Il y a soixante-dix ans, le 23 août 1951, Rashomon (Rashōmon, Japon, 1950) d’Akira Kurosawa a été présenté au Festival International du Film de Venise. Le film qui n’avait pas eu beaucoup de succès auprès du public japonais s’est retrouvé en compétition malgré les objections de Masaichi Nagata, le président du studio-producteur Daiei. La japanologue et journaliste italienne Giuliana Stramigioli, qui avait recommandé Rashomon aux organisateurs du festival, a pu imposer son point de vue. La suite est bien connue : le film, récompensé à Venise par le Lion d’Or et l’année suivante par l’Oscar du Meilleur Film étranger, a fondé la renommée internationale de Kurosawa et a ouvert la porte à d’autres films japonais sur le marché mondial du cinéma. Plus encore, il a servi de modèle à des myriades d’adaptations dans le monde entier, non seulement au cinéma mais dans d’autres domaines artistiques : théâtre, radio, opéra, fiction littéraire, musique … Le terme « Rashomon effects » est entré dans la langue anglaise, désignant les interprétations différentes d’un même évènement par plusieurs personnes (V. Blair Davis, Robert Anderson et Jan Walls, « Introduction », in Blair Davis, Robert Anderson et Jan Walls, dir., Rashomon Effects : Kurosawa, Rashomon and Their Legacy, New York / Londres, Routledge, 2015, p. 1-10).
Un événement – de multiples perspectives
Rashomon repose sur deux nouvelles de Ryūnosuke Akutagawa (1892-1927) : « Dans le fourré (Yabu no naka) et Rashomon. De Rashomon, Kurosawa emprunte le titre, le lieu – la porte de la ville –, le thème du vol et quelques autres détails. Dans le fourré lui a inspiré la série de déclarations différentes sur les circonstances d’un crime et l’absence de questions posées par le ou les magistrats restant hors champ. Le Rashōmon, la porte de la ville centrale de Kyoto construite à la fin du VIIIe siècle, est le lieu d’action qui cadre le récit filmique situé au XIIe siècle. Trois hommes cherchent à se protéger de la pluie torrentielle dans les ruines de l’ancienne porte de la ville : un bûcheron (Takashi Shimura), un moine bouddhiste (Minoru Chiaki) et un roturier (Kichijirō Ueda).
Le moine et le bûcheron viennent de témoigner dans un procès qu’ils racontent au roturier : dans la forêt, le bûcheron avait découvert un samouraï qui avait été apparemment victime d’un meurtre ; le moine avait auparavant croisé le chemin de cet homme et de sa femme. L’apparition des personnages devant le juge est montrée en flash-back : le bandit Tajōmaru (Toshirō Mifune), accusé du meurtre, Masago, la femme du samouraï (Machiko Kyō), le bûcheron, le moine, le policier (Daisuke Katō) qui a arrêté le bandit et un médium (Noriko Homna) à travers qui s’exprime l’esprit du samouraï mort (Masayuki Mori). Leurs dépositions sont mises en scène par des flash-backs dans le flash-back. Ce qui pourrait être une histoire de crime conventionnelle, racontée de manière linéaire, n’est pas seulement défié par la structure élaborée en flash-back, mais donne lieu à des déclarations, chacune différente de l’autre. Le bûcheron exprime sa confusion face à ce labyrinthe de contradictions en ne cessant de répéter : « Je ne comprends rien. Je ne comprends rien du tout. » Non seulement les personnages confrontent les différentes versions d’un seul fait, mais les spectateurs sont aussi invités à tirer leurs propres conclusions dans le méandre du récit. Davis et Burnham expliquent le statut du spectateur : « (…), Kurosawa accorde plus de valeur à la perception subjective de l’œuvre par le public que par la sienne, limitant son influence sur les interprétations du récit faites par le public par son refus de faire un compte rendu objectif du meurtre. Les spectateurs sont mis au défi par Kurosawa d’accepter un rôle dans le processus de négociation dans lequel le fardeau de l’interprétation repose uniquement sur eux. La résolution ne vient pas de la notion de vérité déterminée par le cinéaste mais par la compréhension du pourquoi celle-ci nous n’est pas donnée par lui. » (Blair Davis et Jef Burnham, « Rashomon and cinematic negotiation », in Davis, Andersen and Walls, op. cit., p. 103).
