Difficile de rendre compte de la petite cinquantaine de courts et longs métrages que j'ai eu la chance de voir cette année encore, je me contenterai donc d'évoquer certaines scènes et quelques moments forts de certains d'entre eux sans me lancer dans d'improbables analyses.
A tout seigneur, tout honneur, le film d'ouverture, Mia Madre de Nani Moretti (Italie/France, 2015). Comme il s'agit en partie d'un film sur le tournage d'un film avec John Turturro dans le rôle de Barry Huggins, un impayable mythomane, je retiens la scène où Barry doit conduire une automobile, alors que la caméra et les spots installés sur le capot l'empêchent de voir à travers le pare-brise. Il frôle ainsi plusieurs fois l'accident, comme une métaphore de malheurs à venir dans ce film doux amer.
Beaucoup de bonheur, mais aussi des déceptions, à voir ou revoir les films de Luchino Visconti. Au rang des moments inoubliables, Le Guépard/Il Gattopardo (Italie/France, 1962) et en particulier la scène du bal qui dure près d’un tiers du film. Un même plan illustre alors la pourriture et la grandeur de la Sicile, ce plan qui passe, sans aucune coupure, de la pièce où sont entreposés les vases de nuits (pleins !) à la salle de bal où l'on retrouve tour à tour les trois protagonistes du film, le Prince Salina (Burt Lancaster), son neveu Tancrède (Alain Delon) et la fiancée de ce dernier, Angelica (Claudia Cardinale). Grandeur et décadence de la Sicile, résumées par les propos du prince : « Nous étions les guépards, les lions, ceux qui les remplaceront seront les chacals, les hyènes, et tous, tant que nous sommes, guépards, lions, chacals ou brebis, nous continuerons à nous prendre pour le sel de la terre. » Une scène qui évoque irrésistiblement un autre drame sicilien, Le Parrain/The Godfather (E.-U., 1972, 1974 et 1990) de Francis Ford Coppola dont la scène du mariage est un hommage à Visconti, d'autant plus vibrant que la musique de Nino Rotta accompagne les deux films.
Comment ne retenir qu'une scène de Ludwig. Le crépuscule des dieux/ Ludwig (Italie/All./France, 1972), longue (trop ?) fresque sur le règne de Louis II de Bavière ? Peut-être celle dans laquelle Ludwig (Helmut Berger) souverain déchu et malade, marche sous la pluie aux côtés de son médecin avant de disparaître dans les eaux du lac (suicide, assassinat ?). Difficile cependant de faire abstraction de la musique de Wagner ou de Schumann dont la puissance évocatrice dépasse parfois celle des images.
Helmut Berger était l'un des protégés de Visconti et il est l'un des principaux personnages de deux autres films présentés au Festival : Violence et Passion/Gruppo di famiglia in un interno (Italie/France, 1974) et Les Damnés/La Caduta degli Dei (All./Italie, 1969). J'ai cependant été plus impressionné par le personnage central de Violence et passion, le professeur (Burt Lancaster), qui apparaît comme un prolongement du prince Salina du Guépard et confère au film toute sa mélancolie et sa sincérité. J'ajoute que le titre italien éclaire davantage sur la véritable dynamique du film que le titre français, vague référence à Bergman. Je n'ai, à l'inverse, pas éprouvé le choc dont j'avais le souvenir à propos des Damnés, et pour tout dire l'esthétisation de la barbarie nazie m'a un peu dérangé. Un autre bémol sur lequel je reviendrai à propos d'autres films de Visconti, c’est celui du doublage, pourquoi ce film est-il en anglais, alors que certaines scènes sont en allemand ?
Deux moments néanmoins mémorables dans chacun des deux films : l'une des dernières séquences de Violence et Passion où le professeur porte le cadavre de Konrad (Helmut Berger) – qui m'évoque la scène du Guépard où le Prince observe le tableau de Greuze, La mort du Juste – à l'inverse, je mets en avant la première séquence des Damnés et le gros plan sur les flammes d'un haut fourneau dont le rougeoiement sera bientôt celui du sang abondamment versé dans le film.
Un autre film de Visconti m'a laissé un peu sur ma faim, mais encore une fois, une des raisons de cette relative déception tient au doublage, c'est Mort à Venise/Morte a Venezia (Italie, 1971) avec Dirk Bogarde, déjà présent dans les Damnés, dans le rôle de l'écrivain allemand Gustav Von Aschenbach. En effet, l'action se déroule à Venise, le principal protagoniste est allemand, et les dialogues sont en anglais, avec des répliques en italien ou en français ! Néanmoins, les images demeurent magnifiques et je retiens pour ma part, celle du vaporetto sur la lagune qui évoque le tableau de Turner, Le Dernier Voyage du Téméraire
Une superbe découverte fut Bellissima (Italie, 1951), avec la grande Anna Magnani, un titre antinomique pour ce film puisque la petite héroïne n'est ni jolie ni brillante, les personnages sont souvent grotesques et les décors sordides, mais Visconti va les rendre sublimes. Et la scène que je retiens est celle où Maddalena Cecconi (Anna Magnani) qui a présenté sa fille Maria pour un essai à Cinecitta découvre les rires et les sarcasmes des responsables du studio devant la maladresse de la petite, l'humiliation est telle que Maddalena refusera de signer le contrat qu'on finira par lui proposer. Le dernier plan de Maria endormie la magnifie et justifie le titre. Pour l'anecdote, on retiendra aussi le film dans le film, avec la projection en plein air au milieu de la cité ouvrière de La Rivière rouge/Red River (E.-U., 1948), le film de Howard Hawks, programmé l'année passée au festival !
