« La
colère du créancier lésé de la communauté, le met [le criminel] hors la loi, le
rejette à l'état sauvage » Nietzche,
Généalogie de la morale

S’il existe un certain nombre de documentaires ayant traité
de la justice en France - notamment ceux de Raymond Depardon (Faits divers, 1983 ; Délits flagrants, 1994 et 10è chambre, instants d’audience, 2004)
et Mika Gianotti (Dans le sillon du juge
sans robe, 2005 ; Des juges mènent
l’enquête, 2006 ; Sessions d’assises
dans la cité 2010 ; Zones
d’ombre, 2011) -, Hors La Loi a ceci d’exceptionnel qu’il donne
à voir, à travers le parcours de six personnes - poursuivies pour tentative de
meurtre, agressions sexuelles, vol, etc. -, la procédure pénale dans son
ensemble : l’arrestation et la phase d’enquête, l’instruction
préparatoire, le jugement, l’exécution de la peine et, parfois, le retour en
prison… En montrant la réalité et tous les aspects de la délinquance ainsi que
ceux de la justice pénale en France, la mission pédagogique du film est
parfaitement remplie. Dans un contexte où la récidive et l'avant-projet de loi
instaurant, notamment, une nouvelle peine alternative à la prison - la
contrainte pénale -, sont en débats, ce film est d’une actualité brûlante (voir le commentaire de l'avant-projet par Martine Herzog-Evans . La
trilogie Hors La Loi a nécessité
environ quatre années de tournage - au Palais de Justice de Toulouse et à la
maison d’arrêt de Seysses - sans parler du temps des repérages. Hormis les
personnes poursuivies, dont le visage est flouté et les noms changés, le film montre
tous les acteurs de la chaîne pénale : policiers et gendarmes, juges,
avocats, experts psychiatres et psychologues, personnel de l’administration
pénitentiaire et fonctionnaires du Service Pénitentiaire d’insertion et de
probation.
Contacté
par le biais des réseaux sociaux - François Chilowicz ayant un compte Twitter
sur lequel il intervenait en direct pendant la diffusion du documentaire -, le
réalisateur a bien voulu nous accorder un entretien à Toulouse, le 28 mars
dernier, en compagnie d’étudiants de 2ème année de la Faculté de
droit du Centre universitaire Jean-François Champollion d’Albi. Entretien conduit
par les étudiants dont les questions permettent au réalisateur d’évoquer la
genèse et les conditions du tournage du film ainsi que ses projets
cinématographiques.

Pour quelles raisons avez-vous eu
envie de réaliser un film sur le thème de la justice pénale ?
En
juin 2007, au cœur d’une séquence politique dans laquelle les thèmes de
l’insécurité et de la répression étaient prépondérants et alors que la population
carcérale augmentait, France 2 a souhaité commander un documentaire
approfondi sur la problématique de la prison et le sens de la peine.
De
mon côté je venais de finir plusieurs documentaires autour de problématiques
sociales difficiles qui m’avaient fait entre-ouvrir la porte des tribunaux et
rencontrer d’anciens détenus et des victimes. Quelque part, de film en film, en
progressant dans l’exploration des questions de société, mon producteur
(Dominique Barneaud) et moi-même avions le sentiment que la prison se
rapprochait de nous…
Le
projet de France 2 est arrivé au bon moment. D’entrée de jeu, on s’est dit un
peu comme un défi : « et si Foucault revenait et ajoutait une mise à
jour à Surveiller et Punir,
qu’écrirait-il ? ». Bien sûr, nous n’avons pas cherché à suppléer le philosophe,
mais cela nousonné
un objectif ambitieux, un cap. Le premier parti pris a été de se donner les
moyens de notre ambition : 4 ans de production pour 3 épisodes de
90’. Ce sont des moyens très rares à la télévision. Le second parti pris fût de
partir en repérages avec une question simple et directe, à la fois candide et
essentielle : À quoi sert la prison ? Enfin, le 3ème parti
pris fût de vouloir résolument travailler équitablement avec chacun des acteurs
de la chaine pénale ; policiers, magistrats, gendarmes, pénitentiaires,
avocats ainsi que les travailleurs sociaux, les soignants, les détenus, les
victimes. Nous pensions que chacun détiendrait sa part de vérité, de par la
position qui serait la sienne. Et c’est ce qui s’est passé.
Avant de réaliser Hors la loi, avez-vous vu d’autres films
documentaires sur la justice, notamment ceux de Raymond Depardon ou Mika
Gianotti… ?
J’ai
fait Hors la Loi en me situant entre
deux références qui m’avaient fortement impressionné : d’un côté la
densité de la durée documentaire chez Raymond Depardon, et de l’autre, la force
de la narration chez Jean-Xavier de Lestrade. Si ce n’est que Depardon filmait
des personnes qui n’allaient pas en prison et que, par conséquent, il pouvait
montrer leurs visages. Et que, de l’autre côté, Lestradeavait pas ce
problème puisqu’il faisait ses films aux Etats-Unis, s’appuyant sur des
procédures mieux connues des téléspectateurs, du fait de séries américaines.