Les spectateurs ne voient pas le juge ou d’autres magistrats et n’entendent pas ses ou leurs questions. Ils n’entendent que ce que les personnages répondent. Les dépositions devant le tribunal sont présentées comme des faits isolés, racontés selon le seul point de vue de la personne dans l’image. Comme dans la nouvelle Dans le fourré, les déclarations des personnes convoquées sont présentées séparément : chacune semble aussi vraie que l’autre. Celles du bandit, du samouraï et de sa femme révèlent la définition que chacun a de soi, une autodéfinition déterminée par la notion de fierté. La préservation de cette image de soi l’emporte sur la reconnaissance de la responsabilité du viol de la femme par Tajōmaru et la mort violente du samouraï. Le bandit, déclarant avoir tué le samouraï en duel honorable, se vante de son acte afin de sauvegarder sa réputation d’homme fort et courageux. La femme cherche à sauver la sienne en insistant sur son statut de victime qui, au moment du viol, n’avait pas le choix. Le fantôme du samouraï s’exprimant à travers le médium cherche à sauver sa dignité et le sens de l’honneur de sa classe sociale en prétendant s’être suicidé pour échapper à la honte : dupé par le bandit qui l’avait désarmé et ligoté, il aurait été le témoin impuissant du viol de son épouse.
Chacune des trois versions est motivée par l’intérêt personnel qui, au lieu de vouloir rétablir l’innocence, tourne autour de la notion d’honneur. La perte de l’honneur, voire de l’image publique, prévaut sur tout. Le moine croit en l’image de la victime que la femme projette d’elle bien qu’elle soit contraire à la description que le bandit venait de donner d’elle. Le roturier, plus sceptique, exprime ses doutes à l’égard de l’attitude de la femme, pensant qu’elle aurait menti – au juge comme à elle-même. Il comprend que les personnages, en cherchant à embellir leurs actes, s’abandonnent à une image qui n’est que pure illusion. Le récit du bûcheron fait au moine et au roturier révèle une autre vérité en dévoilant la lâcheté et la mesquinerie des trois autres personnages concernés par le crime. Cependant, il n’est pas fiable non plus, car lui-même a menti en ayant caché au tribunal avoir été le témoin du crime et non simplement celui qui a découvert le cadavre par hasard. C’est le roturier qui met à jour la vérité ayant compris que le bûcheron a volé le précieux poignard de la femme du samouraï. Aucun des personnages – à l’exception du moine – n’est exempt de faute ; le portrait de chacun est terni de bassesses et de mensonges. L’attitude des individus envers la vérité n’est pas sans conséquence pour autrui comme le souligne Mitsuhirō Yoshimoto : « Le film souligne que l’homme est à l’origine du chaos social. Ce que conduit les humains à se détruire eux-mêmes, c’est l’égoïsme. » (Mitsuhirō Yoshimoto, Kurosawa: Film Studies and Japanese Cinema, Durham, North Carolina, Duke University Press, 2012, p. 183)
Le thème de l’illusion ne concerne pas seulement les personnages mais renvoie au cœur du médium cinématographique. La dimension représentationnelle du cinéma est mise à jour par l’aspect théâtral du film, visuellement exprimé par le caractère scénique de la cour et la disposition des personnages dans l’espace. Ils sont filmés frontalement en plan moyen et au centre d’un espace vide, sur fond d’un mur blanc. La frontalité et l’espace nu évoquent la scène du théâtre Nō. De même que le jeu parfois excentrique des acteurs – notamment celui de Mifune et celui de Kyō – évoque le cinéma muet. Mise en scène et jeu contrecarrent les conventions du réalisme et, en dévoilant le cinéma comme une machine à créer l’illusion, renforcent l’idée que les personnages se mettent en scène eux-mêmes.
