Deux films très beaux, sortis presqu'en même temps sur les écrans en avril 2013. En apparence, ils n'ont rien de commun, mais pourtant : d'abord le visuellement splendide The Grandmaster de Wong Kar-Wai, auquel nous devons déjà beaucoup, notamment In the mood for love ; ensuite le très efficace Mud de Jeff Nichols dont Take shelter nous avait déjà laissés babas (mais pas vraiment cool).
The Grandmaster conte la vie d'Ip Man, le grand maitre du Kung-Fu, inventeur moderne du genre et des exploits de Bruce Lee. C'est d'une élégance, d'une beauté renversante, avec des combats chorégraphiés par Woo-Ping Yuen, déjà dans Matrix et Tigres et dragons. Cela commence sous une pluie battante : un seul contre trente, qu'Ip abat un à un (sans perdre son panama). Ensuite, mêmes combats et mêmes figures de ballets mortels dans une élégante maison close (cela décourage d'ouvrir un hôtel en Asie), sur un quai de gare, dans une neige immaculée aux glaçons diaphanes, enfin dans un décor naturaliste plein de nostalgie. C'est à la fois d'une violence inouïe et d'un grand romantisme. L'astuce est d'avoir mêlé l'histoire d'Ip Man à la grande histoire, celle de la Chine des années 1930-50, les documents d'actualité ponctuent le récit, s'intercalent dans les destins très aléatoires des protagonistes... Car en même temps qu'il devient un Grand Maitre, Ip Man, après avoir perdu sa famille dans la guerre, rencontre un amour sublimé en la personne de Gong Er, héritière du Grand Maître rival, incarnée par la magnifique Zhang Ziyi, si parfaitement belle sur toutes les coutures. La scène où leurs lèvres s'effleurent à peine au cours d'un combat aérien et sans merci laisse pantois d'esthétisme pervers. Bref, un moment de cinéma rare, assez déjanté, quoique un peu longuet et répétitif (dix minutes en trop). Faut-il ajouter que Tony Leung y est plus que parfait ?
Mud est aux antipodes : très américain, actuel, dans les bayous du Mississipi : rencontre inattendue de deux gamins d'un marginal - hors la loi - en peine d'un amour aussi violent qu'impossible, incarné par le très photogénique Matthew Mac Conaughey. Cela commence comme Emile et les détectives, mais continue dans une violence pesante, imprégnée de la pourriture ambiante et de la sottise humaine. Le héros qui habite un bateau coincé dans un arbre, rescapé du dernier ouragan, fait d'abord peu, puis s'apprivoise au contact des jeunes garçons, surtout l'aîné qui veut l'aider absolument à reconquérir sa belle. Et l'on comprend assez vite que c'est en fait un pauvre mec, injustement pourchassé par un fou très malin qui tire à vue sur tout ce qui bouge, mais protégé par un père adoptif (Sam Sheppard, étonnant).
La belle est vraiment belle, elle vaut le coup. Mais le chemin est rude. Le jeune garçon fait un peu penser au Go Between de Losey mais dans une version active et déterminée : les protagonistes sont terriblement de notre époque, sans retenue ni morale, dont la seule religion est le fusil à répétition, même si les images sont pleines de pureté naturaliste et les intentions, finalement, plus qu'honorables.
Pourquoi rapprocher ces deux longs métrages ? Parce qu'ils dépeignent dans deux univers très différents, presque opposés, une violence ordinaire, quotidienne, celle qui nous environne et nous habite : l'homme est violent, crée ses propres situations de violence et ne peut s'en passer : il résout par elle ses problèmes, elle élimine les obstacles, il ne peut s'en passer, qu'il s'agisse d'amour ou de pouvoir. Lorsqu'un des protagonistes de The Grandmaster dit à l'issue d'un combat qui a laissé tout le monde sur le carreau "j'aime entendre les os craquer", on reste pétrifié. Lorsque dans la mangrove les balles fusent de partout, on se terrerait presque sous son fauteuil.
Images exceptionnelles pour les deux, fictions très belles et travaillées avec art, mais qui enfoncent le spectateur dans une violence quasi normale. Comme l'a écrit Michel Serres "la mort est notre maître médiatique". L'héroïne chinoise ne pouvait être une jeune fille ordinaire, et les deux garçons des rives du Mississipi garderont toute leur vie la trace de ces excès, de cette violence qui ne résout rien. C'est cela qui embarrasse : il n'y a pas d'âme pacifiée dans ces histoires, et notre chinoise - même si belle de l'âme et du corps - ne pouvait survivre au poids terrifiant d'une éducation dans l'art de la violence. Nos gamins deviendront-ils, eux aussi, hors la loi ? Dans les deux cas on essaie de nous persuader que c'est une forme de philosophie.
Peut-être faudrait-il téléphoner à Michel Onfray pour qu'il résolve ce dilemme?
Françoise Thibaut,
Correspondant de l’Institut
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