corps de son époux. Au lieu de lui répondre, Koga lève ses mains et les tourne, montrant qu’elles sont vides. C’est avec un arrêt sur l’image de ses paumes que le film s’achève.
Dans le film, Mishima avertit ses quatre fidèles disciples que leur entreprise pourrait se terminer en échec. Malgré de tels doutes, il appelle à l’action, car, comme il l’a écrit dans son essai sur le Hagakure : « La mort ne peut jamais être qualifiée de futile ». (op. cit., p. 95). Wakamatsu suggère que Mishima était résolu à mourir à Ichigaya. Sa mort est montrée comme une mise en scène bien organisée exprimant le désir de Mishima de survivre dans la mémoire collective. Il ressemble en cela au célèbre samouraï du XIVe siècle, Masashige Kusunoki, incarnation suprême des vertus guerrières et de la loyauté envers l’empereur aux yeux de maints loyalistes. Ce personnage se prêtait parfaitement à la propagande de la Seconde Guerre mondiale pendant laquelle sa légende a été instrumentalisée par le régime militaire (Voir Pierre-François Souyri, Histoire du Japon médiéval : le monde à l’envers, Paris, Perrin, 2013, p. 238). Comme le suggère Maurice Pinguet, le seppuku de Masashige était pourtant un geste lui ayant permis de s’immortaliser (La Mort volontaire au Japon, Paris, Gallimard, 1984, p. 112). Dans le film de Wakamatsu, la référence à Masashige est directe. Ses présumés derniers mots « Sept vies pour ma patrie » sont écrits par le jeune assassin Yamaguchi sur le mur de sa cellule. Les mêmes paroles figurent sur les serre-tête que portent Mishima et ses quatre disciples pendant la prise d’otages du 25 novembre 1970.
Les mains de Koga sont vides, mais les titres de romans qui apparaissent en superposition à ce dernier plan suggèrent que Mishima continue à vivre dans la mémoire par son œuvre littéraire, ayant plus de poids que sa mort spectaculaire qui, au Japon, a créé plus de confusion que d’admiration. La chanson « Only you » du groupe Kiss dans laquelle il est dit « qu’à chaque époque naît un héros » apporte une note de légèreté à cette fin énigmatique. C’est avec un clin d’œil ironique que s’achève le film de Wakamatsu qui propose une approche des pensées politiques et actions de Mishima de manière critique mais non sans respect pour l’écrivain.
Andrea Grunert
Docteure en cinéma,
enseigne à l’Université Protestante à Bochum (Allemagne)