La rencontre de deux univers dans Entre le ciel et l’enfer
Dans Entre le ciel et l’enfer, la presse collabore avec la police et l’associe à son enquête en demandant la publication d’une fausse information qui mène à l’arrestation du coupable. De même, les articles sur l’enlèvement et le fait que l’industriel Gondo s’est ruiné en payant la rançon de 30 millions de yen contribuent à l’image publique favorable de Gondo, transformé en héros. L’inspecteur chargé de l’affaire fait justement appel aux représentants des médias « au nom de Monsieur Gondo » : c’est à leur empathie plus qu’à une éthique professionnelle ou à leur sens de la justice qu’il s’adresse. C’est encore une fois les industriels et les hommes d’affaires qui sont accusés, car ce sont eux qui profitent du déclin de Gondo. Dans Entre le ciel et l’enfer, adapté d’un roman de l’écrivain américain Ed McBain (King’s Ransom, Simon & Schuster, 1959, publié en France sous le titre Rançon pour un thème mineur, Presses de la Cité, 1960), les policiers jouent un rôle prépondérant. La seconde partie du film, traitant de l’enquête qui se transforme en une chasse à l’homme, est largement consacrée à leur travail minutieux, raconté en détail pendant des réunions et révélé dans une série de flashbacks.
Le jeune inspecteur Tokura est dès le début montré comme un homme efficace qui ne perd jamais son sang-froid. C’est est un homme compréhensif et attentif aux autres. Il exprime une grande sympathie envers Gondo dont il devient le témoin involontaire d’humiliations. Il en est ainsi quand lui et Gondo sont en train de discuter dans le salon de l’homme d’affaires qui vient de perdre toute sa fortune et qu’un employé de la maison d’enchères en train d’évaluer le mobilier leur permet de rester assis, enlevant les fauteuils seulement après leur départ. L’acteur Tatsuya Nakadai, le corps rigide, la tête baissée, exprime à merveille ce moment de honte partagée. De même, « Bos’n » Taguchi, le partenaire de Tokura, ne cache point son mépris envers les riches, dont Gondo. Cependant, il est prêt à réviser son image négative de ce dernier qu’il trouve de plus en plus sympathique, car il n’a pas oublié ses origines modestes. Les policiers sont stupéfaits quand il arrange un sac en cuir pour pouvoir y mettre la rançon. Il leur explique qu’il avait appris à travailler le cuir quand il était apprenti-cordonnier. C’est un homme qui aime visiblement son travail, ce qu’il confirme d’un ton passionnel : « Mon travail fait partie de moi-même. Sans lui, je suis comme mort. » Aussi est-il aimé par ses ouvriers, a contrario des autres hommes d’affaires qui manquent de la compassion dont les policiers malgré leur dur travail (on les voit parcourir les rues sous la grande chaleur d’été) sont capables. Contrairement aux autres directeurs de « Chaussures Nationales » qui ne s’intéressent qu’au profit, Gondo insiste pour vouloir continuer à faire des chaussures de bonne qualité, car ils doivent « porter le poids de la personne qui les porte ». C’est grâce à cette confiance qu’il réussit à refaire sa vie. Il finira par fonder sa propre entreprise.
La première partie d’Entre le ciel et l’enfer est filmée presqu’exclusivement dans son immense salon peu meublé qui apparaît comme une scène de théâtre sur laquelle les personnages sont savamment positionnés. Gondo, déchiré entre son désir de pouvoir et sa responsabilité envers autrui, est souvent isolé des autres personnages - les policiers, sa femme, le chauffeur, son assistant, son fils. Les espaces vides entre les personnages créent un sentiment de distance, diminuant la possibilité d’une identification trop facile avec le protagoniste, malgré les émotions qui s’emparent de Gondo et qui éclatent de temps en temps.
La seconde partie du film - la rançon est payée, la jeune victime est rentrée dans sa famille - commence avec un plan général de la belle demeure de Gondo que l’on montre pour la première et seule fois de l’extérieur. Un des policiers commente l’impression que cette maison moderne, construite sur une colline et dominant la ville, fait naître en lui : « Le ravisseur a raison. Cette maison me rend furieux. C’est comme si elle me regardait de haut. » Et Takeuchi, le ravisseur, dit plus tard à Gondo : « Ma chambre était froide en hiver et chaude en été. Je ne pouvais pas dormir. Votre maison me faisait penser au ciel. »
À travers les immenses vitres de son salon, Gondo a une vue splendide sur la ville de Yokohama qui s’étale à ses pieds. Il domine la ville de son regard, mais rien ne le protège du regard des autres. Sans s’en rendre compte, il est espionné par Takeuchi qui pénètre son espace intime à l’aide de son télescope. Cette partie du film nous mène dans les bas-fonds de la ville. Les ruelles étroites et sales, bordées de cabanes aux murs délabrés et le bar, remplis de danseurs, tous plus ou moins ivres, sont en opposition avec les lignes claires et la sobriété caractérisant le domicile de Gondo. Le contraste ne peut pas être plus fort. Aux premières séquences statiques succède le fourmillement des corps ; à l’ouverture spatiale s’oppose l’étroitesse créée par la caméra qui colle aux corps des danseurs et des passants dans les rues très peuplées.
La première fois où l’on voit Takeuchi filmé de dos, il apparaît à côté d’une mare remplie de déchets, symbole de la misère mais aussi de la corruption - à l’échelle individuelle et collective - évoquant les portraits du Japon de l’après-guerre brossés par Kurosawa dans L’Ange ivre (Yoidore tenshi, 1948), Scandale et Vivre (Ikiru, 1952, où la mare dégoûtante est remplacée par un terrain de jeu pour enfants). Et il y a les images dantesques d’un enfer bien réel, le lieu de drogues, où végètent dans la saleté de bâtiments en ruines des êtres exténués et apathiques, véritables loques humaines, plus proches de la mort que de la vie.
Pourtant, la belle maison de Gondo n’est qu’une illusion. Le moindre de ses gestes est contrôlé. Le jeu très nuancé de Toshirō Mifune évoque magistralement les tourments intérieurs du protagoniste, les frustrations et la colère d’un homme qui n’est plus maître de ses propres actes.
A suivre…
Andrea Grunert
Docteure en cinéma,
enseigne à l’Université Protestante des Sciences Appliquées à Bochum (Allemagne)
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