"Une bécassine est un petit échassier, qui se déplace rapidement dans les marais et est doté d'un long bec fin, lequel, d'un mouvement d'aiguille piquant une toile, attrape des insectes, entre autres. Quand elle vous aperçoit elle se tapit jusqu'au dernier moment avant de surgir de l'herbe et de voler en zigzag, selon une trajectoire imprévisible. Il fut un temps où des hommes étaient assez bons tireurs pour l'abattre en plein vol. Snipe signifiant "bécassine" en anglais, on appelait ces hommes des "snipers", des "chasseurs de bécassines" (...)
"J'ai eu l'impression de sentir une odeur de poudre, mais mon père m'a dit qu'il n'y avait plus la moindre trace de poudre depuis longtemps, l'âme et la culasse ayant été soigneusement nettoyées. Il a ri en me voyant chanceler et m'a dit qu'un fusil ne contenait que des balles. Il fallait un homme pour le tenir, un œil pour viser la cible, un doigt pour appuyer sur la détente et propulser la balle. Il a ajouté qu'un fusil pouvait tirer sur une boîte de conserve ou sur un président et n'était ni meilleur ni pire que le tireur".
(Gerard Donovan, Julius Winsome, p. 202 et p. 59, Points, coll. Points roman noir)
A partir du récit autobiographique de Chris Kyle, soldat d’élite de la marine et sniper crédité de 160 tirs mortels confirmés par le Pentagone (là où il en revendiquait 255) pendant ses quatre séjours en Irak, Clint Eastwood, « le dernier hollywoodien, dans la lignée de Ford et de Walsh » (Jean Tulard, Dictionnaire amoureux du cinéma, Plon, 2009, p. 229), revient, avec American Sniper, sur la deuxième guerre d’Irak conduite par le gouvernement des Etats-Unis de 2003 à 2009 (V. Violaine Roussel, « Chronologie. L'intervention américaine en Irak en quelques dates clés », in Art vs war, Presses de Sciences Po, 2011, p. 10-12. URL : www.cairn.info/art-vs-war--9782724611946-page-10.htm.). S’il s’agit indéniablement d’un film d’action, dans lequel le spectateur, comme le sniper, est sous tension permanente, il est d’abord un film inscrit dans l’histoire des Etats-Unis, de ses réalisations et contradictions. En somme une histoire américaine, dans laquelle l’ancien maire de Carmel (Californie) nous plonge dès les premières secondes, par des sons précédant les images. Tout comme Kathryn Bigelow - dans Zero Dark Thirty (E.-U., 2012) - avait débuté son film par un écran noir de plusieurs minutes, seulement strié d’appels téléphoniques désespérés en provenance des Twin Towers le 11 septembre 2001, Clint Eastwood nous fait entrer de plein pied dans la guerre conduite en Irak par un télescopage sonore. C’est l’appel du Muezzin qui retentit au loin, très vite recouvert par un bruit sourd, celui d’un char avançant peu à peu, escorté de fantassins, dans les décombres d’une ville. Il revient ainsi au film de guerre, après avoir notamment réalisé Heartbreak Ridge/Le maître de guerre (E.-U., 1986) et un diptyque Flags of Our Fathers/Mémoires de nos pères et Letters from Iwo Jima/Lettres d’Iwo Jima (E.-U., 2006)sur la bataille d’Iwo Jima.
Ainsi que l’indique le titre de l’entretien accordé par le réalisateur au Monde, « Ce n’est pas seulement l’histoire d’un guerrier » (http://abonnes.lemonde.fr/cinema/article/2015/02/16/clint-eastwood-ce-n-est-pas-seulement-l-histoire-d-un-guerrier_4577481_3476.html), mais la poursuite d’une réflexion sur la guerre et ses multiples conséquences par un cinéaste de 85 ans, assez expérimenté pour ne pas s’en tenir à la simple adaptation du récit d’un vétéran de légende. Ce film ne constitue pas, contrairement à ce qui a pu être écrit (v. par ex. http://www.legrandsoir.info/american-sniper-ou-l-eloge-d-un-criminel-de-guerre-sociopathe.html ), l’éloge d’un criminel de guerre et de ses crimes ; la critique (professionnelle ou amateur) développe ainsi une tendance à confondre l’œuvre (son sujet, ses personnages) et son auteur, ce qui nous paraît ô combien problématique, car non seulement mortifère pour la critique elle-même, mais surtout pour l’art. Et la fin du film – des images d’archives montrant les véritables obsèques de Chris Kyle – n’est pas l’hommage personnel du réalisateur au sniper, mais l’hommage rendu par la nation américaine à l’un de ses héros.
