Les Salauds dorment en paix (Warui yatsu hodo yoku nemuru, 1960) et Entre le ciel et l’enfer (Tengoku to jigoku, 1963) font partie de la reprise actuelle de neuf films d’Akira Kurosawa dans les salles de cinéma en France : http://www.lemonde.fr/cinema/article/2016/03/08/reprises-akira-kurosawa-en-neuf-films_4878237_3476.html Le film de 1960 est le premier produit par la maison de production fondée par Kurosawa. Tous deux nous narrent des histoires du monde contemporain qui révèlent l’intérêt de leur créateur pour des sujets sociaux controversés. Toute l’œuvre de Kurosawa est marquée par cet intérêt, témoignant d’une attitude critique envers la société japonaise, son histoire et son présent. Les deux films abordent la question du crime et différents aspects liés à la justice : les faiblesses du système pénal, l’auto-justice, la corruption... Les Salauds dorment en paix dénonce la relation étroite entre les keiretsu - les grands complexes industriels - et la politique, révélant l’impuissance de l’appareil judiciaire ; Entre le ciel et l’enfer, traitant d’un enlèvement et de l’enquête qui en résulte, pointe des peines considérées comme insuffisamment sévères. Tous deux débouchent sur des questions éthiques plus complexes dépassant les aspects techniques de la jurisprudence et de la critique sociale.
Obéissance absolue et corruption dans Les Salauds dorment en paix
On ne peut que répéter ce que maints critiques ont déjà noté : la première séquence de Les Salauds dorment en paix qui dure environ 21 minutes est un petit chef d’œuvre en soi. Ou pour paraphraser un des personnages apparaissant dans ladite séquence : « La meilleure pièce à un acte que j’ai jamais vue. » Cette première séquence, celle d’un banquet de mariage, rappelle une mise en scène de théâtre où sont rassemblés les protagonistes de la tragédie à venir. Car il ne s’agit, comme le remarque un autre personnage, que d’un prélude. La longue séquence a une portée dramaturgique, sociologique et éthique. Elle sert à introduire les personnages principaux et révèle un monde de secrets et de violence cachés. Kōichi Nishi, le jeune marié, apparaît comme le digne héritier du père de la mariée, Iwabuchi, puissant vice-président d’un groupe industriel. Ce n’est que plus tard que son identité véritable de vengeur sera révélée. Les participants à cette noce constituent un microcosme social particulier. Ses agents principaux ne sont pas les membres des familles du jeune couple (dont on ne nous montre que le père et le frère de la mariée, Nishi n’ayant pas de famille), mais les hommes d’affaires, associés ou subordonnés d’Iwabuchi. Le portrait social brossé dans cette première partie du film est encore enrichi par la présence d’un grand nombre de journalistes qui, comme le chœur dans une pièce antique (ou dans le théâtre Noh où le jiutai, le chœur contribue au récit du héros principal), commentent les événements. Et il y a la police, car deux hommes sont arrêtés pendant le banquet.
Ces vingt premières minutes sont riches d’action et d’information. Au plan statique des invités formant une haie laissant passer les mariés succèdent quelques images très mouvementées de la horde de journalistes envahissant l’espace. La caméra capte ensuite la mariée en insistant sur son handicap physique : elle boîte et doit être soutenue par une autre femme. Un gros plan de ses pieds montre qu’une de ses chaussures a un talon plus haut que l’autre. Les gros plans et plans rapprochés du visage de Yoshiko, révélant la peine physique et psychique de la jeune femme exposée aux regards compatissants ou embarrassés, lui accordent dès le début le statut de victime. Quand elle trébuche, les spectateurs, le prenant pour un mauvais présage, sont horrifiés. Ce n’est pas son époux mais son frère Tatsuo qui se précipite pour la soutenir. La réaction du frère évoque l’étroite relation qui les lie (le frère adore sa sœur, mais il se sent aussi coupable, car il a causé l’accident qui l’a rendue invalide) et contribue indirectement à la chute du héros. L’échange d’informations entre les journalistes renseigne les spectateurs sur l’identité des membres de la fête de mariage et sur une affaire de corruption qui a eu lieu cinq ans auparavant. Furuya, un des suspects, s’était jeté du septième étage d’un immeuble. Les noms de trois hommes mêlés à cette affaire sont prononcés. L’un est Iwabuchi. L’arrivée de la police et surtout l’apparition d’un second gâteau de mariage créent un choc, car il est la parfaite reproduction en sucre d’un immeuble officiel sur lequel une rose rouge marque une fenêtre située au septième étage !
