A l'image des femmes (et des couples de danseurs) en fil de fer recouverts de papier doré que fabrique Seba dans son joli atelier, les trois personnages féminins (Seba, Fayza et Nelly) de ce premier film de Mohamed Diab sont des objets dans une société machiste. Si le réalisateur a choisi de s'intéresser à ces trois femmes, de divers milieux sociaux, c'est pour mieux attirer notre attention sur leur commune condition en Egypte : elles sont victimes de harcèlement sexuel.
Qu'il s'agisse de Seba, belle épouse d'un médecin aux non moins superbes voitures, prise en étau par une bande de supporters à l'issue d'un match de foot victorieux de l'équipe nationale, subissant attouchements et embrassades, sans une possible intervention du mari. Qu'il s'agisse de Fayza, mère de famille voilée arborant d'amples tenues, exerçant un emploi dans un office notarial. Pour s'y rendre et afin d'économiser l'argent indispensable à la scolarisation de ses deux enfants dans une école privée, elle est contrainte de renoncer à la relative quiétude d'une course en taxi et de grimper dans un bus bondé, où les regards concupiscents et mains baladeuses sont légion. Qu'il s'agisse enfin de Nelly, jeune femme de la bourgeoisie égyptienne, élevée avec des principes progressistes, mais subissant le harcèlement téléphonique de ses correspondants dans le central d'appel où elle officie, en attendant de percer sur les planches d'un spectacle de stand-up.
Par l'entremise de plusieurs artifices du scénario, ces destins parallèles de femmes vont finir par se croiser, rendant la démonstration au profit d'une cause noble un peu fabriquée. Toutefois l'intention de Mohamed Diab demeure louable : quelle est la réaction d'une société face à ce fléau ?
En France, le délit de harcèlement sexuel a été introduit par la loi n° 92-684 du 22 juillet 1992 au sein du Code pénal et par la loi n° 92-1179 du 22 novembre 1992 au sein du Code du travail (alors qu’aux Etats-Unis, les victimes de harcèlement sexuel sont protégées depuis une loi du 2 juillet 1964 : v. Le Monde, 13 juin 2012, p. 12). Le texte a été plusieurs fois modifié par la suite, notamment par la loi n° 2002-73 du 17 janvier 2002, qui en a considérablement élargi la définition. En effet, tandis que l’article 222-33 du Code pénal énonçait à l’origine (puis avec une loi n° 98-468 du 17 juin 1998) que le fait de « harceler autrui dans le but d’obtenir des faveurs de nature sexuelle », de la part « d’une personne abusant de l’autorité que lui confèrent ses fonctions », consiste à « donner des ordres », « proférer des menaces », « imposer des contraintes » ou « exercer des pressions graves », la loi de 2002 se contentait de définir le harcèlement sexuel comme « le fait de harceler autrui dans le but d’obtenir des faveurs de nature sexuelle » (délit puni d’un an d’emprisonnement et de 15 000 euros d’amende).
Cette définition des éléments constitutifs du harcèlement sexuel, par trop floue et imprécise, a été censurée par le Conseil constitutionnel le 4 mai 2012 http://ur1.ca/960b3 (cf le commentaire d’A. Lepage in La semaine juridique, 4 juin 2012, n° 23, 662, p. 1094), à la faveur d'une question prioritaire de constitutionnalité (article 61-1 de la Constitution)
soulevée devant la Cour de cassation dans une affaire où un prévenu avait auparavant été condamné par la cour d’appel de Lyon.
Les juges de la rue de Montpensier, se basant sur le principe de légalité des délits et des peines (art. 8 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen), ont prononcé l’abrogation immédiate du texte. En application du principe de rétroactivité in mitius (rétroactivité des lois pénales plus douces) et conformément aux dispositions de l’alinéa 2 de l’article 112-4 du Code pénal, l'abrogation devait s'appliquer non seulement à toutes les affaires non encore jugées définitivement, mais également concerner les personnes déjà condamnées de façon définitive.
Or une circulaire du Garde des Sceaux du 10 mai 2012 http://bit.ly/LTdM0g, sur le fondement il est vrai de l’article 62 de la Constitution
et de la décision du Conseil constitutionnel, a précisé le contraire : les décisions ne sont pas remises en cause tant en ce qui concerne leur exécution que leur inscription au casier judiciaire. Solution injuste, car, même si l’abrogation résulte non d’une loi (cf l’article 112-4 du Code pénal) mais d’une décision du Conseil constitutionnel (le conseil constitutionnel ne légifère pas…), l’essentiel n’est-il pas que le texte ait été abrogé, donc que les faits pour lesquels des personnes ont été condamnées définitivement ne constituent plus une infraction ?
