La
censure n’est-elle pas le plus vieux métier du monde ? En effet, si la
censure peut être approchée comme le refus – voire le refuge – de l’autre qui
dérange, chacun abrite en son sein un censeur qui ne s’ignore pas toujours et qui
souvent se porte très bien. S’il est un étendard derrière lequel l’on trouvera
à rallier des majorités c’est bien celui de la condamnation sans appel de la
censure. Que l’on relise Victor Hugo :
« La censure est mon ennemie littéraire.
La censure est mon ennemie politique.
La censure est de droit improbe, malhonnête et déloyale. J’accuse la censure[1]. »
Ou encore dans les Chants du crépuscule :
« […] J’entends aboyer au seuil du drame auguste
La censure à l’haleine immonde, aux ongles noirs,
Cette chienne au front bas qui suit tous les pouvoirs… »
Que l’on relise Gustave Flaubert :
« La censure quelle qu’elle soit me paraît une monstruosité, une chose pire que l’homicide : l’attentat contre la pensée est un crime de lèse-âme. La mort de Socrate pèse encore sur le genre humain[2]. »
La censure touche le cinéma comme elle touche toute œuvre créatrice. D’une manière ou d’une autre, tous les films sont censurés. Parce que les formes de censure sont multiples[3]. Telle l’hydre à plusieurs têtes la censure est, ou peut être, le fait de l’Etat – dans ses actions préventives ou répressives –, des instances locales, de la justice, des Eglises, de l’industrie cinématographique, des circuits financiers, des réalisateurs eux-mêmes. Le réalisateur lui-même, le créateur muselant volontairement ses propos. Est-ce envisageable ? Non seulement ça l’est, mais qui plus ce n’est pas nécessairement signe de mutilation. Il serait bien confortable de n’envisager la censure que sous l’aspect cadavérique de son visage[4]. Certains auteurs dépassent ce manichéisme primaire consistant à ne voir dans la censure que la face sombre du procédé : « Ce serait politiquement correct, intellectuellement confortable : d’un côté, le cinéma officiel, contraint, émasculé ; de l’autre, le cinéma indépendant, spontané, seul digne d’approbation esthétique[5] ».
Alors oui, osons, osons avancer que la censure peut comporter, en quelque sorte, des vertus intrinsèques en ce qu’elle est porteuse d’enrichissement sémantique et moteur de construction narrative. La censure ne sent pas toujours le souffre. Sans doute est-ce aller à rebours de certaines postures intellectuelles que de vouloir porter la défense des bienfaits de la censure : « Si l’on veut que la création soit forte, moderne, il faut la libérer plutôt que l’étouffer. Car quand les œuvres ne seront plus dangereuses pour personne, c’est que la démocratie sera vaincue[6] ». Le dogmatisme de cette opinion peut ne pas convaincre. N’est-ce point partir de prémisses contestables que d’affirmer la valeur d’une œuvre à l’aune de son seul caractère contestataire ou dangereux ? Or la censure peut – n’en déplaise à ses détracteurs – ne pas être mutilation. Ni dans les idées, ni, et encore moins, dans les procédés. Ainsi la censure permet-elle aussi de parler de tout et d’en parler joliment, que la censure soit destinée à contourner les codes de production, ou qu’elle soit discipline propre du réalisateur au soutien de la rigueur de son écriture cinématographique. Pourquoi occulter cette autre dimension de la censure : celle de ses vertus créatrices transformant ainsi « cette chienne au front bas » en muse protectrice ?
Démontrer n’est pas montrer. Billy Wilder a exploré tous les thèmes, y compris les plus sulfureux et les plus étroitement surveillés par la censure américaine de l’époque : adultère, prostitution, homosexualité. The Seven Year Itch[7], The Apartement[8], Some Like It Hot[9], Double Indemnity[10], Sunset Blvd.[11] – sans prétendre à citer l’ensemble de sa filmographie – nous laissent des trésors de dialogues et d’écriture cinématographique sans rien montrer, tout en disant… tout ! Ne serait-ce le format de ce billet, Il serait loisible d’approfondir l’art du contournement chez Wilder. Entre la comédie, medium de l’homosexualité[12], et cette réplique terminale que nous savourons encore – « Nul n’est parfait [13]» –, ou truchement de la prostitution[14], nous appuierons notre propos sur la prétérition au service de l’adultère.