Le décor et la mise en scène concourent à visualiser la mise en doute de la notion-clef de vérité. Ainsi, l’espace nu et lumineux des scènes du tribunal, prédominé par l’horizontalité, contraste avec la verticalité des arbres dans les scènes de la forêt et le jeu de la lumière et de l’ombre qui fragmente l’espace et les corps humains. Il est également distinct des scènes se déroulant sous la porte de la ville en ruines et la pluie torrentielle. Dans les séquences de la cour, l’ordre semble être rétabli, la rigueur esthétique défiant le sentiment de chaos qui émane des autres scènes. Cependant, les déclarations contradictoires et les mensonges apparentes suggèrent que le sentiment d’ordre n’est qu’un leurre.
La notion de vérité dans le contexte socio-historique
Rashomon n’offre pas de solution au crime mais, en allant au-delà d’un jeu sophistiqué de conventions génériques, interroge la notion de vérité elle-même. Est-ce que la vérité absolue existe ou est-ce qu’il n’y a que des fragments de vérité subjective ? En refusant tout point de vue objectif, la seule conclusion est qu’il n’y a ni vérité ni morale absolue. La question fondamentale de la vérité permet de voir des analogies avec l’histoire récente du Japon, dont le Procès de Tokyo contre les grands criminels de guerre japonais durant la Seconde Guerre mondiale qui s’était terminé en 1948, deux ans avant la première japonaise de Rashomon, et à l’attitude des Japonais envers la guerre récente. Janice Matsumara est une des auteures suggérant un lien entre les scènes du tribunal dans le film et l’histoire récente : « Le public [japonais] pouvait voir dans le procès une allusion au Procès de Tokyo en 1948. Il pouvait y voir le destin de ses anciens dirigeants ou son propre rôle pendant la guerre. Masago et Tajōmaru : selon les versions, méchants meurtriers ou victimes et dupes. » (Janice Matsumara, « Rashomon as twelfth-century period film and occupation period social critic, in Blair, Anderson et Walls, op. cit., p. 63). La légitimité du Tribunal d’Extrême-Orient, établi en 1946, et qui, dans le Procès de Tokyo, a jugé les criminels de guerre dits de « catégorie A », est objet de controverse depuis plus de 75 ans au Japon comme aux États-Unis et dans d’autres pays occidentaux. À part le reproche d’une justice unidimensionnelle, voire revancharde, le concept de « crimes contre la paix » a été mis en cause pendant et après le procès. Le doute sur la partialité de plusieurs juges a été exprimé aussi bien qu’a été reproché le choix arbitraire des accusés. John W. Dower rappelle que l’idéal de justice que les alliés et notamment les Américains voulaient présenter à l’occasion du Procès de Tokyo afin de mettre en scène les valeurs de la démocratie n’a pas résisté à la réalité : « En pratique, de tels espoirs et idéaux étaient inévitablement ternis par la politique de deux poids deux mesures de ceux qui faisaient le jugement comme quelques membres du camp des alliés l’admettaient en privé. » (John W. Dower, Embracing Defeat: Japan in the Wake of World War II, New York, W.W. Norton, 2000, source électronique, Amazon Kindle, sans pagination). Plus encore, les Japonais de l’époque ont dû se rendre compte de la réhabilitation de personnes soupçonnées de crimes de guerre comme le futur Premier Ministre Nobusuke Kishi, personnage hautement influent en Mandchoukouo.
