Des raretés, des découvertes, quelques nouveautés et une immense rétrospective, mon bilan de la 42ème édition du FIFLR est largement positif.
Une ouverture coup de poing sur le film de Céline Sciamma, Bande de Filles (France, 2014), donnait le ton de cette décade de cinéma, bien ancré dans son époque puisqu’elle s’est conclue par les deux films magistraux de Tony Gatlif et d’Abderrahmane Sissako, Géronimo (France, 2014) en écho à Bande de Filles et Timbuktu (France/Mauritanie, 2014) amère réflexion d’une aveuglante beauté sur la folie des hommes.
Au rayon des raretés, j’évoquerais d’abord quelques-uns des six films soviétiques que j’ai eu le plaisir de découvrir ou redécouvrir pour l’un d’entre eux, mais aussi d’entendre grâce au piano évocateur de Jacques Cambra.
La magnifique copie restaurée du Cuirassé Potemkine/Bronenosets Potiomkine (URSS, 1925) m’a permis de remettre de l’ordre et de la lumière dans les souvenirs lointains que j’avais du film de Sergueï Eisenstein, la montée en tension, les escaliers d’Odessa et l’étendard rouge sang. Moins grandiose, mais très efficace, Un Débris de l’empire/L’homme qui a perdu la mamoire/Oblomi imperii de Friedrich Ermler (URSS, 1929) conte la surprenante histoire d’un combattant de la première guerre mondiale, qui, commotionné au cours d’un bombardement, perd la mémoire. Il va la recouvrer une dizaine d’années plus tard en pleine mise en œuvre du premier plan quinquennal ; le passage de la Russie tsariste à l’Union soviétique est un choc à peine moins rude que le traumatisme du combat. A travers le destin individuel du sergent amnésique, Ermler retrace en accéléré les réalisations les plus spectaculaires de la jeune république soviétique et brosse un portrait de ses acteurs aux idéaux révolutionnaires intacts.
Je mentionnerais encore deux autres films, tous deux d’Abram Room. Le premier, Le Fantôme qui ne revient pas/Prividenie, kotoroe ne vozvrachtchaetsa (URSS, 1929), est une étonnante fable basée sur un récit d’Henri Barbusse, Le Rendez-vous qui n’a pas eu lieu. C’est l’histoire d’un chef révolutionnaire José Real, emprisonné à vie dans un pays d’Amérique Latine. Room évoque l’univers carcéral et la lutte des classes dans une aventure aux confins du fantastique, car il entremêle rêves et fantasmes à la réalité des paysages de pénitencier, de puits de pétrole et de désert aride, mais son propos reste animé par l’idéal révolutionnaire. En effet, le fantôme José, à qui on accorde une permission pour revoir sa femme et son fils, n’échappera au policier chargé de l’abattre que pour conduire la grève des travailleurs du complexe pétrolier. Le second film d’Abram Room estTrois dans un sous-sol/Tretya Metchanskaya (URSS, 1927) : il évoque la crise du logement à Moscou à travers l’histoire de l’ingénieur Volodia et son épouse Ludmila. Le contraste entre le sous-sol encombré que partagent Volodia et Ludmila et le spectacle offert sur le toit de l’opéra de Moscou en construction est saisissant. Volodia s’épanouit à l’extérieur et s’étiole à l’intérieur tandis que Ludmila s’épuise dans les tâches ménagères. Cette dernière devient rapidement un élément du décor pour Volodia qui la regarde avec un certain dégoût. L’arrivée de Kolia Vogel, l’ami typographe de Volodia dans cet espace confiné, va bousculer l’ordre des choses. En quête de logement, Kolia est heureux de trouver un foyer et accepte volontiers le sofa proposé par Volodia. Il entreprend bientôt de séduire Ludmila et quitte son sofa pour le lit conjugal, Volodia, dépité, abandonne le sous-sol. Kolia et Ludmila recueilleront toutefois Volodia, transi de froid pour lui offrir le sofa désormais vacant (le titre anglais du film était d’ailleurs Bed and Sofa). Mais au lieu de poursuivre dans la veine du vaudeville bourgeois auquel cette trame fait penser, Room s’emploie au contraire à brocarder l’égoïsme des deux hommes, en particulier au moment où ils rechignent à endosser une paternité problématique. Le film se termine à la clinique où l’on découvre Ludmila, décidée à se faire avorter. Elle réalise alors sa situation et refuse de se résigner, préférant partir et garder l’enfant : « Il ne m’arrivera rien, je travaillerai ! »
Au rang des raretés, en ce qui me concerne, figure aussi l’excellent Scènes de chasse en Bavière/Jagdfzenen aus Niderbayern de Peter Fleischmann (All., 1969). L’impression de sérénité bucolique qui se dégage de ce village pittoresque où les gens vivent en harmonie est très vite dissipée. Cette société rurale de la Bavière catholique va être le théâtre d’un fait divers tragique à travers lequel Peter Fleischmann va dénoncer l’intolérance et le racisme qui conduisent quasiment au lynchage d’un des protagonistes. Dans ce microcosme où les autorités politiques et religieuses font régner l’ordre, où chaque personnage joue le rôle que lui assigne sa position sociale, y compris l’idiot du village, le coureur de jupons ou la fille facile. C’est l’autre qui va détruire l’harmonie et causer le désordre. L’autre, c’est l’étranger, ici le travailleur turc. Peter Fleischmann laisse d’abord penser que les ouvriers agricoles turcs présents dans le village, mais mis à l’écart, car parlant une autre langue et pratiquant une autre religion, vont être les boucs émissaires. En réalité, l’autre, c’est plutôt l’ennemi de l’intérieur, en l’occurrence le mécanicien Abram, il apparaît au cours du film à son retour de la ville. On comprend qu’il est allé en prison pour une affaire de mœurs et son homosexualité supposée en fait le souffre-douleur de la communauté, rejeté par tous, y compris par sa mère. Accusé d’avoir abusé d’un jeune garçon, il s’enfuit mais commet un meurtre irréparable et devient le gibier de ces scènes de chasse. La scène du dépeçage du porc par les villageois annonçait d’une certaine manière le sacrifice d’Abram. En choisissant le prénom Abram, Peter Fleischmann souligne ainsi la persécution et le génocide des juifs dans l’Allemagne nazie, indiquant au passage que si les victimes ont pu changer, l’intolérance demeure.