Thème central de The Seven Year Itch – film de toutes les mémoires au moins pour la prestation de Marylin et sa robe s’envolant au souffle d’une bouche de métro new-yorkais – l’adultère nourrit chaque scène. The Seven Year Itch baigne dans l’adultère et son apparente condamnation ; mais la condamnation n’est qu’apparente. Billy Wilder parvient à nous dire que l’adultère est dans la nature des choses, qu’il traverse heureusement les siècles, comme en témoigne la première scène montrant les Indiens de l’époque, assoiffés de chairs extraconjugales – après avoir expédié squaws et autres papooses dans les pirogues des vacances – aux plus chaudes périodes de l’année ; sentiments dont on trouve le pendant dans les années 1950 à Grand Central lors de la transhumance estivale des femmes et enfants de la petite bourgeoisie new-yorkaise. Le code est respecté puisque le héros, Richard Sherman, sympathique éditeur, repousse cette idée en scandant chaque représentation de la tentation d’un très correct et conventionnel « not me ». Le caractère inéluctable de l’adultère ressort de la référence récurrente à l’ouvrage d’un médecin psychiatre que Scherman est sur le point de publier, pour le compte de son employeur, au titre truculent : Le démon de midi chez l’homme d’âge moyen.
Wilder fait feu de tous les procédés littéraires pour condamner en apparence toutes les satisfactions que procure l’adultère dont il parle en réalité abondamment, mais qu’il ne montre jamais. Adultère qu’il évoque dans de savoureux dialogues entre une Marylin qui « ne s’allonge jamais sur le tapis d’un célibataire[15] » et Sherman, « l’homme le plus marié que vous ayez jamais rencontré »; qu’il ne montre jamais, mais qu’il dépeint à travers la métaphore de la musique et du morceau de Piano à quatre mains ; qu’il ne montre jamais, mais dont il explore toutes les variantes[16] avec les créatures les plus fascinantes et propices à transformer un homme, en homme adultère : sa secrétaire, la meilleure amie de sa femme, une infirmière torride, la voisine saisonnière incarnée par l’appétissante Marylin Monroe ; qu’il ne montre jamais, sauf dans le regard des autres ou la propre imagination du héros. Imagination du héros qui conduit ce dernier à souffrir milles tourments pour un crime qu’il n’a pas commis. La boucle est bouclée. L’ensemble des aspects de la chose est analysé sans que la chose soit montrée. Mais le spectateur en ressort éclairé sur toutes ses dimensions, y compris l’avis du cinéaste sur la censure « voir fait penser et penser fait désirer[17] » fait-il dire à son héros, pour conclure par le très éclairant « Il y a des conventions qu’il faut respecter ». Ainsi la censure de l’époque permet-elle une œuvre en poupée russe : le premier niveau de la comédie enferme celui de l’analyse de l’adultère, qui recèle lui-même une critique de la censure. CQFD.
La littérature aussi nous a laissé les mots sans détailler la chose dans le très charmant poème de l’abbé de Latteignant[18]. On ne sait si c’est le mot qui fit trébucher Marie-France Pisier – « que nous aimions tant » –, mais la chose ne se fit pas sans difficulté lorsqu’elle s’avisa de restituer, et le mot, et la chose, devant les caméras de Michel Drucker[19].
Démontrer sans inutiles détours. La censure, sous sa forme autocensure, autorise une certaine maturité de l’écriture en général, dont l’écriture cinématographique. La langue cinématographique se concentre alors sur le propos principal, et l’art du réalisateur consiste ainsi à se priver de scènes qu’il a aimé tourner, mais dont la conservation au montage desservirait l’argument. C’est un des avantages des DVD de pouvoir, grâce aux suppléments, renseigner sur ce point[20]. Tout comme le sont les documents conservés aux Archives Nationales de Paris concernant la censure dramatique au XIXème siècle. A ce propos, Camille Paillet note : « Ces documents sont des supports inespérés et précieux pour le chercheur qui s’intéresse aux arts de la scène. En effet, les directeurs de salles de spectacles – théâtres et cabarets - étaient contraints de déposer au bureau de l’inspection des théâtres une copie de tous les manuscrits des pièces avant leur programmation. Les archives de la censure dramatique sont donc les seules qui détiennent les manuscrits originaux des spectacles dont la plupart ont disparu des archives administratives des théâtres et qui se font rares dans leur version publiée. L’un des aspects les plus passionnants d’une étude sur les mécanismes de la censure réside dans cette ambigüité majeure, celle d’inscrire les traces de son processus d’effacement, (souligné par nous)[21]».
