La non-reconnaissance d'un statut juridique à l'espèce humaine
L'inégalité entre les Singes et les Hommes est bien entendu le leitmotiv de la saga Planet of the Apes. Au début du film, George Taylor, définitivement déçu de la nature humaine, décide de quitter ses contemporains et de partir en exploration spatiale avec trois autres astronautes afin de trouver une terre meilleure. C'est avec stupéfaction que les trois astronautes découvrent une planète où l'espèce dominante n'est pas l'Homme, mais bien le Singe. Malgré une civilisation dans un état pré-industriel, les Singes n'en maîtrisent pas moins certaines technologies avancées, telles que les armes à feu ou la recherche médicale et scientifique. Au contraire, les Hommes sont des êtres à l'intelligence primaire, muets, et vivant à l'état sauvage. Grégaires, ils semblent être végétariens. Ils sont asservis par les Singes qui les considèrent comme des animaux nuisibles à exterminer, pillant leurs récoltes, incapables de raisonner et dotés d'aucune forme d'intelligence, si ce n'est une capacité à apprendre quelques tours faciles. Cette nature différente de celle du Singe, espèce dominante, est notamment exposée par l'article 1er de la foi, cité par le représentant de l’État lors de la scène de l'audience : « Le Tout-Puissant a créé le singe à son image, lui a donné une âme et un esprit et dans sa grande bonté l'a séparé des bêtes de la jungle pour en faire le seigneur de cette planète ». De cette situation en découle une absence de reconnaissance de quelconques droits à l'égard des Hommes. Le droit simien leur est inapplicable, et ils ne sont bien entendu pas visés par l'adage: « Tous les Singes demeurent libres et égaux en droits ».
Une telle éviction du champ d'application des droits du Singe justifie donc les abus exercés à l'égard de l'Homme. La planète des Singes est un endroit hostile : les Singes ont pour coutume de capturer de nombreux spécimens humains dans la jungle, afin de les utiliser pour la recherche scientifique, et notamment pour des travaux chirurgicaux. Première confrontation des trois protagonistes au monde cruel dépeint par Franklin J. Schaffner, la scène de chasse est frappante en ce sens. Nous y voyons des gorilles, montés sur des chevaux, traquer des Hommes apeurés, et éprouver un certain plaisir à tuer et à capturer les pauvres créatures. Le contraste est d'ailleurs saisissant entre le moment très calme et paisible où l'on voit les autochtones se sustenter dans un champ de maïs et celui où, quelques secondes plus tard, retentit le son fracassant d'un cor de chasse sorti tout droit de la jungle, inaugurant ainsi la partie de chasse. A l'issue de ce safari, un plan montre les gorilles exhibant fièrement leurs captures et prenant la pose devant un objectif, comme des chasseurs poseraient avec leurs gibiers.
Les interventions chirurgicales sur les Hommes sont donc très fréquentes. Le docteur Zira, vétérinaire spécialiste en psychologie animale, est coutumière des faits. Ses recherches sur le cerveau humain engendrent un besoin toujours grandissant de nouveaux spécimens, ce qui nécessite de puiser dans le vivier offert par la forêt. Landon, coéquipier de Taylor lui aussi capturé, a subi une intervention sur son cerveau dans le but de lui effacer sa mémoire et de le rendre comme les autres, à savoir amorphe, animal. Le roman est davantage descriptif quant aux opérations chirurgicales opérées dans l'Institut des hautes études biologiques : expériences sur la souffrance et les centres nerveux, ablations, stimulations électriques, travaux sur les centres de la parole etc.
Les Hommes étant réifiés et privés de toute reconnaissance juridique, cela emporte un non-respect de leurs corps. A l'issue de la scène de chasse précitée, les dépouilles des Hommes sont assimilés à des trophées, et suspendus telles des carcasses animales. Parallèlement, lors de la scène où Taylor se retrouve hors de sa cage et se retrouve pourchassé par les gorilles, il progresse dans un décor intérieur dans lequel on peut apercevoir des sortes de dioramas exposant des Hommes évoluant dans leur environnement naturel. Notre héros découvre alors que son ami Dodge, abattu au cours du safari, y est exposé tel un mannequin, le regard vide et le teint blafard, dans l'une de ces reconstitutions dignes des plus grandes taxidermies.
Le thème abordé par le film choque sans aucun doute. Il est une des raisons pour lesquelles l’œuvre de Franklin J. Schaffner fascine et dérange : représenter un monde où l'Homme est traité comme de la vermine à exterminer. La logique est inversée : l'Homme n'est plus l'espèce dominante, le bourreau de la planète, mais une simple bête traquée. Néanmoins le propos n'est pas gratuit : le film se veut, semblerait-il, comme une métaphore des atrocités opérées sur les prisonniers juifs, sous couvert d'une idéologie, au cours de la seconde guerre mondiale par les scientifiques du Troisième Reich. Le film se veut aussi plaidoyer pour le droit des animaux. De nos jours, les animaux demeurent encore utilisés comme cobayes dans les laboratoires pour des traitements qui seront destinés aux Hommes, comme le retracent les contestations toujours houleuses envers l'interdiction de la vivisection. Rappelons que ce n'est que récemment que le droit civil français a modifié sa perception des animaux, en les considérant désormais comme des « êtres vivants doués de sensibilité », même s'ils demeurent « soumis au régime des biens » (article 515-14 du code civil). L'opus Rise of the Planet of the Apes (2011, États-Unis) reste davantage centré sur le droit des animaux que son aîné de 1968, car dans ce film le chimpanzé César et l'ensemble des singes qui mènent le combat pour leur émancipation sont issus des laboratoires d'une entreprise de biochimie dans lesquels ils étaient utilisés comme cobayes.