Deux des découvertes majeures dans la programmation sont, pour moi, le documentaire Le Cousin Jules de Dominique Benicheti (France, 1973) et Australia, le film de Jean-Jacques Andrien (Belg., 1988). Sans rapport apparent, ces deux films évoquent pourtant la même inéluctable dissolution d’un monde ancien. Les gestes quotidiens du vieux forgeron Jules Guitteaux font écho à ceux des ouvriers lainiers de Wallonie, les deux cinéastes montrent l’irréversible glissement dans l’oubli d’un savoir-faire et d’un mode de vie du XIXème siècle encore présents en France et en Belgique dans les années 1950/1960. La disparition et l’absence marquent tant le pays de Herve (recréé) de 1955 de Jean-Jacques Andrien que la Bourgogne (réelle) de 1968 de Dominique Benicheti. La précision et la lenteur de Jules qui forge des pentures de volets ou façonne des gonds sur son enclume, les silences de son épouse Félicie, qui disparaîtra pendant le tournage, annoncent la mort d’une France rurale où le quotidien se réglait sur le pas des chevaux et le temps se mesurait aux couleurs changeantes des paysages, merveilleusement mis en lumière par Pierre-William Glenn. Mais Dominique Bernicheti ne propose en aucun cas la vision d’un monde idyllique, la rusticité des conditions de vie de Jules et Félicie n’incite guère à la nostalgie. Dans une moindre mesure, Jean-Jacques Andrien illustre un propos comparable dans une autre de ses œuvres, le documentaire Il a plu sur le grand paysage (Belg., 2012). Avec une réelle empathie, il interroge les fermiers du Pays de Herve qui luttent souvent avec l’énergie du désespoir contre l’engloutissement de leur mode de vie et contre l’agriculture normalisée. Le ballet des tracteurs et des tonnes à lisier inondant les terres d’un lait désormais sans valeur répond aux larmes du fermier qui a conscience qu’ils sont les derniers représentants d’une certaine société rurale dont les valeurs sont aujourd’hui surannées.
Parmi les nouveautés, outre les trois films mentionnés dans l’introduction avec une mention particulière pour la bande son de Géronimo, je voudrais citer Winter Sleep/Kis Uykusu de Nuri Bilge Ceylan (France/All./Turquie, 2014) et surtout ce formidable film de Benedikt Erlingson, Des chevaux et des hommess/Hross i oss (Islande, 2013).
A l’instar des touristes japonais en vacances en Anatolie, je serais tout disposé à passer quelques jours à l’hôtel Othello malgré le caractère un peu bougon de son propriétaire. Ni les dialogues foisonnants auxquels Nuri Bilge Ceylan nous a peu habitués, ni les tensions entre les personnages ou leur violence rentrée, n’empêchent le spectateur de se laisser envelopper par la torpeur de l’hiver et la neige qui recouvre doucement le paysage hivernal. A l’environnement quelque peu ouaté de la montagne anatolienne s’opposent la furie et l’énergie des islandais et de leurs chevaux. Il est difficile de sortir indemne de ce film où les hommes et les chevaux refusent les entraves et sont prêts à payer de leur vie cette soif de liberté. Benedikt Erlingson nous entraîne dans un maelström d’images où un cavalier fait la course en haute mer avec un chalutier avant de mourir empoisonné par l’alcool frelaté qu’il engloutit à son retour à terre, où les victimes d’un crime d’honneur sont un étalon et une jument, où les femmes dament le pion aux hommes et domptent les chevaux.
A suivre…
Claude Braud
Professeur d’anglais au CIEL
Université de La Rochelle
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