Désormais, les films sur la Deuxième Guerre Mondiale (2WW) sont comme les pantalons à pinces : on se demande s'ils sont ringards ou pas. De plus, comme beaucoup de temps a passé depuis ce grand malheur collectif, les plus jeunes générations n'ont aucune idée de ce qu'en fut la vraie réalité, confondent avec Star Wars, Avatar, Tolkien, se demandent si Ben Affleck ou Kit Harington vaincront encore...
En gros, il y a deux sortes d'approches : Les anciens films, en prise directe avec des réalités plus ou moins fantasmées, créés et réalisés par ceux qui en eurent quelque expérience ou du moins quelque récit immédiat ; et puis les récents, disons à partir de la fin des années 1980, brodant souvent sur une réalité devenue trop lointaine pour ne pas succomber à l'imaginaire. Bref, dans les deux cas, on se re-raconte de manière montrable et à peu près supportable ce qui fut au-delà du glauque, du pervers et de l'insoutenable.
Mais la guerre de manière générale attire : environ deux tiers de la totalité de la production du visuel consiste en la contemplation du tuer l'autre : en effet, après le souci alimentaire (survie primaire), la fornication (reproduction de l'espèce), l'élimination du voisin est la principale activité de l'humanité. La détestation d'autrui et la violence faisant partie de l'incontournable fond de la nature humaine.
Dans cette édifiante gamme de distractions, la MGM et la Fox associées ont eu la bonne idée de remasteriser et ressortir en tous supports une version intégrale de 2h49, non coupillée et massacrée par les pubs de la TV, d'un magnifique morceau de bravoure : Un pont trop loin de Richard Attenborough, sorti en salles en 1977.
Un pont trop loin mérite attention à plusieurs titres : en fait, il est plus un documentaire à grand spectacle qu'un film de divertissement : il relate scrupuleusement l'Opération Market Garden imaginée par le maréchal Montgomery (le vainqueur d'El Alamein) en septembre 1944 afin d'en finir avec la reconquête territoriale de l'Europe de l'Ouest occupée, et de pouvoir - enfin ! - pénétrer en Allemagne en s'emparant des ponts sur le Rhin marquant la frontière avec la Hollande. Les troupes alliées stagnaient en Belgique, après avoir, depuis le 6 juin, libéré la France. Les différents états-majors impliqués souhaitaient en finir avant Noël. Mais la retraite allemande était coriace - tout comme en Italie - et le maintien en place de plus d'un million d'hommes posait de graves problèmes d'intendance, d'approvisionnement en nourriture, carburant et surtout munitions. Il fallait en finir...
Market Garden, sur le papier était une bonne idée. Mais cela ne se passa pas comme prévu et frôla le désastre, pour toutes sortes de raisons : c'est ce que raconte Un pont trop loin, par référence à l'ultime objectif à conquérir, le sanglant et ultime pont d'Arnhem. Market désigne les troupes aéroportées, Garden les troupes au sol, le tout réparti entre Américains et Britanniques, décideurs et acteurs sous haut commandement britannique, en constante coordination, le jeu étant de faire « une chaîne » comme l'exprima le général Browning. Malheureusement, les troupes au sol furent bloquées à deux kilomètres du pont d'Arnhem et l'ultime jonction avec les unités parachutées ne fut pas réalisée. Après le spectaculaire D-Day de juin 1944, Market Garden fut la plus grosse opération aéroportée de la 2WW en Europe : 35.000 types furent parachutés derrière les lignes ennemies, 17.000 y laissèrent la vie, certains avant même de toucher le sol. 10.000 Allemands y restèrent aussi ; sans parler des malheureux civils hollandais.
Revenons au film.
Sa mise en œuvre repose - tout comme Le jour le plus long/The Longest Day (Etats-Unis, 1962) autre odyssée en noir et blanc sortie en 1963 - sur les recherches et le livre de l'écrivain américain Cornelius Ryan. Mais cette fois, c'est en couleurs, le ton comme le propos se démarquant profondément du rituel encensement des Américains. Certes, ils sont là et bien présents, mais le film est anglais, réalisé par un Britannique, sur un scénario de William Goldman et les troupes comme le commandement britanniques ont eu dans cette affaire un rôle essentiel. Cela donne un récit transversal, allant des uns aux autres, dévoilant les travers, qualités et carences de chacun, souvent critique, parfois marrant, et résolument réaliste. Il met aussi en avant, la mortelle rivalité entre Montgomery et Patton, l'opiniâtreté et l'originalité des officiers britanniques allant au front armés soit d'un parapluie, soit de leur trompe de meute de chasse à courre, leur indiscutable « classe » aux côtés de ces bouseux d'Amerloques ou de ces Polonais – acceptés dans leurs rangs – mais dont ils se méfient.