Kurosawa nous fait découvrir les différentes réactions des trois hommes soupçonnés : Shirai, le maître de cérémonie, ne cache pas sa panique ; Moriyama est visiblement bouleversé, mais retrouve rapidement son calme. Pendant quelques secondes, le masque qu’ils portent leur est arraché. Seul Iwabuchi garde son sang-froid. En plaçant le gâteau derrière lui, Kurosawa se sert de cette allusion afin de révéler le rôle-clef du vice-président dans l’intrigue qui a mené à la mort de Furuya. La fine ironie créée par la musique et le décalage entre image et dialogue est un autre élément récurrent dans le cinéma de Kurosawa qui contribue à révéler l’illusion dans la perception de soi-même et d’autrui. La valse de Johann Strauss, festive et légère, continue quand la panique s’empare de quelques-uns des invités. Nishi est traité de « jeune homme prometteur », mais à l’image apparaît Tatsuo dont on a déjà appris qu’il était un playboy. Il se présente comme un homme insouciant, le verre de whisky à portée de main, beaucoup moins sérieux que le jeune marié qui a l’air plus rigide. Pourtant on l’a vu auparavant prenant soin de sa sœur et le discours qu’il adresse aux jeunes mariés est des plus sincères, parlant de la confiance qu’il a en son ami Nishi mais aussi de son intention de le tuer s’il faisait du mal à Yoshiko.
La supposition d’un des journalistes que Nishi aurait épousé cette dernière par calcul pour faire avancer sa carrière est une erreur. Nishi ne l’épouse pas par amour non plus, mais se sert d’elle comme d’un outil de vengeance. Les Salauds dorment en paix est un récit de vengeance qui ressemble beaucoup à Hamlet. Donald Richie - dans son ouvrage The Films of Akira Kurosawa, 3e édition, Berkeley, University of California Press, 1996, p. 140-141 - évoque maintes similitudes entre la pièce et le film. L’intrigue montée par Nishi évoque celle de la pièce ; les personnages se ressemblent : Iwabuchi fait écho à Claudius, Tatsuo à Laertes, Itakura, l’ami de Nishi à Horatio. Yoshiko ne devient pas folle, mais sous l’effet de somnifères et affectée par la mort violente de Nishi, elle tient à peine debout. De nouveau, la culture occidentale va à la rencontre des traditions théâtrales japonaises dans lesquelles le sujet de la vengeance est fréquent, évoquant l’affinité avec Hamlet.
Après la longue ouverture, le film montre les différentes étapes de la machination de Nishi qui est le fils illégitime de Furuya dont il veut venger la mort. C’est donc lui qui a commandé le gâteau symbolique. Après le suicide d’un des deux hommes arrêtés, il empêche celui du second et le force à coopérer avec lui.
Dans un premier temps et avant que le film ne prenne une dimension plus intimiste, les représentants de la justice et les journalistes jouent un rôle important. Quelques plans se déroulent dans les bureaux du procureur où Wada et Miura, les deux hommes arrêtés pendant le banquet de mariage, sont interrogés. Mais aucun d’eux ne dévoile l’endroit où sont cachés les 12 milliards de yen détournés, « l’argent des contribuables », comme le rappelle un des collaborateurs du procureur. Ce dernier est obligé de les relâcher au bout d’une vingtaine de jours, mais décide d’arrêter Miura à sa sortie de prison. Il justifie cette action : « L’arrêter de nouveau est un sale tour, mais leurs tours sont encore plus sales. » L’impuissance de la loi dans une société corrompue est davantage révélée quand Miura se suicide sous les yeux des hommes du procureur. Après avoir lu un message que son avocat (envoyé par ses supérieurs) lui a donné, il se jette devant un camion. Un peu plus tard, la caméra s’attarde quelques secondes sur le procureur et deux de ses collaborateurs les plus proches. Tous les trois sont silencieux et visiblement abattus. Peu de temps après, les journaux annoncent que l’affaire est close. À partir de là, les représentants de la justice ne jouent plus aucun rôle dans le film. Leur absence confirme l’opinion de Nishi : « Le mal ne peut pas être combattu par des moyens conformes à la loi. »
Quant à la presse, ses représentants apparaissent sous une lumière plus favorable que dans un des films précédents de Kurosawa, Scandal (Shubūn, 1950) qui dénonçait la presse à scandales. Dans Les Salauds dorment en paix, l’arrivée bruyante et l’attitude sans gêne des journalistes détruit le caractère solennel de la fête du mariage. Ils sont à la recherche de sensations (« Couvrons alors les arrestations ! »), mais ils sont parfois capables de tirer les bonnes conclusions. L’un d’eux demande, au sujet du suicide de Miura : « Est-ce que ce n’est pas comme si on l’avait assassiné ? » À la fin, les journalistes sont manipulés par Iwabuchi et se contentent de ses mensonges. En revanche, Nishi choisit les médias afin d’exposer les coupables au public. Au lieu de les tuer, il veut détruire leur image, c’est-à-dire leur honneur auquel ils attachent tant d’importance.
Kurosawa dénonce un système politique et économique qui repose sur l’obéissance totale, un concept provenant de la société féodale. Il en fait même un moment tout à fait fantasmagorique en montrant Wada prêt à se jeter dans un volcan. L’homme, tremblant de peur, erre dans le paysage aride, envahi de fumée. C’est dans cet enfer sur terre que l’ange vengeur Nishi l’attend. Dégoûté par l’état de Wada, il déclare que l’on tue des cochons de manière plus humaine.
A suivre…
Andrea Grunert
Docteure en cinéma,
enseigne à l’Université Protestante des Sciences Appliquées à Bochum (Allemagne)
Commentaires