Quoi qu’il en soit, le but poursuivi par la circulaire du Garde des sceaux était de combler momentanément le « vide juridique » résultant de l’abrogation de l’article 222-33 du Code pénal, en invitant les parquets, notamment, à requalifier les poursuites sur la base des délits de violences volontaires, d’agressions sexuelles ou de harcèlement moral, comme un écho aux propos de l'agent de police lorsque Nelly tente de déposer plainte, après avoir été agressée par un conducteur harceleur. Peu enclin à recevoir la plainte pour harcèlement sexuel, il conseille à Nelly, sa mère et son fiancé de porter plainte pour coups et blessures « où la peine sera plus importante », puis cherche à les dissuader pour « sauver l'honneur de la fiancée » en s'adressant au futur mari, avant que d'arguer de son absence de statut d'officier de police habilité à recueillir une éventuelle déposition, les conduisant à embarquer le chauffeur harceleur dans leur propre voiture jusqu'au commissariat le plus proche, dans une des rares scènes humoristiques du film. Solution transitoire en attendant un texte législatif.
Si le harcèlement sexuel fut consacré dans le code pénal égyptien en 2010, comme nous le précise in fine le film de Mohamed Diab, la France ne connaît pour l'instant - depuis la décision du Conseil constitutionnel abrogeant les dispositions du Code pénal et hormis celles du Code du travail (article 1153-1 et suivants)
qui, réprimant le harcèlement sexuel dans les relations de travail sont, elles, toujours en vigueur - que des propositions de loi, dont celle de Madame Chantal Jouanno
http://www.senat.fr/dossier-legislatif/ppl11-565.html
s’inspirant d’une directive européenne du 5 juillet 2006,
http://eurlex.europa.eu/LexUriServ/LexUriServ.do?uri=OJ:L:2006:204:0023:0036:fr:PDF
et un projet de loi adopté le 13 juin 2012 en conseil des ministres,
http://www.franceinfo.fr/justice/harlecement-sexuel-le-brouillon-de-la-future-loi-643419-2012-06-12
objet de discussions lors de la prochaine session parlementaire (cf également l'étude d'impact du projet de loi : http://bit.ly/MELioC).
Au cinéma, peu de films français ont traité du harcèlement sexuel, à l'exception de Promotion canapé, une comédie légère (ou lourde comme on voudra) de Didier Kaminka, sorti en 1990, donc avant la consécration du harcèlement sexuel dans les textes, et Fair-Play de Lionel Bailliu sorti en 2006, quatre ans après la nouvelle définition du harcèlement, désormais abrogée.
Quel sort humain, social et juridique réserver à ces victimes de harcèlement sexuel, dont le sociologue Michel Bozon relève qu'il s'agit presque essentiellement « d'un harcèlement de genre », le sexisme s'exerçant, dans presque tous les cas de figure, des hommes sur les femmes http://www.franceculture.fr/emission-le-magazine-de-la-redaction-harcelement-sexuel-un-delit-sans-loi-2012-06-08 ?
Les réponses apportées de l'autre côté de la Méditerranée ne diffèrent en rien de celles connues sur le territoire français, oscillant de la peur des victimes au déni des auteurs, du silence à la lâcheté des entourages. En effet, Seba, Fayza et Nelly connaissent, successivement et chacune à leur façon, deux séries de réactions. C'est tout d'abord un sentiment de honte qui les amène à être prostrées. Si Fayza se réfugie auprès de ses enfants pour éviter tout contact physique et sexuel avec son époux, Seba se sentant seule et incomprise fait une fausse couche, tandis que Nelly refuse de s'alimenter et s'enferme dans sa chambre, crayonnant des dessins sur les murs, en guise d'exutoire... La réaction du corps de ces femmes est la première réponse au comportement de leur entourage immédiat. Le mari de Fayza n'a qu'une seule préoccupation une fois de retour à la maison : le devoir conjugal ; l'époux de Seba se sentant humilié, refuse tout à la fois de prendre en considération la douleur de sa femme et de regagner le domicile conjugal ; la future belle-famille de Nelly souhaite le retrait de la plainte, tout comme sa mère professeur de médecine, à la fois par peur du qu'en dira-t-on et d'une éventuelle atteinte à la position sociale des parents.
Quant à la réaction du chef de service de Nelly, il est comparable à celle de nombre d'employeurs ou de collègues en France : les faits sont minimisés et le statut de victime refusé à celle qui prétend subir le harcèlement, comme la plupart des témoignages le révèlent. Et c'est par un sursaut de vie, une solidarité féminine à toute épreuve, la débonnaire perspicacité de l'inspecteur Essam et le soutien de quelques-uns (la fiancé et la mère de Nelly) que chacune réussit à reprendre le contrôle de sa destinée. Seba prodigue des cours d'autodéfense à ses compatriotes victimes des harceleurs, par une démarche psychologique ; Fayza s'arme d'une épingle à cheveux ou d'un canif pour s'attaquer aux attributs masculins s'approchant trop près d'elle ; et Nelly - dont le personnage s'inspire de la première femme à porter plainte pour agression sexuelle en Egypte en 2008 (V. le dossier de presse et le générique de fin de film) et à obtenir la condamnation de l'auteur des faits à trois ans de prison - participe à une émission de télévision et entreprend une action judiciaire contre ce machisme du quotidien. Action judiciaire qui permet tout à la fois à la société de faire comparaître (et condamner le cas échéant malgré la difficulté à réunir les preuves) l'auteur des faits et de reconnaître le statut de victime à la plaignante, comme le rappelle le magistrat Denis Salas. http://www.franceculture.fr/emission-le-magazine-de-la-redaction-harcelement-sexuel-un-delit-sans-loi-2012-06-08
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