Voilà un documentaire à la forme inhabituelle, qui a pour cœur la justice pénale américaine. Making a Murderer est une série-documentaire réalisée par Moira Demos et Laura Ricciardi ; d’une durée de dix épisodes (d’environ 60 minutes), elle retrace les péripéties judiciaires d’un homme durant près de trente années.
Steven Avery vit dans le Wisconsin. Il a vingt-deux ans quand il est accusé de viol, en 1985. Le jeune homme est condamné à trente-deux ans de réclusion criminelle, alors qu’il clame son innocence. Grâce à de nouvelles analyses ADN, il est libéré au bout de dix-huit ans. Deux ans plus tard, en 2005, alors que Steven Avery est sur le point d’obtenir plusieurs millions de dollars en réparation de l’erreur judiciaire qu’il a subie, le corps calciné d’une jeune femme est retrouvé sur sa propriété. Rapidement, il est placé en détention. À nouveau, Avery se dit innocent. Son procès a lieu en 2006. À l’issue de celui-ci, il est reconnu coupable et condamné à une peine de réclusion criminelle à perpétuité. Aujourd’hui, Steven Avery est toujours en prison et n’a jamais cessé de clamer qu’il était victime d’une erreur judiciaire.
L’histoire judiciaire de Steven Avery est ici dévoilée dans ses plus grandes lignes. S’agit-il pour autant de spoilers ? Rien n’est moins sûr. C’est l’un des intérêts de Making a Murderer que de poser cette question. Si les réalisatrices utilisent les codes de la narration sérielle pour captiver l’audience (générique, intrigue aux multiples rebondissements, cliffhanger à la fin des épisodes…), Making a Murderer n’est pas une véritable série, en ce qu’elle n’est pas une fiction. Partant, les frontières se brouilleraient-elles entre le réel et la fiction ? On entend en écho les réticences françaises lorsque paraît la question de la caméra dans les prétoires. Et pourtant, nul doute que Making a Murderer est un document précieux pour l’histoire judiciaire ; c’est une chance que la justice américaine ne demeure pas toujours hors champ, une chance que le procès Avery ait été filmé. Il demeure que, par sa forme, la série-documentaire de Netflix représente une collision entre le réel et la fiction. Si le documentaire est présenté sous la forme d’une série, il n’étonnera guère qu’il suscite l’effet addictif de cette dernière – qui lui est tant reproché. L’une des raisons de s’intéresser à Making a Murderer réside dans cette duplicité, d’où naît un véritable questionnement : suivrait-on la saga judiciaire de Steven Avery comme un polar, ou pire, comme une vulgaire télé-réalité ? À la réflexion, pourtant, cette série-documentaire ne nous est pas donnée en pâture comme un numéro de Détective. Elle peut être considérée comme une œuvre. Certes, du fait de l’adaptation des codes spécifiques de la série au documentaire, sa forme est séduisante. Il serait toutefois peu opportun de lui en vouloir pour cela, quand par ailleurs elle réussit à passionner le public (aux États-Unis, depuis sa diffusion sur la plateforme Netflix en décembre 2015, la série passionne les médias comme le public et est devenue un véritable phénomène : une pétition pour la libération d’Avery, adressée à la Maison Blanche, a recueilli près de 500 000 signatures et le procureur à l'origine de la condamnation croule sous les menaces de mort) pour une affaire aux enjeux fondamentaux pour la démocratie – la vérité judiciaire, et, in fine, la qualité de l’institution judiciaire. Cette forme séduisante n’est pas le masque de la facilité. Elle est plutôt le résultat d’un choix original et audacieux des deux réalisatrices. Making a Murderer est en effet l’aboutissement d’un travail de dix ans de Moira Demos et Laura Ricciardi qui aurait tout à fait pu être condensé en une heure et demie ou deux heures (soit le format classique du documentaire). Or, la beauté de ce documentaire réside précisément dans l’idée qu’il prend son temps. Les péripéties judiciaires de Steven Avery n’ont pas la valeur médiocre d’un fait divers parmi des milliers, oublié après avoir suscité une indignation de quelques secondes. Au regard du temps qu’il faut passer devant l’écran, d’une certaine façon, le choix de commencer et de continuer une série représente toujours un engagement fort. La forme sérielle peut être l’éloge de la lenteur. En cela, suivre Making a Murderer, c’est accorder du temps à Steven Avery – être humain de chair et de sang et non personnage de fiction, dont la privation de liberté décidée par le système judiciaire américain est bien réelle.