L'idée de l’illusion selon laquelle l’être humain se construit pour embellir sa propre image ou pour justifier ses actes va au-delà du Procès de Tokyo et concerne la population japonaise toute entière qui, bien que souvent horrifiée par la découverte des crimes atroces commis par l’Armée Impériale, s’accordait souvent aussi le rôle de victime, refusant la responsabilité et rejetant la faute sur quelques militaires et politiciens tout comme Masago et Tajōmaru insistent sur leur rôle de victime ou cherchent à diminuer leur participation au crime. Ainsi Tajōmaru répète à plusieurs reprises qu’il n’avait pas l’intention de tuer le samouraï et que c’est la femme qui l’aurait incité au meurtre. En fait, il était en train de somnoler sous un arbre quand le samouraï et Masago sont passés à côté de lui. Un coup de vent qui a levé le voile de la femme lui a permis de voir son visage qui l’a attiré. Le bandit cherche à donner une explication à ses actes : « Soudain un vent frais se leva … Sans cette brise, je ne l’aurais pas tué. » En revanche, le roturier brosse de lui le portrait d’un meurtrier brutal, une image qui, à son tour, ne repose que sur l’ouï-dire. Toute vérité n’est que relative – ce que le film de Kurosawa exprime, est valable pour le Japon occupée après la défaite en 1945. La mise en doute de la notion de vérité est significative pour une période marquée d’incertitude dans laquelle les Japonais étaient confrontés aux crimes commis par l’Armée Impériale et à leur propre conduite durant la guerre, de même qu’à une transformation sociale rapide.
L’action de Rashomon est située dans un passé lointain mais hautement symbolique. Le XIIe siècle a été une période de guerres civiles, de catastrophes naturelles, de famines et d’épidémies. Il correspond à ce que le bouddhisme appelle mappō : une époque sombre dans laquelle les gens, incapables de percevoir la vérité, ne peuvent plus trouver le chemin vers l’illumination. L’idée de l’ébranlement des valeurs et de l’incertitude s’applique parfaitement au Japon de l’après-guerre. Les références à ce contexte sont également données par l’image. La porte de ville délabrée évoque les villes japonaises presqu’entièrement rasées : Tokyo après les terribles bombardements au printemps 1945, Hiroshima et Nagasaki détruites par les bombes atomiques. L’architecture, la nature et les conditions climatiques concourent à la révélation de la destruction de l’ordre social. Sombre et menaçant, le Rashōmon se détache du ciel livide. Monument en ruines, la porte de la ville continue à être démantelée par le roturier qui lui arrache des morceaux de bois pour allumer un feu. La forte pluie qui obscurcit le ciel contribue au sentiment d’instabilité symbolisée par la structure architecturale en déclin. Pour aboutir à cet effet, la pluie, créée artificiellement à l’aide de tuyaux, avait été colorée de noir pour que les caméras de l’époque puissent la capter. Le sentiment d’incertitude est renforcé sur le plan sonore par l’écrasement des gouttes de pluie sur le bois et le craquement de l’écriteau en bois oscillant dans le vent. S’y ajoutent des stratégies visuelles et structurelles : les fréquents flash-backs, la fragmentation par le montage (ainsi la marche du bûcheron dans la forêt au début du film est coupé en seize segments), les panoramas sinueux sur les détails architecturaux et les coupes franches faisant succéder les plans rapprochés aux gros plans.
Pour beaucoup de Japonais, les années d’après la défaite dans lesquelles ils ont dû faire face à la misère et aux changements sociaux radicaux ont été marquées par l’angoisse. On peut voir dans Tajōmaru un exemple de « la jeunesse téméraire née de l’effondrement moral de la défaite » comme le fait le critique Tadao Satō (Tadao Satō cité par Andrew Horvat, « Rashomon perceived : The challenge of forging a transnationally shared view of Kurosawa’s legacy », in Davis, Anderson and Walls, op. cit.). Toshirō Mifune a déjà incarné le jeune rebelle, symbole d’une génération ayant souffert de la guerre et abusée sur les champs de bataille, dans Ginrei no hate (Japon, 1947). Dans ce film de Senkichi Taniguchi pour lequel Kurosawa a co-écrit le scénario, il joue un jeune gangster qui se moque de ses compatriotes en quête d’harmonie et des valeurs importées des États-Unis. Le jeu intense de Mifune fait sentir l’incertitude du personnage derrière son masque d’arrogance et son penchant pour la violence. De même, le yakuza miné de tuberculose qu’il incarne dans L’Ange ivre (Yoidore tenshi, Japon, 1948) de Kurosawa est un jeune homme désorienté dans un pays censé s’adapter aux valeurs de la démocratie promues par les occupants américains mais dans lequel la vieille garde possède encore le contrôle dans maints domaines. Tajōmaru apparaît comme une brute. Pourtant, le jeu nuancé de Mifune crée des moments de tendresse dans lesquels le bandit apparaît comme un enfant perdu dans un monde cruel qui lui échappe. De prime abord, son rire fou ne semble être que l’expression de son insolence, mais ses éclats de rire montrent surtout qu’il est un être vivant.
