Du 22 au 31 janvier 2016 s’est tenue à Angers la vingt huitième édition du Festival premiers plans sous la présidence de Jérôme Clément. Ce festival « met à l’honneur l’Europe du cinéma » selon la formule de Frédérique Bredin, présidente du Centre National du Cinéma et de l’image animée.
Outre de nombreux hommages et rétrospectives, ce festival a pour volonté de faire connaitre et de donner une chance aux premiers films de jeunes réalisateurs français et européens, qu’il s’agisse de courts ou de longs métrages.
Cette année, trois grands réalisateurs étaient à l’honneur : Milos Forman, Alain Cavalier qui se définit comme « filmeur » et Andreï Zviaguinstev, dont l’intégralité de l’oeuvre (4 films) était à l’affiche.
La richesse de la programmation rend bien sûr difficile un compte rendu exhaustif de ce festival. Avec un groupe de collègues psychanalystes, nous nous attachons à voir tous les premiers films, à rencontrer les réalisateurs à l’issue de la projection car, le dernier samedi après-midi se déroule une table ronde cinéma et psychanalyse. Cette rencontre entre des psychanalystes, des réalisateurs et un programmateur du festival permet toujours des rencontres inédites. Les surprises ne sont pas rares, tel Franco Lolli qui l’an passé nous avait expliqué qu’il avait eu besoin de rencontrer un psychanalyste pendant six mois avant de pouvoir faire son film Gente de bien, et qu’il venait de comprendre au cours de la conversation qu’il avait finalement fait un film pour « pouvoir engueuler [sa] mère ».
Fréquemment, une thématique se dégage de la programmation, thème qui n’est pas le choix des sélectionneurs, mais le reflet de ce que les réalisateurs proposent à la sélection. Cette année, nous avons été confrontés à la fois à la famille dans tous ses états et aux parents terribles. De nombreux films évoquent les problématiques familiales, s’interrogent sur ce qu’est un père, sur les bouleversements qui surgissent à l’adolescence moment où l’on peut être rattrapé par cette question de la paternité, dès le plus jeune âge. Parmi les quatorze films de la sélection officielle que nous ne pouvons passer en revue, quelques-uns peuvent être retenus pour illustrer cette tendance.
La famille dans tous ses états
Préjudice d’Antoine Cuypers tout d’abord. Cédric un des fils de la famille, jeune adulte, différent, il a un rêve, un projet : un voyage en Autriche, pour lequel il est plutôt soutenu par le père.
Une image échographique d’un enfant à naitre chez sa sœur va déclencher un séisme au cours d’un repas familial qui s’annonçait joyeux. Seul le père de Cédric a perçu la tentative de solution de celui-ci, sa singularité pour parer à « sa précarité symbolique ». Cet effort de construction ne rencontre auprès de ses frères et sœurs, de sa mère qu’incompréhension et hostilité, mère qui dans un grand élan, sur le mode du déni déclare : « je ne suis responsable de rien, je ne me sens coupable de rien ».
Wednesday child, film hongrois réalisé par Lilli Horvart, met en scène une très jeune femme dont le fils, qui ne parle pas, est placé. Elle tente, avec l’aide d’un éducateur de reprendre pied dans la vie. Elle est éprise du père de cet enfant, marginal délinquant, plus ou moins débranché.
Rose, l’héroïne de Crache cœur, film de la réalisatrice polonaise Julia Kowalski accompagne son amoureux en Pologne : celui-ci est à la recherche de son père, travailleur émigré qui effectue, par intermittence, des travaux en France. Ce sera alors l’occasion d’une rencontre entre ce fils et son père, fils qui a dû se rendre jusque là-bas pour vérifier la formule de Lacan : le père, s’en passer, à condition de s’en servir.
On pourrait citer la Marcheuse, de Naël Marandin, immigrée clandestine avec sa fille, en quête de régularisation, les hasards de la vie lui offrant la possibilité d’un mariage de convenance.
Enfin, Le diamant noir d’Arthur Harari est également une histoire de famille et narre comment le héros doit se confronter au pire afin de redonner de la tenue au père et, à terme, « pouvoir s’en passer, en sachant s’en servir » à des fins de liberté.
Ajoutons également D’une pierre deux coups, de Fejria Deliba, touchante et drôle évocation d’une famille maghrébine dont les onze enfants découvriront contre toute attente que leur mère a un secret, que sa vie amoureuse n’a pas été ce qu’ils avaient pu imaginer.
Faire des films, une réponse, une question ?
Andreï Zviaguinstev pense que « la famille concentre des questions qui restent sans réponse, qu’elle constitue un formidable objet d’observation. [S]es films sont une approche sociologique et humaine sur la manière dont la politique a une influence sur la cellule familiale, plus que la dimension politique et critique ».
Ce qui se passe à l’adolescence, en particulier ce que peut représenter comme bouleversements dans la vie de ces ados la survenue d’une grossesse interroge également les jeunes réalisateurs. Cette problématique s’est retrouvée dans trois films : Keeper du réalisateur belge Guillaume Senez, Layla in the sky de l’américaine Micah Magee, et The wednesday Child.
Et ce qui est également notable, c’est le retour des pères : pas forcément glorieux les pères, souvent absents ou incarnés par un grand-père, un oncle, un grand frère, un éducateur, ils sont tour à tour féroces falots, menteurs, fantasmés, adolescents.