Par petites touches, Clint Eastwood nous amène à nous interroger sur cette guerre et toutes les autres, car comme il l’indiquait à Patrick Brion (Clint Eastwood, Ed. La Martinière, 2010, p. 690) : « Dans la plupart des films de guerre que j’ai vus en grandissant (…) il y avait les bons et les méchants. La vie n’est pas comme cela et la guerre n’est pas comme cela. Ces films ne sont pas ceux qui ont gagné ou perdu. Ils sont sur les effets de la guerre sur les hommes et ceux qui ont perdu leur vie plus tôt que prévu. ».
L’appel du devoir
Tout comme Maya - dans Zero Dark Thirty - avait été recrutée par la CIA à la sortie du lycée après les attentats du 11 septembre 2001, Chris Kyle, un gars simple, un bon gars tout droit venu de son Texas natal, a décidé de s’engager en faveur de son pays après avoir vu les images des attentats contre les ambassades étatsuniennes en Tanzanie et au Kenya le 7 août 1998 ( http://www.ina.fr/video/CAC98032710 ).
De Redneck habitué aux rodéos gagnants du samedi soir, il devient soldat, soumis à un entrainement militaire qui n’est pas sans rappeler ceux de ses alter egos dans The Hill/La colline des hommes perdus de Sidney Lumet (G.-B., 1965), Heartbreak Ridge/Le maître de guerre (E.-U., 1986) et Full Metal Jacket de Stanley Kubrick (E.-U./G.-B., 1987). Dans cette école de brutalité et d’humiliations, Clint Eastwood réussit le tour de force de renouveler, par des séquences brèves, les images qui étaient les nôtres depuis ces trois opus. Chris Kyle subit et s’entraine sans coup férir, car élevé à la dure dans une famille traditionnelle, il retrouve le sens de l’obéissance et du devoir inculqués par son père. Il est donc prêt pour défendre la Nation, le grand départ pour le théâtre des opérations, à peine son mariage célébré…
Le théâtre des opérations
Il s’impose à nous dès les premières images, Clint Eastwood ayant fait le choix de nous plonger dès le départ dans l’horreur de la guerre, le premier tué étant un enfant transportant une grenade que lui donne sa mère et que Kyle est obligé d’abattre pour sauver la vie d’une dizaine de marines. Plus tard, un autre enfant apparaitra dans la ligne de mire du sniper, mais entre-temps le sniper est devenu father, et tuer cet enfant lui semble impossible. Heureusement pour tout le monde, l’enfant renoncera à se servir d’un bazooka - bien trop lourd pour lui - ramassé près d’un homme que le sniper venait de tuer.
Chris Kyle aura bien entendu moins de scrupules à tuer Mustafa, le sniper syrien de l’autre camp, à la beauté sauvage, marié et père de famille, qui ne prononce pas un seul mot dans le film préférant faire parler son arme. Comme dans Full Metal Jacket et sa dernière scène où un sniper, qui s’avère être une jeune femme, tue, d’un immeuble en ruine, trois soldats avant d’être abattue, Mustafa aura le temps de faire un carnage parmi les marines avant que Kyle ne finisse par le tuer, à plus de deux kilomètres de distance, d’une balle dont le spectateur suit la trajectoire au ralenti jusqu’à ce qu’elle atteigne sa cible.
Tout comme Kathryn Bigelow dans Zero Dark Thirty nous relatait par le détail cette guerre d’un nouveau genre, entre photos satellites, écrans d’ordinateur, surveillance électronique des téléphones cellulaires et équipement infrarouge des soldats chargés de débusquer Oussama Ben Laden, Clint Eastwood nous narre la traque du Boucher irakien se vengeant, par des actes de barbarie, des délations réelles ou supposées de ses compatriotes, la surveillance par les drones et les téléphones que les soldats n’hésitent pas à utiliser pendant les combats pour converser avec leur épouse ou petite amie. Toutefois, contrairement à Zero Dark Thirty, ne sont qu’évoquées en creux les techniques d’interrogatoire renforcées (Enhanced Interrogation Techniques, EIT) et les exactions commises par les soldats étatsuniens sur le sol irakien, le sujet principal n’étant pas la deuxième guerre d’Irak, mais le parcours d’un Navy Seals (Sea, Air, Land), principale force spéciale de la marine de guerre des Etats-Unis (US Navy). Pour autant le film évoque ces questions, là aussi par petites touches visuelles et sonores, laissant le soin au spectateur de relier les fils des évènements et réflexions.
Et le film se clôt sur l’impossible retour individuel et collectif.
