Filmer la durée : un exploit ou une nécessité ? Faut-il filmer la durée ou sur la durée ? Plusieurs cinéastes s’y sont attelés, qu’il s’agisse de fiction ou de documentaire, dans des réalisations découvertes fin juin-début juillet 2014, lors du 42ème Festival international du film de La Rochelle.
Si plusieurs films se déploient dans un format plus long qu’à l’accoutumée des salles de cinéma – c’est le cas de National Gallery de Frederick Wiseman (France, documentaire, 2014, 2h 54), de Winter sleep/Kis Uykusu de Nuri Bilge Ceylan (France, Allemagne, Turquie, fiction, 2014, 3h 16), de P’tit Quinquin de Bruno Dumont (France, fiction, 2014, 4 x 52 mn) et d’A la folie/Feng Ai de Wang Bing (France, Chine, Hong-Kong, Japon, documentaire, 2013, 3h 48) – un autre fait le pari de la durée dans le processus de filmage. Il s’agit de Boyhood de Richard Linklater (Etats-Unis, fiction, 2014, 2 h 43), pour lequel le cinéaste a filmé chaque année sur quelques jours mais durant douze ans (de 2002 à fin 2013) une famille toute de fiction, mais tellement proche des spectateurs, avec trois séparations, deux divorces, deux enfants.
Frederick Wiseman est un adepte du cinéma direct né au début des années 1960, sans entretien, ni voix-off, mais avec l’apparent enregistrement au long cours de réunions et discussions informelles. A l’aide d’un matériel léger et d’une petite équipe, il n’hésite pas à filmer de très nombreuses heures de rushes, ne réalisant son film définitif qu’au montage, comme il le reconnaît lui-même : « Je crois que c’est le montage qui m’a appris le plus de choses sur le cinéma, parce que ce n’est que dans la salle de montage que je peux être certain de posséder la bonne combinaison de séquences pour construire le film. » (in Marie-Christine de Navacelle et Joshua Siegl (dir.), Frederick Wiseman, MoMA et Gallimard, 2010, p. 34).
Avec National Gallery (France, documentaire, 2014, 2h 54), il nous fait découvrir l’institution muséale, non seulement son organisation et son fonctionnement, mais également les œuvres picturales. Par la magie de son regard, le découpage, le plan et la durée, les tableaux se retrouvent projetés en majesté, en quelque sorte magnifiés pour le plus grand plaisir de nos yeux de spectateurs de cinéma et de visiteurs de musées : http://itti.hypotheses.org/340
Nuri Bilge Ceylan aime dilater le temps, qu’il s’agisse de cet opus ou de ses six précédents, en observateur acéré des micro-évènements du quotidien qui dérèglent les relations de couple ou de famille.
Il s’agit ici d’un comédien à la retraite tenant un petit hôtel troglodyte en Cappadoce, avec son épouse plus jeune et délaissée, et sa sœur récemment divorcée. Ce huis clos familial, partiellement sous la neige, constitue à la fois un remake de la guerre des sexes à la mode bergmanienne, mais également le théâtre d’observation des classes sociales turques sous l’influence de trois nouvelles de Tchekhov, entre un lettré sûr de son savoir et de son pouvoir et des petites gens aux abois : « Nuri Bilge Ceylan s'appuie sur ces deux maîtres pour être au plus juste de la vérité de la nature humaine, quand elle dit la complexité des comportements (Bergman) autant que la réalité sociale et politique (Tchekhov). C'est un voyage intime et romanesque, où le bruit feutré des mots écorche les murs, où la fureur des gestes envahit soudain le paysage pour réveiller un hiver endormi. » (Eric Libiot, « Winter Sleep : Ceylan, c’est beau », http://www.lexpress.fr/culture/cinema/winter-sleep-ceylan-c-est-beau_1564235.html )
En quelque sorte un film testamentaire où se trouvent réunies toutes les problématiques du réalisateur : le couple, le portrait psychologique des êtres, le travail sur la couleur et la durée.