Pourquoi fait-on des films ? Qu’est-ce que filmer, qu’est-ce qu’un filmeur, qu’est-ce que la filmure pour reprendre les formules d’Alain Cavalier ? Ce sont des questions que nous avons essayé d’éclairer avec Rachel Lang, Micah Magee, Jakob Brossmann, les réalisateurs qui ont participé à la table ronde, ainsi que Thibault Brack, membre de l’équipe du festival.
« Ce que tu ne peux pas dire, il faut le taire » écrivait Wittgenstein, il faut l’écrire corrigeait Derrida. Pour Arnaud Desplechin et Andreï Zviaguinstev, il faut le mettre en images : « Ce qu’on ne peut pas dire par les mots, on peut le montrer par des images, il faut se noyer dans la matière même, dans les idées ».
Rachel Lang ne dit pas autre chose quand elle déclare : « Le film est une manière de fabriquer de la forme qui permet de créer de la structure. Tout le monde est compris dans cet objet, le film ».
Faire un film, serait-ce se placer dans une zone d’incomplétude, une « zone d’inconfort » selon l’expression de Thibault Brack un endroit où, en lieu et place de réponse, surgirait une question ?
Les réalisateurs rencontrés à la table ronde (Rachel Lang, Micah Magee, Jakob Brossmann) s’accordent avec Arnaud Desplechin pour dire que l’important pour le cinéma, c’est de formaliser une question.
Ce dernier considère, qu’au début de son activité de cinéaste « il n’était pas dans la question du cinéma, qu’il avait des réponses mais pas la question ». Il pense également « que le cinéma c’est comme le rêve ou le rêve comme le cinéma : une signification qui ne cesse de nous échapper. L’écran cache et révèle ». Qui plus est, dit-il « les mots, c’est intéressant de buter dessus, de ne pas comprendre ».
Pour Rachel Lang « dans le cinéma, on n’utilise pas les mots, on utilise les éléments : la terre, l’eau, le feu, ça a un sens très physique, comme le rêve, c’est difficile de dire quel en est le sens, mais il y a quelque chose »… Donc pas de réponse mais, comme en témoignent les personnages de son film Baden Baden plutôt une énigme.
Jakob Brossmann, quant à lui, considère « qu’on peut être tenté de « donner des réponses avant de commencer, avant de connaitre la question, dire : voilà mon idée, voilà mon concept et ça va être le meilleur film de tous les temps, c’est une sorte de thérapie. On y va avec l’idée de traiter un problème et en fait on découvre autre chose, d’autres problèmes ».
Rachel Lang : « C’est bien qu’on essaie de trouver quelque chose de nouveau dans cette exploration. On voudrait savoir ce qu’il y a avant, mais si on le sait, on ne peut le faire. On veut être surpris, mais on veut savoir avant, savoir pourquoi on veut être surpris. »
Jakob Brossmann : « en fait, on est surpris mais également on est déçu : on avait imaginé quelque chose et on réalise que ce qu’on est en train de faire, ça ne va pas du tout être ce qu’on avait prévu. Et c’est comme avec ses propres problèmes, au cours d’une thérapie, on se rend compte qu’on n’est pas du tout particulier, qu’on n’est rien de spécial, et là on est désespéré, tout est décevant et c’est là qu’il faut commencer à travailler, et c’est là la fucking question. Finalement, on ne sait pas s’il y aura une réponse un jour, et à la fin on va à un festival et on dit : regardez ces belles questions ».
Micah Magee : « c’est alors le public qui donne la réponse ».
Cette façon d’aborder le cinéma par une, des questions et non pas une, des réponses a pour conséquence la création de ce qu’ils ont appelé « une zone d’inconfort » qui peut aller jusqu’au traumatisme. Micah Magee explique cela « faire un film, c’est traumatique : ce n’est pas le traumatisme qui fait faire le film mais le processus est traumatique, c’est une rupture d’expérience ».
Jakob Brossmann : « il y a beaucoup de similitude entre la psychanalyse et le fait de faire un film : il y a un mot allemand pour ça die auftauchung : quelque chose qui remonte à la surface, Des choses remontent à la surface et ensuite on essaie de les relier, de donner une structure, lorsque l’on filme d’une part et au montage d’autre part. Et ce qui est important ce n’est pas le quoi mais le comment. Et c’est comme en psychanalyse, on parle de son père alors qu’on est censé parler de son boulot ».
« Ce qui remonte à la surface » évoque bien sûr l’inconscient pour le psychanalyste, ses manifestations et en particulier le rêve, « le rêve qui n’est pas un moyen de communication mais qui revient au rêveur». Et cette façon dont parle Jakob Brossmann, dont il évoque cette remontée à la surface et le travail de structuration n’est pas sans résonner avec le travail du rêve, la construction en analyse.
Inconforts, traumatisme, question plutôt que réponse, cette table ronde témoigne à nouveau de ce que Jeanne Joucla, dans la préface du livre Lacan regarde le cinéma, le cinéma regarde Lacan, épinglait « des effets puissants de la rencontre entre des images et un regard » (Collection rue Huysmans, école de la cause Freudienne, Paris 2011, p. 11).
Rencontre toujours inattendue, toujours dans la surprise confirmant ce que Lacan disait à propos de Marguerite Duras : « se rappeler, avec Freud, qu’en sa matière, l’artiste précède toujours le psychologue et qu’il n’y a donc pas à faire le psychologue là où l’artiste lui fraie le chemin. » (Lacan, Autres Ecrits. Le champ freudien, Editions du Seuil, Paris, 2001, p. 192).
Gérard Seyeux,
Psychanalyste
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