L’impossible retour
Impossible retour individuel, car le soldat Chris Kyle, surnommé « la Légende » grâce à ses exploits de sniper, a dû mal à se réhabituer à une vie toute simple auprès des siens, après avoir connu les montées d’adrénaline dues à la traque visuelle de possibles ennemis et les tirs précis du sniper qu’il fut. En cela il ressemble à James, sergent démineur de The Hurt Locker/Démineurs de Kathryn Bigelow (E.-U., 2008), qui n’a de cesse de repartir sur le théâtre des opérations, car inadapté aux gigantesques rayons du supermarché et à sa petite vie de famille bien trop tranquille…
Chris Kyle erre, perdu entre bières et TV éteinte, le bruit des combats retentissant toujours dans sa tête. Et quand un chien s’amuse d’un peu trop près avec un enfant lors d’un traditionnel barbecue de voisinage, la fureur reprend ses droits et le soldat monte au front. Heureusement son épouse aimante lui organise un rendez-vous chez un psychiatre où à l’image des vétérans d’Of Men and War de Laurent Bécue-Renard (France/Suisse, 2014), il se révèle peu causant, car un homme doit être dur au mal et taiseux sur ses douleurs. Mais comme le précise Clint Eastwood, « Quand, à la fin, le psychiatre lui demande s’il a jamais eu l’impression de faire quelque chose qu’il n’aurait pas dû faire, il répond : ‘Non. J’irai à mon Créateur, fier de chacun de mes tirs.’ Mais ses yeux, juste un court instant, quelque chose semble dire : ‘Non, c’est faux.’, et qui justifie tout. »(V. « Entretien avec Clint Eastwood. Tirer ou tourner à la première personne » de John Wranovics, Positif, 648, février 2015, p. 9-10).
Impossible retour collectif, car la guerre n’est pas finie et le triomphe de plus en plus incertain, à l’image de la fin des combats menés par Chris Kyle et ses compagnons d’arme, empêtrés dans une tempête de sable les empêchant de voir leurs ennemis et les amenant presque à repartir dans leurs blindés sans leur Légende.
De même aux Etats-Unis, nulle célébration de ses héros lors d’un retour triomphal au milieu de foules en liesse, de chants patriotiques et de défilés XXL, seulement un sentiment de vide et d’inadaptation. Vide des journées à occuper vaille que vaille et inadaptation à cette société occidentale, après ces périodes d’intense vie sous d’autres cieux.
En effet, pourles 2,6 millions de vétérans des récentes guerres d’Afghanistan et d’Irak, dont beaucoup espèrent trouver rapidement une situation, grâce aux bourses d’études accordées aux anciens G.I., la réinsertion s’avère difficile (V. Cyril Berquet, « La réinsertion des vétérans américains blessés : le cas des Marines de retour d’Irak et d’Afghanistan » http://resmilitaris.net/ressources/10123/61/res_militaris_berquet_note_de_recherches_texte_int_gral.pdf), en particulier pour ceux souffrant du syndrome de stress post-traumatique (Posttraumatic stress disorder, PTSD), dont les addictions, vagues de suicides et implication dans des tueries collectives sont légion.
Alors Chris Kyle, bon père, bon mari, bon patriote ? Sûrement, mais sa mort survient non pas sur le théâtre des opérations, mais sur le sol texan, en 2013, à l’âge de 38 ans, de la part d’un vétéran, atteint de troubles mentaux dans un stand de tir.
En ce sens le film de Clint Eastwood rejoint la cohorte de films nous narrant l’impossible retour des vétérans du Vietnam annoncé dès 1972 par Elia Kazan dans The Visitors/Les visiteurs (E.-U., 1972) (V. Agnès de Luget et Magalie Flores-Lonjou, « Elia Kazan versus De Palma : leur guerre du Vietnam », Questions internationales, 55, mai-juin 2012, p. 106-113), et poursuivi notamment par Martin Scorsese dans Taxi Driver (E.-U., 1976) et Michael Cimino dans The Deer Hunter/Voyage au bout de l’enfer (G.-B./E.-U., 1978), où de jeunes soldats, broyés par la guerre, revivent et font revivre les atrocités passées sur le sol des Etats-Unis ou errent tels des morts (sur)vivants…
Seul bémol la fin de l’opus où le générique de fin défile en même temps que les photos du vrai Chris Kyle et des images d’archives de ses obsèques à la sauce Yankee, où le propos, connu d’avance du spectateur grâce à une séquence précédente pour les obsèques d’un soldat ayant débuté puis abandonné des études théologiques, paraît trop appuyé.
Pourtant seule la conclusion importe, telle qu’elle fut donnée quelques années auparavant par le réalisateur lui-même : « A ce point de mon existence, à soixante-seize ans, après la Corée, le Vietnam, la guerre du Golfe 1, la guerre du Golfe 2, j’en conclus que la guerre est inhérente à la nature humaine. » (Cité par Patrick Brion, Clint Eastwood, Ed. La Martinière, 2010, p. 688).
Est-ce ainsi que les hommes vivent ?
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