Je mentionnerai encore deux films de Visconti que j'ai pris plaisir à revoir. D'abord Rocco et ses frères/Rocco e i suoi fratelli (Italie/France, 1960),et en particulier pour la scène d'une violence inouïe où Simone (Renato Salvatori) s'acharne sur son frère Rocco (Alain Delon) avant de brutaliser et violer sauvagement Nadia (Annie Girardot), son ex-maîtresse, devenue la compagne de Rocco. Cette scène préfigure le meurtre de Nadia par Simone. Enfin, de L'innocent/L'Innocente (Italie/France, 1976), film posthume de Visconti, je retiens aussi une scène d'une extrême cruauté, celle durant laquelle Tullio (Giancarlo Giannini), aveuglé par la vengeance, va causer la mort de son bébé en l'exposant délibérément aux intempéries. Une scène d'autant plus violente qu'elle contraste avec le caractère intimiste du film nimbé par les douces lumières de la campagne italienne.
J'oublierai Sandra/Vaghe stelle dell'Orsa (Italie, 1965) qui, malgré les superbes images en noir et blanc de la vieille ville étrusque de Volterra, m'a peu marqué ; je n'ai pas été convaincu par cette interprétation du mythe d'Electre et moins encore par l'interprétation de Jean Sorel et Claudia Cardinale. En outre le film souffre des travers du doublage en Italie à cette époque il n’y avait jamais de son direct, c’est-à-dire enregistré lors des prises de vue, et même les acteurs italiens étaient parfois doublés par quelqu’un d’autre dans leur propre langue !
Un hommage était rendu à un autre réalisateur italien, Marco Bellochio. J'ai vu trois des films présentés, mais je laisserai de côté Henri I/Enrico IV (Italie, 1984) le moins convaincant, et n'évoquerai que Le metteur en scène de mariages/Il Regista di matrimoni (Italie, 2006) et Buongiorno, notte (Italie, 2003). Du second, je garderai la scène champêtre où les convives, toutes générations confondues, entonnent un chant révolutionnaire dont la lumineuse gaieté tranche avec la noirceur profonde du film et du premier, l'atmosphère étrange du palais du Prince Ferdinando Gravina di Palagonia (Sami Frey) dans la ville de Cefalù en Sicile où Franco Elica (Sergio Castellito), un célèbre metteur en scène, doit filmer le mariage de la fille de ce dernier. On y retrouve l'atmosphère des vastes palais filmés par Visconti à laquelle Bellochio ajoute une dimension plus étrange et pour tout dire, surréaliste.
Aujourd'hui, plus oublié que Luchino Visconti ou Marco Bellochio, le cinéaste américain d'origine écossaise, Alexander Mackendrick a été pour moi une véritable révélation. A l'exception de Mandy (G.-B., 1952), j'ai vu tous les films de sa rétrospective. Chacun d'entre eux comportant des scènes d'anthologie, je dois donc faire des choix.
Whisky Galore (G.-B., 1948), dont le titre français Whisky à gogo ! a donné son nom à une boîte de nuit parisienne, est l'adaptation d'un best-seller de Compton Mackenzie. Le scénario est basé sur l'histoire véritable d'un cargo échoué au large d'une petite île d'Ecosse au cours de la Seconde Guerre mondiale dont la cargaison de whisky est récupérée par des îliens en manque « There's no whisky! », au grand dam des autorités en la personne du capitaine du Home Guard (défense passive). Cette confrontation donne lieu à de nombreuses scènes cocasses, en particulier le moment où les villageois s'ingénient à dissimuler cette grande quantité de whisky dans des récipients plus invraisemblables les uns que les autres !
Une autre comédie, L'homme au complet blanc/The Man in the White Suit (G.-B., 1951), avec Alec Guiness dans le rôle de Sidney, un chercheur un peu lunaire qui invente la fibre invisible. Sa découverte va mettre en péril les intérêts des industriels britanniques du textile et aggraver le chômage.
Cette crise entraîne une alliance de circonstance entre les patrons et les syndicats contre le pauvre Sidney dont le tissu miracle va heureusement (!) s'effilocher, permettant à chacun de retrouver son rôle et à la lutte des classes de se poursuivre sans surprise.