L’initiative d’une série-documentaire judiciaire n’est toutefois pas totalement nouvelle : en 2003, le réalisateur Jean-Xavier de Lestrade avait réalisé une série-documentaire relative à l’affaire Michael Petterson, saga judiciaire aux rebondissements multiples (Soupçons (The staircase). La première partie de la série date de 2003, puis une seconde partie a été tournée en 2011, suite à un coup de théâtre dans l’affaire Petterson). À nouveau, une histoire d’homicide. À nouveau, l’affaire est américaine. Le réalisateur français avait traversé plusieurs fois l’Atlantique pour en capter les rebondissements. Sans doute la procédure accusatoire n’est-elle pas sans expliquer une certaine fascination pour le procès pénal américain, tout comme elle explique l’attrait quasi magnétique de Making a Murderer – qui se déploie dès que le spectateur découvre le premier épisode. À vrai dire, la procédure accusatoire s’accorde fort bien avec la logique sérielle, ce que ne permettrait guère le système français. L’oralité de la procédure, le caractère contradictoire des débats et le rôle des parties s’y trouvent en effet renforcés par rapport au modèle inquisitoire. Les audiences sont ainsi multipliées, le rôle des avocats dans l’éclosion de la vérité a beaucoup plus d’importance. Selon cette perspective, Making a Murderer illustre combien la procédure accusatoire pénale américaine favorise une certaine justice-spectacle, entraînant ainsi tout à la fois la critique et la fascination.
À plus d’un titre cette série-documentaire pourra passionner le juriste. Alors que l’émotion est rejetée dans toute réflexion sur la justice comme allant contre la sérénité nécessaire à cette dernière, tout au contraire, le cinéma – et les séries si l'on admet que le genre a gagné ses lettres de noblesse – est célébré pour son pouvoir de les faire éclore. De ce point de vue, Making a Murderer n’est pas sans provoquer un conflit passionnant entre la nécessité de ne pas se laisser guider par l'émotion pour observer la justice et la jouissance de la laisser s’épanouir devant la puissance de l’image. Au-delà de sa forme captivante, l’ambition affichée de Making a Murderer est de décrypter la fabrication d’un assassin. Si les réalisatrices ne se prononcent pas directement sur celle-ci, Moira Demos et Laura Ricciardi – qui a d’ailleurs été avocate par le passé – semblent convaincues de l’innocence de Steven Avery. Cette innocence n’est jamais prouvée ; cela n’enlève rien à la force du propos. Les partis pris des réalisatrices sont nettement affirmés. Moira Demos et Laura Ricciardi veulent montrer comment un homme a pu devenir la cible idéale de la police et des acteurs du système judiciaire, en dépit d’éléments jetant le doute sur sa culpabilité. Le parti pris du documentaire est intéressant : au cours des dix épisodes, jamais une voix-off n’est utilisée et aucune reconstitution n’a lieu avec des comédiens. Le spectateur tire lui-même les conclusions des scènes auxquelles il assiste : longues séquences tournées en salle d’audience, auditions filmées par la police, entretiens avec les membres de la famille d’Avery ou avec ses avocats… L’objectif de démontrer la fabrication d’un assassin a beau être affiché, les moyens mis en place afin de l’atteindre ne versent pas dans la facilité. Les réalisatrices retranscrivent avec minutie l’enquête, le procès et la complexité de l’affaire, laissant volontairement de côté la personnalité de l’accusé ; ici, point de prétention au décryptage du portrait psychologique de Steven Avery. Au spectateur il est laissé le soin de se faire sa propre idée. Dans Making a Murderer, il n’est directement question que de justice. Les insuffisances de l’enquête sont mises en lumière, la question de l’intégrité de la police est posée. Au-delà des failles de l’enquête policière, la machine judiciaire elle-même est largement mise en cause. In fine, la question du procès équitable, à laquelle nous sommes tant attachés sur le sol européen, traverse la série comme une lame de fond. Les deux réalisatrices ont à cœur de montrer que les différents procès de Steven Avery en ont bafoué les exigences. La problématique de la valeur des preuves, par exemple, trouve ici une formidable illustration ; tout le propos est d’en dévoiler la fragilité. Progressivement, pourra s’instiller le doute quant au verdict prononcé par le jury.
C’est toute la force de Making a Murderer que de donner à observer durant près de dix heures une illustration actuelle et concrète de la question de l’erreur judiciaire – sans que celle-ci ne soit cependant avérée –, poussant à s’interroger sur les failles du système, tout en parvenant à fasciner. Et ce n’est pas le moindre des mérites de Making a Murderer que d’avoir pour toile de fond une peinture des couches sociales défavorisées de la société américaine.
Morgane Tirel
Doctorante en droit privé, Université de Nantes
Commentaires