Le roturier est, lui aussi, un produit de son temps et d’une époque dans laquelle chacun ne lutte que pour la survie. Ainsi vole-t-il le kimono dans lequel est enveloppé le bébé abandonné dans les ruines du rashōmon et la bourse que les parents sans doute désespérés ont laissé à côté de l’enfant témoignant de leur souci pour lui. Le roturier justifie sa mesquinerie en disant qu’il faut être égoïste afin de survivre dans ce monde cruel. Ce personnage cynique partage un autre trait avec les contemporains du film : la soif de sensation. Dans son film précédent Scandal (Shūbun, Japon, 1950), situé dans le Japon de son époque, Kurosawa faisait la critique de la presse à sensation. Dans Rashomon, le roturier, avide d’histoires spectaculaires, dit : « Je n’ai rien contre le mensonge autant qu’il est divertissant. » Le bûcheron, en revanche, incarne une autre attitude humaine répandue qui, à son tour, témoigne du rejet de la responsabilité de l’individu. Il justifie ses mensonges devant le tribunal par son désir de ne pas s’en mêler.
Il est pourtant intéressant de noter que le viol de la femme du samouraï est un sujet mineur dans la procédure judiciaire centrée autour du meurtre. Tout comme dans le Procès de Tokyo, le sujet des esclaves sexuelles dans les pays occupés par les Japonais n’a pas été abordé, celui des viols – commis par les Japonais ou par les occupants alliés – a été occulté dans le discours public et sur le plan judiciaire dans le Japon de l’après-guerre. (V. Michael Molasky, The American Occupation of Japan and Okinawa: Literature and Memory, New York / Londres, Routledge, 2001).
La notion de vérité et la dimension universelle
Au-delà de la dimension socio-politique, le film, en défiant la perception de la vérité, voire la notion de vérité elle-même, propose une réflexion sur la nature humaine. La violence émergeant de l’avidité et du désir renvoie à une idée du bouddhisme selon laquelle l’égoïsme serait à l’origine de toute souffrance. Quand il regarde la femme passant à côté de l’arbre sous lequel il s’était endormi, le désir de Tajōmaru de prendre possession d’elle et de dérober le samouraï est éveillé. L’avidité entraîne la perte du samouraï qui se laisse piéger par Tajōmaru prétendant vouloir lui montrer un trésor caché.
