Dans les années 85/90 le sénateur Jean Cluzel fut surnommé « la Cassandre du PAF » par les journalistes, en raison de son rapport annuel sur les médias français et le cinéma. Ses connaissances étaient pointues, ses analyses redoutables et ses prévisions peu amènes. Tous les avatars qu’il prévoyait arrivèrent ponctuellement, comme s’il avait écrit le pénible roman des médias dévoyés, monétisés, décrépits et vantards, et du cinéma roulant peu à peu vers un nombrilisme creux.
En 1993 il résuma tout cela dans un livre percutant, qui fit du bruit, mais bien vite oublié, enterré, de peur sans doute de son efficacité, et dont les modestes exemplaires furent bien vite épuisés.
Vingt ans plus tard, certains - et non des moindres, qui avaient gardé ce petit bouquin dans leur bibliothèque - s’aperçurent que ce livre était d’une actualité et d’une modernité brûlantes : le directeur des PUF l’accepta, Raymond Boudon en écrivit la belle préface, et Jean Cluzel s’attela à le ré-écrire entièrement et l’actualiser.
Voici donc Propos impertinents sur le Cinéma français, version 2013, pointu, aigu, sensé et pesé, et vraiment très impertinent.
L’auteur y dénonce en ces temps difficiles (mais où le cinéma a rarement aussi bien marché) les dérives d’une structure obsolète, jamais actualisée, le gâchis d’argent et surtout de talents, faute de clairvoyance et de souci d’efficacité. La production française est la deuxième (en quantité) du monde occidental, après celle (pléthorique) des Etats-Unis : elle finance et co-finance des films très variés, mais souvent mollassons, nombrilistes (…je t’aime, je t’aime pas, la société m’aime, m’aime pas, maman veut, maman veut pas…) fort peu diffusés et dont les entrées dépassent rarement 40.000 spectateurs. En 2012, 209 longs métrages ont été produits dont 139 d’initiative entièrement française, et dont seulement 30 à 35 ont dépassé les 500.000 entrées. De 2003 à 2013 seulement 1 à 3 films par an dépassent les 3 millions. Pourtant le nombre de spectateurs dépasse régulièrement les 200 millions depuis plus de 5 ans, ce qui est un merveilleux cadeau après des années de déclin.
Les gens aiment le cinéma : s’asseoir dans une salle obscure, attendre le lever de rideau (pas forcément rouge), s’immerger dans les images, le son, la musique, vivre par rêverie collective les aventures, les voyages, les histoires passées ou récentes, les tribulations fantastiques ou terre à terre de héros réels ou inventés.
Quelles plaies dénonce donc Jean Cluzel dans ce livre pétillant, plein de lucidité et de malice ?
* D’abord la désastreuse vision de concurrence entre cinéma et télévision. En France, les tenants des médias continuent à opposer les deux productions : il en ressort des films TV pauvres, calamiteux, essentiellement policiers, répétitifs, avec toujours les mêmes intrigues et les mêmes protagonistes de moins en moins crédibles. Coté cinéma, davantage de moyens mais eux aussi claquemurés dans des profils souvent désuets, très franco-franchouillards, qui dépassent rarement l’hexagone. Les dernières comédies à la française ont toutes fait des flops délirants, à l’exception d’Intouchables parce que ce dernier contenait un message d’universalité, des acteurs neufs et un humour subtil. Les cinémas qui marchent pratiquent les vases communicants, se permettent des productions somptueuses pour la télévision (BBC : Orgueil et préjugés, les Tudors, DowntownAbbey) dont les retombées financières (vente aux chaînes étrangères, DVD, etc…) profitent à tous.
* Le système d’avance sur recettes, qui en général est en fait un don à fonds perdus, sur des films choisis par un petit aréopage cloisonné (telle la colline d’Arès) et dont les retombées sont généralement à peu près nulles. L’ouvrage de Jean Cluzel est fort disert et très bien documenté sur ce système obsolète et dont la révision est remise d’année en année. Cela coûte à la collectivité - donc aux contribuables - des centaines de millions par an, sans aucun profit pour la notoriété française et le savoir faire international.
* L’indemnisation des intermittents du spectacle, qui entretient des milliers des gens sans aucun contrôle : certes, la collaboration à la production est aléatoire et engendre parfois de longues interruptions d’activité. La préparation d’un film dure - à cause de la lenteur et de l’idiotie du système - entre deux et trois ans. Mais de là à entretenir à perte de vue des soi-disant agents du spectacle, il y a un fossé. Cette dilatation des aides coûte un argent fou, sans résultats tangibles.
* Enfin, on ne peut passer sous silence l’écrasante présence américaine sur le marché et dans les productions. Plus encore : le Festival de Cannes, sous son apparent cosmopolitisme, ne vit que d’Amérique. Idem pour Deauville, etc…
Jean Cluzel nous parle savamment du "système Luc Besson", de la fabuleuse aventure d'Amélie Poulain ou des Intouchables, du marché Astérix, du parcours sans faute de The artist, dont le généreux réalisateur, Michel Hazanavicus, rue dans les brancards (http://www.lemonde.fr/idees/article/2013/05/03/cinema-jusqu-ici-tout-va-bien_3170774_3232.html). Nos meilleurs talents, nos plus beaux musiciens (Jarre, Legrand, Yared, Kosma, et tant d’autres…), nos belles actrices, nos acteurs surdoués, lassés de la France immobile, s’exilent et franchissent l’Atlantique, en quête, peut être de dollars, mais surtout de reconnaissance.
Les systèmes qui marchent bien, avec moins de gâchis et plus de clairvoyance, avec une bonne analyse des marchés, en tenant compte de la puissance du DVD et de la télévision, sont ceux qui se sont totalement réformés : le livre de Jean Cluzel a le mérite d’être comparatif et cite avec compétence les exemples de la Grande-Bretagne, du Canada (dont les productions sont remarquables mais rarement diffusées en France) et du Danemark. Il signale aussi la présence prégnante des Asiatiques, souvent soutenus par le marché américain et dont la qualité n’est plus à démontrer qu’il s’agisse de la Corée du sud, de la Chine (Hong Kong) ou du Japon. Lisez, lisez Propos impertinents sur le cinéma français, lisez ce petit livre (219 pages seulement) si bien informé et bien écrit : vous en ressortirez savant sur un domaine obscur, plein d'espoir, tout à fait impertinent, et plus cinéphile que jamais.
Bonne lecture !
Françoise Thibaut, Correspondant de l'Institut
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