Cette non-reconnaissance de droits et libertés à l'égard des Hommes n'empêchent pas pour autant l'émergence de certains mouvements contestataires, comme une association de défense des animaux rapidement mentionnée par le personnage de Lucius, le neveu de Zira. Là encore, aucun autre détail n'est donné quant à cette organisation, notamment si le poids de ses actions est suffisamment important pour réformer les règles juridiques.
Tels des esclaves, les Hommes dans Planet of the Apes sont assimilés à des choses envers lesquelles toutes les exactions sont admises, notamment l'utilisation à des fins scientifiques. Le droit simien, et par extension la religion simienne, ne sont pas enclins à reconnaître tout statut juridique envers les Hommes, qui pourrait un tant soit peu améliorer leur situation. La scène de l'audience au cours de laquelle est débattue la nature de Taylor peut faire écho à la célèbre controverse de Valladodid, au cours de laquelle la nature des Indiens d'Amérique fut débattue, ainsi que l'applicabilité des préceptes chrétiens à ces populations. De cette nature en découle la reconnaissance ou non de droits et libertés. Une situation d'autant plus délicate sur la planète des Singes que la religion rend l'édifice juridique totalement immuable.
Le dogme religieux comme source du droit
L'une des composantes essentielles de la culture simienne de La Planète des Singes est la religion. La religion des Singes est une religion monothéiste. Lors de la scène où Taylor réussit à s'échapper de sa cage et tente de fuir la ville, poursuivi par les forces de l'ordre, il fait éruption dans un lieu de culte, en plein moment de recueillement. On y aperçoit des fidèles écouter les paroles d'un prédicateur dictant les préceptes de la religion simienne. Dans le décor : une statue représentant la divinité adorée par les singes.
Cette religion occupe une place centrale dans la société : bien plus qu'une simple moralité, elle est aussi le fondement de tout le système juridique et politique simien. Les grands principes religieux sont contenus dans un corpus de textes intitulé les Rouleaux Sacrés. Divisés en manuscrits, eux-mêmes divisés en versets, les Rouleaux Sacrés édictent de grands principes moraux à vocation universaliste et prescriptive. Selon les Singes, ils auraient été écrits de la main de la divinité elle-même, nommée dans le film « Le Législateur ».
Les principes édictés par la religion font office de source du droit. En effet, les Singes refusent tout agissement et tout règle de droit qui serait contraire au culte. Ce véritable dogme religieux entretenu par les autorités interdit tout établissement de règles juridiques n'ayant pas pour fondement les préceptes de la croyance simienne. C'est ainsi qu'au cours de l'audience, le ministère public, représenté par le docteur Honorious, évoque à l'appui de son argumentation le premier article de la foi, en vertu duquel « Le Tout-Puissant a créé le singe à son image, lui a donné une âme et un esprit, et dans sa grande bonté l'a séparé des bêtes de la jungle pour en faire le seigneur de cette planète ».
La société entière est assujettie à ce dogme religieux datant de 1200 ans ayant pour objectif d'annihiler toute preuve de l'intelligence passée des Hommes. Il phagocyte ainsi la connaissance, limite la recherche scientifique et notamment les découvertes sur la nature humaine, bien loin de l'aspect animal communément admis. En effet, les docteurs Zira et Cornelius, persuadés que la religion est un obstacle pour découvrir la vérité, sont jugés par la cour pour hérésie scientifique. Précisément, Cornelius développe une théorie évolutionniste selon laquelle le singe descendrait d'un être simiesque antérieur, auquel ils auraient emprunté la culture et la technologie.
A la manière de l’Église qui, au cours de la période médiévale, prenait le soin de confiner tout l'héritage antique dans les monastères afin de tenir à distance les croyances d'une telle richesse culturelle, les autorités de La Planète des Singes refusent systématiquement toute découverte scientifique nouvelle qui s'émanciperait du joug de la loi divine et qui irait dans le sens de la reconnaissance d'une intelligence passée de l'Homme. Au regard du métrage, une telle entreprise paraît être le fait des orangs-outans seulement, les gorilles n'ayant que peu à faire de ces débats.
Il n'y a donc pas de dissociation entre le pouvoir exécutif et le pouvoir religieux. Les membres du corps décisionnel ne sont pas émancipés de la religion ; au contraire, leur mission les appelle à la réaffirmer en permanence et à l'enrichir par des interprétations toujours plus souples. Le dogme religieux demeure ainsi la principale source du droit sur la planète des Singes.
A suivre...
Thomas Saulnier
Étudiant en M2 Juriste en droit de l'urbanisme et de l'aménagement
Université de Rennes 1
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