Selon Keiko I. McDonald, la question centrale du film serait : « Quelle est la nature de l’homme ? » (V. Keiko I. McDonald, « The Dialectic of Light and Darkness in Kurosawa’s Rashomon », in Donald Richie, dir., Rashomon, New Brunswick / Londres, Rutgers University Press, 1999, p. 183). Est-ce que l’homme est rationaliste comme le moine ou primitif comme le roturier ; est-il bon ou méchant ou un personnage plus complexe, fait de maintes contradictions comme le bûcheron ? Comme le dit McDonald : « L’existence de récits conflictuels implique qu’un être humain doit passer par l’épreuve de la vie ; la manière dont il agit va révéler sa nature innée. » (McDonald, ibid., p. 183). Rashomon offre une exploration complexe de l’être humain que Kurosawa aborde par la mise en doute de la perception de soi-même et de celle des autres. En insistant sur la fragmentation au cœur du cinéma, Kurosawa représente l’ambiguïté de l’existence humaine à travers des vues personnelles et contradictoires. Le cinéaste s’est exprimé à ce sujet : « Ces pulsions étranges du cœur humain seraient exprimées par l’emploi d’un jeu de lumière et d’ombre façonné d’une manière élaborée. » (Akira Kurosawa, Something Like an Autobiography, New York, Vintage, 1983, p. 182). La lumière du soleil transperçant le feuillage et la noirceur des troncs d’arbre et des branches se détachant de la lumière aveuglante renforce l’ambiance de mystère au cœur du film. La forêt dans laquelle le crime a lieu est, tout comme la porte de la ville, un espace métaphorique. Sa profondeur et sa noirceur évoquent le chaos et le danger ; le labyrinthe des feuilles et des branches renvoie à la complexité des sentiments humains. C’est le lieu de la confusion des sens qui débouche sur le viol et le meurtre. Le travail sublime du directeur de la photographie Kazuo Miyagawa sur l’ombre et la lumière participe à la mise en image de l’être humain en proie à des pulsions violentes. La sueur couvrant les corps ne témoigne pas seulement des conditions climatiques du Japon et de ses périodes de grosse chaleur, mais reflète aussi les tourments intérieurs des personnages. La musique de Fumio Hayasaka inspirée du « Boléro » de Maurice Ravel accompagne le bûcheron s’enfonçant dans la forêt où il devient le témoin de passions humaines mais aussi d’une des scènes montrant le samouraï et sa femme, tourmentés par le désir et la jalousie, la passion et le mépris, l’orgueil et la honte.
Conclusion
L’ébranlement de la notion de vérité ne signifie pas une perte de confiance totale en l’humanité. Le roturier est parti sous la forte pluie. Dans la dernière séquence, la pluie a cessé et la porte de la ville, bien que délabrée, est transformée en une ouverture vers l’avenir. La décision du bûcheron de prendre soin du bébé contient une lueur d’espoir. La découverte soudaine, presque miraculeuse de l’enfant, peut apparaître comme une convention dramatique. Astuce dramatique ou non, le geste altruiste du bûcheron révèle son humanité et restaure la confiance du moine en l’humanité. La note d’espoir à la fin contraste avec l’ambiance sombre du reste du film et des deux nouvelles d’Akutagawa dans lesquelles la déchéance est accentuée, ne laissant que le désespoir. Chez Kurosawa, la compassion, une des valeurs bouddhistes, peut surmonter l’égoïsme. La compassion est la valeur célébrée dans d’autres films du cinéaste tel Les Sept Samouraïs (Shichinin no samurai, Japan, 1954). De même, les protagonistes de L’Ange ivre et de Vivre (Ikiru, Japon, 1952) affirment leur humanité vers la fin des films par un geste altruiste.
Non seulement le bûcheron sauve le bébé, mais l’écriteau et la gargouille, deux symboles religieux toujours intacts dans les ruines de la porte de la ville, suggèrent que l’ordre n’est pas complètement détruit. La religion donne un cadre à l’action humaine qui devient significative dans une société dévastée mais capable d’être restaurée.
Rashomon ne se termine pourtant pas par un happy-end hollywoodien. Le bûcheron, un sourire béat aux lèvres, quitte la porte de la ville, plongée dans la lumière du soleil, mais on peut avoir l’impression, comme Keiko I. McDonald, qu’il marche vers l’ombre. Interprétée comme tel, la fin ne serait qu’une autre illusion, soulignant une fois encore les contradictions de la nature humaine comme le suggère McDonald qui conclut : « Il [Kurosawa] met l’accent plutôt sur la difficulté de maintenir une attitude mélioriste dans un monde fragmenté. » (McDonald, op. cit., p. 192). Le fait que Kurosawa avait espéré pouvoir filmer un grand nuage noir planant sur le Rashōmon, comme McDonald l’indique, confirme cette vision du monde et de l’être humain qui est loin de toute interprétation manichéenne.
Andrea Grunert
Docteure en cinéma,
enseigne à l’Université Protestante à Bochum (Allemagne)
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