Le cinéma consiste à montrer. Existe-t-il encore aujourd’hui des choses que l’on ne montre pas, où tout de la vie, de l’intime, de la pensée, du pouvoir, de sa conquête, de sa conservation ou de sa perte[22], de la lecture de sa conquête est exploré, détaillé, disséqué le plus souvent sans charme, sans recherche, ni écriture cinématographique[23] ? Existe-t-elle encore cette censure honnie ? Et si elle existe encore ne peut-on dire avec André Gide : « Les lois et les censures compromettent la liberté de pensée bien moins que le fait la peur. Toute divergence d’opinion devient suspecte et seuls quelques très rares esprits ne se forcent pas à penser et juger comme il faut[24] » ?
[1] Correspondances, 1830.
[2] Lettre à Louise Colet, 1852
[3] « L’histoire de la censure au sens contemporain est aussi ancienne que celle de l’opinion et de l’écrit communiqué (…).Censure est devenu l’antonyme de liberté d’opinion et d’expression et l’une des modalités de l’intolérance», Dictionnaire culturel en langue française, le robert, 2005.
[4] Kyrou A., Le surréalisme au cinéma, Le terrain vague, 1963.
[5] Caïra O., Hollywood face à la censure, Discipline industrielle et innovation cinématographique 1915-2004, cnrs editions, coll. Cinéma & audiovisuel, 2005, p. 14.
[6] Bérard H. et Tricoire A., « La censure du cinéma, ça suffit », Libération, 30 décembre 2008 [http://.liberation.fr/culture0102308448-la-censure-du-cinema-]
[7] 7 ans de réflexion,Wilder B.,Etats-Unis, 1955.
[8] La Garçonnière, Wilder B., Etats-Unis, 1960.
[9] Certains l’aiment chaud, Wilder B., Etats-Unis, 1959.
[10] Assurance sur la mort, Wilder B., Etats-Unis, 1944.
[11] Boulevard du Crépuscule,Wilder B., Etats-unis, 1950.
[12] Some Like It Hot.
[13] Réplique provisoire suggérée par M. Diamond et qui devint définitive, in Conversations avec Billy Wilder, C. Crowe, Institut Lumière, Actes Sud, 2004, p.47.
[14] The Apartment.
[15] Parce que c’est trop dangereux.
[16] La scène de l’hôpital est en quelque sorte une évocation de pratiques sadomasochistes.
[17] Ce qui soulève une question philosophique fondamentale : « La fiction pose la question de son lien avec la réalité : peut-elle représenter la vie de manière valable, et peut-elle modifier les comportements ? », Caïra O., op. cit. p. 5.
[18] 1697-1779, «(…) coureur, buveur et poète libertin, ne s’est pas contenté de composer les paroles et la musique de j’ai du bon tabac, cette chanson vouée au répertoire enfantin qui n’est pas si anodine que pourraient le croire les âmes pures. Il est aussi l’auteur d’un très remarquable poème galant : Le Mot et la Chose, tout en nuances coquines que nous sommes heureux de tirer d’une injuste obscurité. Composer, dans un style élégant et racé, six couplets de huit vers qui ne comprennent pas d’autres rimes alternées que les substantifs mot (28 fois) et chose (29 fois) relève de la performance », Claude Cagnière, Pour tout l’or des mots, coll.Bouquins, R. Laffont, 1997.
[19] www.ina.f:divertissement/betisier/media
[20] Tu seras mon fils, Legrand G., France, 2011.
[21] Paillet C., Fabriquer l’oubli et faire trace ; Pantomime d’effeuillage et censure dramatique,http///www.roots-routes.org/2012/01/15/censorshipfabriquer-1%E2%80%99oubli-et-fa…
[22] L’exercice de l’Etat, Schoeller P. , France, 2010.
[23] Kynodontas/Canine, Lanthinos Y., 2009, Grèce ; Baise-moi, Despentes V., France, 2000, et la liste, certes, n’est pas exhaustive.
[24] Gide A., Journal 1939-1949, 18 octobre 1944.
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