Partant d’une commande d’Arte, Bruno Dumont s’est lancé pour la première fois dans une série, lui qui avait toujours eu envie de réaliser une comédie, d’être drôle. S’il se plie aux règles de la télévision avec P’tit Quinquin (France, fiction, 2014, 4 x 52 mn), ce n’est qu’en apparence, car il a filmé deux versions en numérique, l’une au format télévisuel 2.0 et l’autre en scope au format 2.40 permettant un grand rectangle. Il dispose ainsi de deux objets filmiques destinés à deux supports distincts, l’un diffusé à la TV en format 4 x 52 mn, l’autre projeté en salle de cinéma en enchainant les épisodes durant 3 heures et quarante-six minutes, tel que nous avons pu le découvrir à La Rochelle le 2 juillet 2014 et tel qu’il est destiné aux pays étrangers :
Si le scope et le numérique permettent de superbes images, l’univers de Bruno Dumont est tout entier présent dans cet objet devenu télévisuel, mais profondément cinématographique, car « la caméra est un appareil, [le cinéaste étant] en quête comme un philosophe » comme il l’expliqua à Jean-Michel Frodon lors de la rencontre publique :
http://www.dailymotion.com/video/x212xrn_rencontre-avec-bruno-dumont-partie-1_shortfilmsundefined
Soit les paysages du Nord, les gueules cassées, la police, les majorettes, le racisme, la religion, la violence faites aux femmes, la fanfare devant le monument aux morts, le tout tourné à grand renfort de plans larges et de plans séquences, mais où l’humour et le burlesque occupent pour la première fois une grande place.
Wang Bing s’est fait connaître avec A l’ouest des rails (Chine, documentaire, 2003, 9h 18) consacré à la désindustrialisation d’une partie de la Chine.
Pour sa huitième réalisation – A la folie/Feng Ai (France, Chine, Hong-Kong, Japon, documentaire, 2013, 3h 48) – le cinéaste-photographe s’immerge dans un hôpital psychiatrique de la province du Yunnan et filme des patients, jeunes et vieux, rarement au contact du personnel soignant, les murs sales, la promiscuité de cette vie derrière les barreaux à peine trouée par une lumière blafarde. Nous suivons ses pas, sa course avec une caméra tremblotante pour être au plus près du corps de ces hommes, dont l’unique échappatoire est de parcourir sans relâche, en guise de footing, la coursive ou d’observer et converser avec les femmes de l’étage inférieur, le visage pris en étau par les grilles. Durant ces 3 heures et 48 minutes s’étale une Chine d’enfermement où les violents, déviants et autres sujets aux comportements addictifs sont internés, plusieurs années durant, à grands renforts médicamenteux, car comme l’écrit Vincent Amiel : « (…) le cinéma de Wang Bing s’inscrit dans un pays aux réalités sociales et économiques particulières, en mutation profonde, et aux à-coups historiques violents. (…) Ce que transmet le cinéaste, de film en film, c’est la constance d’une volonté de vivre et la capacité de créer un monde personnel fait de gestes répétés et de déplacements lents, un monde dont on peut deviner, d’images en images, qu’il n’est pas exempt de fantômes et de hurlements. » (in « Wang Bing, paysagiste chinois », Esprit, octobre 2014, p. 112).
Expérience encore que de voir la durée à l’écran avec le personnage de Mason, dans Boyhood (Etats-Unis, fiction, 2014, 2 h 43), filmé par Richard Linklater de l’enfance à l’entrée à l’université. Son visage et son corps sont ainsi captés, photographiés, en quelque sorte immortalisés durant toute sa transformation physique, son mal être adolescent, sa quête de maturité.
Et nous reviennent en mémoire les propos de Jean-Louis Comolli : « Documentaire ou non, le cinéma filme d’abord les corps, et s’il s’agit de paroles, de pensées ou de principes, il les filme incarnés. » (Jean-Louis Comolli, Voir et pouvoir. L’innocence perdue : cinéma, télévision, fiction, documentaire, Verdier, 2004, p. 287).
Ce sont ces découvertes cinématographiques, dans une durée peu commune de projection mais tellement propice à leur sujet, qui nous invitent à renouveler l’expérience de spectateurs en salles lors du 43e Festival international du film de La Rochelle : http://www.festival-larochelle.org/festival-2015/programmation-detaillee
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