Le dernier film de Steven Spielberg, Lincoln, surprend par son approche. Il n’est pas la célébration hagiographique du président américain « le plus aimé » qu’on pouvait attendre du réalisateur des Dents de la mer (Jaws, États-Unis, 1975). Au contraire, il s’agit d’un film qui, à bien regarder, n’est même pas sur Lincoln, mais plutôt sur la façon dont Lincoln exerce le pouvoir. Et c’est pour cette raison que Spielberg choisit un moment précis de son histoire, la lutte en janvier 1865 pour faire approuver le XIIIe amendement de la Constitution, abolissant l’esclavage qui, dans le projet du Président, devient même plus important que la paix avec les États Confédérés.
La parole est l’arme de Lincoln. Le film submerge le spectateur par un véritable fleuve de paroles, qui loin d’être un simple exercice d’éloquence, permet de mesurer directement le pouvoir. La parole devient elle-même pouvoir, elle sert à le conquérir, à l’exercer et à le maintenir. Par la parole, Lincoln arrive à convaincre ses proches de la nécessité d’abolir l’esclavage. Par la parole, il justifie les manœuvres machiavéliques qu’il utilise pour obtenir le vote des parlementaires adversaires. Par la parole, il rassure sa femme et essaye de dissuader son fils ainé de partir à la guerre, dans le cadre d’une vie privée bouleversée par les choix accomplis par le Lincoln-homme public.
Spielberg, à l’instar de l’écrivain Stefan Sweig, biographe de nombreux personnages historiques (Marie-Antoinette, Poche, 1999 ; Fouché, Poche, 2000 ; Marie Stuart, Poche, 2001 ; Magellan, Poche, 2012), a été capable, par le langage de la fiction, de restituer au personnage historique son humanité, tout en décrivant, avec l’attention d’un documentariste le contexte socio-politique et juridique dans lequel il vivait. Si les historiens ont reproché à juste titre à Spielberg d’avoir occulté des aspects importants de la personnalité de Lincoln et de sa politique (v. http://www.telerama.fr/cinema/lincoln-vu-par-un-historien-en-simplifiant-spielberg-d-forme-le-sens-de-la-guerre-de-s-cession,92850.php), les constitutionnalistes peuvent être satisfaits de la justesse de l’image du régime présidentiel américain renvoyée par le film. Au point que Lincoln pourrait devenir un outil pédagogique en vue d’introduire un cours de droit constitutionnel américain. Les images fortes et symboliques de Spielberg permettent en effet de visualiser les concepts de séparation stricte des pouvoirs, système de freins et contrepoids, État fédéral, ainsi que la procédure de révision constitutionnelle. Aucune image ne saurait mieux représenter l’isolement des pouvoirs dans le régime constitutionnel américain que celle de l’isolement de Lincoln lui-même attendant le résultat du vote des représentants sur le XIIIe amendement. C’est l’une des rares scènes dans lesquelles le Président est enfin seul, recueilli, dans l’intimité de son foyer, ne pouvant se rendre à la Chambre des représentants. En effet, afin d’empêcher l’exercice d’un pouvoir arbitraire, le système de séparation voulu par les Pères fondateurs impose une totale indépendance de l’exécutif et du législatif et cantonne a priori le président dans un rôle de simple exécutant des lois adoptées par le Congrès.
La séparation stricte des pouvoirs n’est toutefois qu’une illusion. Le film montre bien que la structure théorique de ce régime a été vite dépassée par la pratique. Comme le dit le président Woodrow Wilson « aucune chose vivante ne peut avoir des organes qui se font obstacle les uns les autres et vivre ». Le système américain de freins et contrepoids suppose donc, pour son bon fonctionnement, la consécration d’une présidence active et en particulier capable de s’imposer face au Congrès. Lincoln veut abolir l’esclavage et au travers de son parti politique, il rythme les temps parlementaires et influence de façon déterminante la procédure de révision constitutionnelle ainsi que le résultat final du vote. Le film de Spielberg montre toutefois que si le président américain apparaît comme le moteur du système, il n’est pas pour autant tout-puissant. Lincoln recourt à l’achat de votes, à la ruse, au mensonge pour obtenir la faveur de la Chambre des représentants. Il s’épuise dans une course contre le temps, saisi par la fin d’une guerre civile sanglante et l’exigence - présentée dans le film comme exclusivement morale - de libérer les noirs d’Amérique. Spielberg donne corps à la notion de système de freins et contrepoids, en montrant que l’élément d’entraînement de ce système ne se situe pas au niveau du seul président, mais résulte de la collaboration entre celui-ci et le Congrès, dans le cadre d’un processus de négociation informelle permanente.