Donc, j’avais deux références très solides et deux difficultés
singulières : l’absence du visage des mis en cause et la méconnaissance du
droit français. D’un point de vue formel, j’avais principalement à répondre à
ces deux questions.
Pour quelles raisons le film se
déroule-t-il à Toulouse ? Qu’est ce qui a guidé votre choix ?
Il
se trouve que je tourne tous mes documentaires (ou presque) à Toulouse depuis
2003. C’est un peu ma ville d’observation… J’aime cette ville, je m’y sens
bien, je la trouve dynamique et énergique. C’est facile d’y monter des projets,
les gens sont enthousiastes. Et puis la taille convient bien à mon travail. Par
exemple pour faire ce film, j’ai dû rencontrer près de mille personnes. Si je
l’avais fait à Paris ou à Marseille, il m’aurait fallu rencontrer dix fois plus
de monde pour maîtriser tous les rouages de la chaine pénale… Le film n’aurait
pas été faisable dans une ville plus grande, et moins représentatif dans une
ville plus petite.
Comment avez-vous sélectionné les
affaires ? Aviez-vous au départ choisi davantage d’affaires, lesquelles
n’auraient pas été retenues au montage et/ou avant le début du tournage ?
Le
tournage a suivi huit affaires. Deux n’ont pas donné lieu à des peines de
prison et ont, de fait, été exclues du film (nous en avons interrompu le
tournage après deux jours). Il en reste six, ce sont celles qui font Hors la Loi. Il a fallu environ un an de
tournage pour trouver chacune de ces affaires. Ce n’était pas simple, car la
décision de suivre ou non un mis en cause relevait d’une multitude de
paramètres complexes, aussi bien techniques, que juridiques ou narratifs. Je
recherchais une certaine diversité dans la banalité : des dossiers
ordinaires, mais témoignant de contextes sociaux relativement différents. Par
ailleurs, j’ai écarté le grand banditisme, le trafic de stupéfiants, le terrorisme,
les dossiers médiatisés et les procédures criminelles longues. Ces contextes étaient trop complexes pour permettre au film d'oeuvrer librement. Cependant, il y a un type de procédure que j’ai beaucoup vu en repérage et qui
ne s’est jamais présenté durant le tournage : les vols avec violence sur
la voie publique. Je le regrette, car ce sont des faits qui marquent fortement le sentiment d'insécurité de la population. Il se trouve que durant les périodes de tournage, il y a réellement eu très peu
de faits de ce type. Heureusement pour la sécurité des toulousains…
Ceux qui sont « hors la
loi » ont-ils donné leur consentement à être filmés ? Selon quelles
modalités ?
Toutes
les personnes filmées ont donné leur consentement, y compris celles qui n’apparaissent
pas à l’image. Donc oui, les mis en cause ont donné leur accord, sous réserve
que leurs noms soient modifiés (ce qui est le cas), que les noms propres de
lieux et de témoins le soient également et que leurs visages n’apparaissent pas
à l’image. Nous avons établi une charte éthique et narrative propre au film.
Pourquoi n’avez-vous pas filmé de
délinquants de sexe féminin ?
Que
le délinquant soit un homme ou une femme ne représentait pas un critère
pertinent pour le sujet de notre film, en l’occurrence le sens de la peine. Si
une femme était entrée dans nos critères, nous aurions suivi sa procédure. Il
faut noter également que les femmes représentent une très faible minorité des
personnes détenues.
Comment les institutions judiciaire
et policière et leurs acteurs ont-elles accueilli votre projet de film ? A
qui vous êtes-vous adressé pour obtenir toutes les autorisations nécessaires au
tournage ?
Le
projet puis le tournage film a été particulièrement bien accueilli par tous les
partenaires de la chaine pénale, dans la mesure où je les ai abordés en leur
proposant de commencer le travail par deux années complètes de repérages, sans
faire une image. Et qu’à l’issue de ces repérages, on se connaissait bien, on
se comprenait bien. Et puis il y avait la charte éthique et narrative qui a
rassuré tout le monde. Pratiquement, j’ai commencé les repérages par le
tribunal, en sollicitant l’autorisation du procureur de la République et du président.
Ensuite, j’ai fait de même avec les policiers, puis les gendarmes et, in fine, avec l’administration
pénitentiaire. Mais pour moi, il a toujours été clair que l’autorité de
référence était le procureur, dans la mesure où il contrôle la totalité de la
procédure… donc de mon scénario. J’ai pu travailler en totale confiance avec
Monsieur Valet, procureur de la Républiquee Toulouse.
Ne craigniez-vous pas, avant de
commencer le tournage et même durant celui-ci, que le comportement des
protagonistes – professionnels de la justice, de la police et délinquants –
soit modifié du fait de la présence de caméras ?