Troisième comédie des studios Ealing, et probablement la plus connue, Tueurs de Dames/The Ladykillers (G.-B., 1955), encore avec Alec Guinness dans le rôle du « professeur » Marcus. Ce film surréaliste et macabre est aussi un formidable document sur le Londres d'après guerre. Il est émaillé de nombreux gags et de quiproquos lorsque Marcus et ses acolytes, déguisés en musiciens et hébergés dans la maison de la vieille Mrs Wilberforce préparent le vol d'un transfert de fonds à la gare de King's Cross. Mais c'est surtout la scène finale qui emporte l'adhésion, le sinistre professeur Marcus savoure alors son triomphe après avoir fait disparaître le quatrième cadavre du film. Soudain, le bras d’un signal ferroviaire, bien en vue depuis le début de la séquence, change brusquement de position. En s’abaissant d’un mouvement aussi brutal qu'efficace, il précipite mécaniquement Marcus dans le wagon qui passe en contrebas ! Pour l'anecdote, Peter Sellers apparaît ici dans un de ses premiers rôles et à ses côtés, Herbert Lom, qui lui donnera la réplique dans La Panthère Rose. Quand l’inspecteur s’emmêle/A Shot in the Dark de Blake Edwards (E.-U./G.-B., 1964) sous les traits du commissaire Dreyfus, interprète le sinistre Louis.
Comédie plus anecdotique, mais très savoureuse pour les anglophones et les amoureux de l’Écosse, The Maggie/Maggie (G.-B., 1954), du nom d'un vieux cargo réformé (an old puffer) oppose un magnat américain de l’aviation, Calvin B. Marshall (Paul Douglas) nouveau propriétaire du steamer à bout de souffle et son skipper, le truculent capitaine Mac Taggart (Alex Mackenzie). Une scène hilarante se déroule dans un petit port où le capitaine MacTaggart a fait escale pour participer à une soirée d'anniversaire, au grand désespoir du nouveau propriétaire. Ce dernier assiste impuissant à la destruction complète de l'appontement auquel est amarré La Maggie, lorsque la marée montante soulève inexorablement le vieux steamer, et le quai avec lui, ruinant ainsi tous les espoirs du propriétaire d'accomplir son périple dans les temps. Autre personnage emblématique du film, le mousse, Dougie, « the weeboy », dont la loyauté à toute épreuve à envers son capitaine va émouvoir Marshall qui finit par jeter sa cargaison par dessus bord pour sauver la Maggie.
Les deux autres films de Mackendrick ne sont pas des comédies, il s'agit du Grand chantage/The Sweet Smell of Success (G.-B., 1957) et Cyclone à la Jamaïque/A High Wind in Jamaica (G.-B/E.-U.., 1965). Deux véritables (bonnes) surprises ! Dans Le Grand chantage, outre le personnage cynique et brutal de l'éditorialiste J-J Hunsecker magistralement interprété par Burt Lancaster et celui de l'échotier sans scrupules – a cookie full of arsenic - (Tony Curtis), c'est surtout la manière de filmer à hauteur d'homme qui m'a marqué, ainsi la silhouette de Hunsecker domine constamment les autres protagonistes, de même que les gratte ciels de Manhattan les écrasent encore davantage, ce qui ne laisse aucun doute sur le destin des différents protagonistes. Il est à noter que le batteur de jazz Chico Hamilton joue son propre rôle dans le film.
Cyclone à la Jamaïque comporte tous les ingrédients du film pour enfants, mais cette ressemblance est feinte, c'est d'ailleurs une scène particulièrement dramatique que je retiendrai, celle de la mort d'un des jeunes protagonistes du film, John Thornton, interprété par Martin Amis, fils de l'écrivain Kingsley Amis, et lui même auteur britannique réputé. (Martin Amis reparlant de ce rôle unique avouera que sa voix ayant mué durant le tournage, il fut finalement doublé au montage !)
En route pour l'Angleterre, le bateau qui transporte les enfants d'un couple de planteurs de la Jamaïque est arraisonné par des pirates. Ces derniers capturent les enfants, mais au cours d'une escale à Tampico, John fait une chute spectaculaire d'un balcon et se tue, confirmant le caractère morbide du film et annonçant la série de malheurs qui vont suivre. Et pour la sœur de John, Emily Thornton (Deborah Baxter) l’autre héroïne du film aux côtés des pirates interprétés par James Coburn et Anthony Quinn, ce voyage pour l'Angleterre va représenter un véritable rite de passage.
La fausse innocence des enfants du Cyclone à la Jamaïque rappelle celle de Miles et Flora dans Les Innocents/The innocents de Jack Clayton (G.-B., 1961), une autre découverte de ce festival. Adapté d'une nouvelle de Henry James The turn of the screw/Le tour d'écrou, il s'agit d'un film d'épouvante dont l'intrigue se déroule dans un manoir isolé de la campagne britannique. Fantômes et manifestations étranges rendent l'atmosphère des lieux particulièrement inquiétante, mais le caractère dérangeant du film tient au jeu des enfants, en particulier celui de Martin Stephens, dans le rôle de Miles, dont les rapports ambigus avec la gouvernante Miss Giddens, interprétée par Deborah Kerr, renforcent l'hypothèse que les enfants sont littéralement possédés.
Claude Braud
Professeur d’anglais au CIEL
Université de La Rochelle
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