Les longues séquences consacrées aux débats parlementaires mettent en scène la procédure de révision constitutionnelle prévue à l’article 5 de la Constitution américaine. Le XIIIe amendement est le produit des propositions venant de trois membres du Congrès. Voté d’abord et sans difficulté par le Sénat le 8 avril 1864, l’amendement est ensuite rejeté par la Chambre des représentants. Le film montre bien que c’est grâce à l’intérêt soudain et urgent manifesté par le président que l’amendement est à nouveau présenté à la Chambre des représentants par James Mitchell Ashley et enfin voté en janvier 1865. Lincoln n’aura pas le temps d’assister à la ratification de l’amendement par les trois quarts des États fédérés, condition exigée par la Constitution pour valider la révision. Il sera assassiné le 14 avril 1865, la ratification étant formalisée le 18 décembre suivant.
Les représentations de notions et processus constitutionnels sont encore nombreux dans le film : le fonctionnement du bipartisme, l’évolution des rapports entre l’État Fédéral et les États fédérés, sans compter le thème central de l’esclavage et la différence profonde entre la reconnaissance de l’égalité des hommes devant la loi et la reconnaissance de l’égalité des hommes en tant qu’hommes.
Il est dommage qu’un film si attentif à la justesse de la réalité juridique n’ait pas eu la même rigueur quant à la représentation de l’action politique de Lincoln. Pour Spielberg, Lincoln doit demeurer le Président américain « le plus aimé », quitte à oublier que, pendant que le XIIIe amendement était voté, le "génocide" des Indiens d’Amérique du Nord se poursuivait. Un génocide auquel Lincoln a contribué personnellement en tant que jeune capitaine d’abord et en tant que Président par la suite, considérant que les Native américains constituaient « un problème à résoudre une fois pour toute ». Sans compter que si Lincoln était certainement contre l’esclavage, pour des raisons certes morales mais aussi de stratégie politique, cela ne l’empêchait pas d’être foncièrement raciste. Sans doute, son racisme doit-il être lu à la lumière du contexte de l’époque, mais le film restitue un personnage doté d’une sensibilité contemporaine, qui entre en contradiction patente avec des affirmations telles que « Si je pouvais sauver l’Union sans libérer un seul esclave, je le ferais; si je ne pouvais la sauver qu’en les libérant tous, je le ferais aussi » (R. Lacour-Gayet, Histoire des Etats-Unis, Fayard, 1976, t. 1, ch. XVIII, p. 78) ou encore « Je dirai donc que je ne suis pas et je n’ai jamais été en faveur de l’égalité politique et sociale de la race noire et de la race blanche (…). Je désire, tout autant qu’un autre, que la race blanche occupe la position supérieure » (A. Kaspi, Les Américains 1. Naissance et essor des États-Unis 1607-1945, Seuil, 2002, p. 50).
Pour Spielberg la fin justifie les moyens. Dans le film, la fin poursuivie par Lincoln est noble et justifie les moyens illégaux et illégitimes adoptés pour l’atteindre. Mentionner le racisme de Lincoln et sa contribution à l’extermination des Indiens d’Amérique aurait certainement ébranlé la thèse du réalisateur. À une époque où le racisme est bien d’actualité, Spielberg choisit de fédérer les Américains autour d’un personnage mythique, un martyr de la bataille pour les droits de l’homme.
En racontant les derniers jours de Lincoln, il semblerait ainsi que Spielberg achève l’œuvre de mythisation initiée par John Ford en 1939 dans Vers sa destinée (Young Mister Lincoln, États-Unis, 1939), film consacré à la jeunesse du futur Président. Toutefois, établir un lien entre les deux films serait trompeur et risquerait de dévaloriser l’intention de Spielberg. Lincoln est plus proche de certains films de Frank Capra (Monsieur Smith au Sénat/Mr. Smith goes to Washington, États-Unis, 1939 et L'Enjeu/State of the Union, États-Unis, 1948), qui tentent de démasquer les mécanismes de la politique, plutôt qu’au film Vers sa destinée, qui fonde la mythologie du personnage tout en célébrant les vertus américaines. John Ford éclaire d’une lumière nette et sans ombres le visage du jeune Lincoln qui est mythique plus par sa façon d’être que par son devenir. En revanche, Spielberg a une ambition à la fois plus élevée et plus ambiguë. Il joue avec le clair-obscur suivant un Lincoln fortement humanisé, vivant toujours en équilibre instable entre la fatigue, le poids de ses choix, la clarté et la force de sa pensée, l’acceptation de manœuvres obscures, toujours tiraillé entre vie publique et vie privée, jusqu’au prévaloir du noir absolu de la mort.
Le Lincoln de Spielberg est un personnage complexe, comme est complexe le chemin permettant d’obtenir des résultats en politique. Spielberg rend compte de cette complexité, tout en l’asservissant à sa volonté de célébrer Lincoln. De cette ambiguïté, entre film historique et film de propagande, réside la beauté d’une œuvre cinématographique subtile, capable d’émouvoir et de stimuler la réflexion.
Nicoletta Perlo
Docteur en droit public
ATER à l’IEP d’Aix-en-Provence
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