La
caméra modifie le comportement des protagonistes ! Quoiqu’il arrive. Le
but pour un réalisateur, c’est de mettre en place un dispositif qui permette de
recueillir des moments singulièrement intenses et authentiques qui représentent
une réalité qui, de toute façon, est quelque peu altérée par la présence de la
caméra. Maintenant, il se trouve qu’en pleine audience correctionnelle ou
durant un interrogatoire d’instruction, il y a beaucoup de moments où les
protagonistes sont tellement accaparés par ce qu’ils vivent, qu’ils en oublient
ma présence. Sans doute. Mais quoiqu’il en soit, j’ai toujours pensé que chacun
des professionnels qui a participé au film avait à cœur de faire son travail au
mieux. Peut-être un petit peu mieux que d’ordinaire. C’est humain, et ça ne
pose aucun problème à la qualité du film. Au contraire. Ce ne sont pas
directement des professionnels dans l’exercice de leurs fonctions que nous
visons, mais plutôt un système : la procédure. Quand les professionnels
suivent la procédure au mieux, qu’est-ce que ça donne ? C’est le
« scénario » de Hors la Loi.
Par ailleurs, on n’a pas pu empêcher les uns les autres de s’interroger sur
chacune des décisions de justice : auraient-elles été les mêmes si la
caméra avait été absente ? Les magistrats me garantissent que oui… Et je
crois que oui, dans la plupart des cas…
Quels étaient vos partis pris de
mise en scène ? La justice et la police vous ont-elles laissé totalement
libre de votre façon de filmer ? Aviez-vous l’intention d’être plus
critique ou bien le ton relativement neutre du film était-il un choix voulu et
évident de votre part ?
Afin
de ne pas me sentir « surveillé », donc potentiellement
« restreint » dans ma liberté d’action, j’ai pris le parti de
travailler en totale transparence avec les autorités. J’informais régulièrement
le parquet de ce que je filmais et ce dernier entretenait une écoute attentive
du tournage. Le parquet pouvait interrompre le film, comme le faciliter. En
réalité, nous poursuivions le même objectif : essayer d’y voir clair,
loyalement. La relation avec le parquet a servi de modèle aux relations avec
les autres autorités. Cependant, avec l’administration pénitentiaire cela a été
plus compliqué qu’avec les autres partenaires du projet. Forcément. Ça ne peut
pas être simple avec l’administration pénitentiaire, toujours sur ses gardes,
très repliée sur elle-même. Ils ont parfois fait des difficultés, mais avec le
temps, nous sommes parvenus à les dépasser. À un moment donné, le projet était
trop avancé, personne n’avait intérêt à lui faire échec… D’ailleurs, je trouve
que l’engagement de l’Administration pénitentiaire sur le projet et
remarquable. En 2007, avant de commencer, nous n’étions pas certains de pouvoir
aller aussi loin. De mémoire pénitentiaire, c’est un effort et un exercice de
transparence (même si on trouvera à redire) qui est inédit et qui, j’espère
contribuera avec d’autres, à ouvrir les portes des prisons aux médias et, ce faisant,
à relier les détenus à la société…
Votre opinion sur la justice pénale
a-t-elle changé depuis la réalisation de ce film ? Qu’avez-vous appris au
contact des délinquants et des professionnels ? La justice française vous
semble-t-elle de qualité ? En crise ?
Le
tournage de ce film a contribué à achever mon « désenchantement
social », qui était déjà bien entamé. Quand la justice intervient, c’est
trop tard. C’est que les mécanismes de veille sociale n’ont pas fonctionné. En démocratie, la loi est une sorte de consensus sur la norme, et son
application dessine les contours de la société effective. La justice est
souvent démunie pour résoudre les questions d’adhésion à la norme. Si l’on veut
éviter de remplir les prisons, je suis persuadé qu’il faut miser en priorité
sur l’éducation. C’est la seule solution pour mieux vivre ensemble, je crois.
Mais c’est du long terme, ce qui ne convient pas au politique, ni au
médiatique. Alors on tourne en rond. La « productivité judiciaire »
augmente pour gérer une population en difficulté de plus en plus nombreuse,
avec des moyens trop limités. Beaucoup de professionnels du judiciaire semblent
souffrir d’une perte de sens. Ils ont le sentiment de tourner à vide, de ne
rien régler… La justice, tout comme l’éducation, manquent cruellement de
moyens. Ce sont pourtant deux piliers essentiels de la démocratie et de
l’équité.
Quels sont vos
projets cinématographiques ? Un autre film sur la justice ?
Je
ne sais pas. Je réfléchis à l’éduction, aux victimes, à la loi, aux longues
peines… Mais je pourrais tout aussi bien faire tout autre chose. Je me donne un
petit peu de temps pour « évacuer » le tournage du film…
*
Filmographie
(non exhaustive) de François Chilowicz
- Les hommes du labici B (2002)
- Violences conjugales en guise d’amour (2005)
- Profession femme de ménage (2008)
- Des hommes en vrai (2009)
- Allo Police secours (2011)
- Hors La Loi (2013)
Sur
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François
Chilowicz (Twitter) :
Le site du film Hors La Loi :
Infrarouge :
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