En 1977 Richard Attenborough n'est pas un débutant : acteur aux quatre-vingt rôles en Grande-Bretagne comme aux Etats-Unis, réalisateur et producteur à partir de 1969, militant pacifiste opiniâtre, son principal succès, aux sept oscars est Gandhi en 1982 (G.-B./Inde). Président de l'Académie britannique du cinéma (BAFTA), il fut un de ceux qui sauvèrent l'indépendance et l'originalité du cinéma anglais. A ce titre il fut anobli par la Reine en 1993.
Attenborough (et son scénariste) ne font pas de cadeaux : ils dénoncent l'inutile massacre dû à l'arrogance de Montgomery, sa méconnaissance du terrain - qui amena des milliers de types à se faire exterminer dans les polders - l'ignorance réelle de la situation hollandaise, la sous-estimation des troupes allemandes en présence, de leurs panzers dissimulés. Les moyens mis en œuvre pour le film furent colossaux (tout comme Market Garden) : la préparation dura deux ans, le tournage presque autant, avec des extérieurs complexes en Hollande, sur les lieux mêmes où les faits se produisirent. Il mobilisa des milliers de figurants qu'il fallut habiller, nourrir, héberger pendant des semaines, la plupart étant des jeunes types sous les drapeaux. Les bombardements et les destructions - saisissants - nécessitèrent moult innovations spectaculaires (dues à Tom Evans) tout comme les scènes de décollages d'avions et de planeurs (un peu longues). Les mauvaises langues dirent que le film avait coûté autant que l'opération de 1944. Il a été calculé qu'avec les moyens techniques actuels (3D, effets spéciaux, etc...) le film coûterait à peu près la moitié.
La musique de John Addison est typiquement de tradition militaire britannique, entrainante, à mi chemin entre Pomp and circonstance d'Elgar et le brass-band des mineurs gallois, persillée de quelques emprunts moroses à Ludwig B. lorsque le carnage est trop affreux.
Mais le grand intérêt du film vient de sa distribution : en 1977 il rassemble la « crème » (the cream) des acteurs masculins de langue anglaise de son époque. La seule actrice est Liv Ullman incarnant une hollandaise qui voit sa jolie propriété d'abord transformée en hôpital de campagne, puis en tas de cendres.
Sean Connery incarne avec une grande sobriété Urquhart, chef de la 1ère division aéroportée britannique, l'incomparable Dirk Bogarde - le seul des acteurs à avoir réellement vécu cet épisode de la 2WW et ayant avoué que « s'il avait su ce qui l'attendait, il n'y serait pas allé » - est le général Browning dont la phrase finale « Market Garden est un succès à 95% » laisse pantois. Ryan O'Neal (82ème division aéroportée US) et Robert Redford (101ème US) pour une fois n'en font pas des tonnes et ne sont pas passés chez leur coiffeur avant le tournage. Gene Hackman est un extraordinaire général Sosabowski, constamment frustré par des Britanniques méprisants, alors qu'il a conscience d'être le meilleur connaisseur des stratégies des vilains Allemands incarnés principalement pas l'énigmatique Maximilian Schell (le lieutenant général Bittrich) et Hardy Krüger (major général Ludwig). James Caan campe un héros improbable. Laurence Olivier - dont c'est l’un des derniers rôles - y est bouleversant ; James Fox parfaitement odieux et borné ; on trouve aussi Michael Caine, Elliot Gould, Antony Hopkins, tous fabuleux... et si on sait bien lire le générique de fin, une pléiade d'acteurs de seconds rôles deviendront nos stars actuelles.
Il n'y a dans ce récit, aucune histoire personnelle ni romance inventée : tous les faits sont authentiques, avec de nombreuses drôleries sur la stupidité des hommes et de la guerre à outrance, surtout lorsqu'on la sait inutile.
Le long plan fixe final où l'on voit Liv Ullman, ses enfants et Laurence Olivier quitter à pieds Arnhem dévastée, attelés à une carriole, dans l'aube orangée du 25 septembre, lorsque les canons se sont enfin tus, est d'une grande beauté.
Et si l'on veut connaître la suite :
- La Bataille des Ardennes/ Battle of the Bulge de Ken Annakin (Etats-Unis, 1965) relate (un peu romancées) les péripéties de l'hiver 1944, dans ce qui fut la plus grande des batailles de chars jusqu'aux combats du Sinaï
- Black Book/Zwartboek de Paul Verhoeven (G.-B./Belg./All./P.-B.) narre des faits réels de la dernière année de l'occupation de la Hollande
- Allemagne, année Zéro/Germania anno zerode Roberto Rossellini (Italie/France/All., 1947), tourné en noir et blanc en 1949, où le jeune garçon infatigable explorateur des ruines fumantes de Berlin, donne quelque espoir.
Françoise Thibaut
Correspondant de l’Institut
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