Alors que la question de l’immigration est au cœur de l’actualité politique, Aki Kaurismäki surprend le spectateur par l’originalité du regard qu’il porte sur un thème dont le cinéma n’hésite plus à se saisir : de Welcome (de Philippe Lioret, France, 2008), relatant la rencontre entre un jeune réfugié kurde et Simon, maître nageur à la piscine de Calais l’aidant à traverser la Manche à la nage, à Eden à l’ouest (de Costa-Gavras, France, Grèce, 2009) où Elias, immigré clandestin, entreprend un voyage initiatique pour rejoindre Paris, en passant par le Festival Cinéma du réel qui a fait de l’immigration clandestine son thème de l’année 2009 (http://www.telerama.fr/cinema/regards-croises-sur-l-immigration-clandestine,40328.php).
Qu’elle soit régulière ou irrégulière, l’immigration ne cesse de susciter des débats sur la gestion de ses flux, l’identité, la nation, l’intégration, la délinquance (http://insecurite.blog.lemonde.fr/2012/01/11/etrangers-et-delinquance-fausses-evidences-statistiques-vraies-manipulations-politiques/), autant de préoccupations qui apparaissent au travers de l’évolution des textes juridiques, la dernière modification législative étant issue de la loi du 16 juin 2011 relative à l'immigration, à l'intégration et à la nationalité (V. Dossier « Évolutions récentes du droit des étrangers » abordant la pénalisation du droit des étrangers, les controverses sur le délit de solidarité, la nouvelle procédure de rétention administrative ainsi que les politiques criminelles en matière d'immigration irrégulière à l'épreuve du droit de l'Union européenne, AJ Pénal, n°11/2011, p. 492 et s.). La question de l’immigration serait-elle devenue le symbole de la « déraison d’Etat » ? (http ://www.lemonde.fr/idees/article/2012/03/22/immigration-la-deraison-d-etat_1674403_3232.html)
Textes nationaux et européens se multiplient créant le risque d’une insécurité juridique et d’une conciliation parfois chaotique. En témoigne ainsi l’arrêt M. Hassen El Dridi (Cour de justice de l’Union Européenne, 28 avril 2011 : http://curia.europa.eu/juris/document/document.jsf?text=&docid=82038&pageIndex=0&doclang=fr&mode=doc&dir=&occ=first&part=1&cid=1076589) et ses suites (V. Dalloz actualité des 31 mai, 17 juillet, 7 décembre et 15 décembre 2011). Le droit français (art. L. 621-1 du Code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile) est-il conforme à la Directive retour du 16 décembre 2008 lorsqu’il prévoit une peine d’emprisonnement à l’encontre des ressortissants d’Etat tiers en séjour irrégulier pour le seul motif qu’ils demeurent sur le territoire en violation d’un ordre de le quitter ? Après des incertitudes internes, la CJUE, saisie d’une question préjudicielle, a estimé qu’une telle réglementation était en conformité avec le droit de l’Union dans la mesure où elle qualifie le séjour irrégulier de délit assorti de sanctions pénales ou prévoit la détention du ressortissant afin de déterminer le caractère régulier ou non de son séjour. En revanche, tel n’est pas le cas si cette disposition nationale prive d’effet utile la directive en retardant le départ de l’étranger par son emprisonnement au cours de la procédure de retour (CJUE, 6 décembre 2011, M. Achughbabian). A l’impératif d’effectivité du droit communautaire s’ajoute l’exigence du respect des Droits de l’Homme, le droit français étant de plus en plus stigmatisé dans sa mise en œuvre des mesures de rétention administrative et d’éloignement des étrangers, en particulier à l’égard des mineurs. C’est ainsi à l’occasion d’une rétention familiale que la France a été condamnée par la Cour Européenne des droits de l’Homme pour violation de l’art. 3 (interdiction de la torture et des traitements inhumains et dégradants), 5 (droit à la liberté et à la sûreté) et 8 (droit au respect de la vie privée et familiale) de la Convention Européenne des droits de l’Homme (CEDH, Popov du 19 janvier 2012 : http ://cmiskp.echr.coe.int/tkp197/view.asp?item=1&portal=hbkm&action=html&highlight=popov%20%7C%20france&sessionid=89551416&skin=hudoc-fr et pour le communiqué de presse http ://cmiskp.echr.coe.int/tkp197/view.asp?action=open&documentId=898974&portal=hbkm&source=externalbydocnumber&table=F69A27FD8FB86142BF01C1166DEA398649.
Voir également JCPG, n°8, 20 février 2012, 221, La pratique française de rétention des mineurs migrants au ban de la Convention).
Pays d’immigration depuis le XIXème siècle, la France a vu les modalités de celle-ci évoluer. L’origine des immigrants s’est diversifiée, l’immigration de peuplement, notamment familiale, s’est développée. La France est un pays de destination mais comme le rappelle Le Havre, elle est aussi un pays carrefour des migrations et en particulier pour rejoindre le Royaume-Uni. Le film évoque ainsi le démantèlement de la “jungle” de Calais en 2009 (http ://www.lepoint.fr/actualites-societe/2009-09-22/immigration-clandestine-la-jungle-de-calais-demantelee/920/0/379199) qui n’a pas été sans susciter de réactions du côté britannique et de questions quant au rôle de l’Union Européenne (http ://www.courrierinternational.com/revue-de-presse/2009/09/23/la-solidarite-des-europeens-prise-en-defaut et http://www.courrierinternational.com/article/2009/09/23/une-jungle-en-cache-forcement-d-autres).
Mais c’est Le Havre que choisit Aki Kaurismäki comme port de rencontre entre Marcel Marx (André Wilms) et Idrissa (Blondin Miguel). Le premier, cireur de chaussures dont le quotidien est partagé entre son travail, le café, sa femme Arletty (Kati Outinen) et leur chien, croise le chemin d’Idrissa, jeune immigré clandestin originaire d’Afrique noire alors que sa femme se voit diagnostiquer une maladie mystérieuse et a priori incurable. L’on retrouve ainsi, à l’image de la rencontre entre Simon et Bilal à Calais dans Welcome la même trame de départ. D’un côté, Simon vit mal la rupture de son couple – l’aide apportée à Bilal est d’abord vue comme un moyen de reconquérir sa femme, impliquée dans l’aide aux migrants – et de l’autre, Marcel rencontre le jeune Idrissa alors que sa femme est alitée. Ce sont tous deux des hommes confrontés à la solitude au moment de leur engagement pour aider les migrants. Marcel peut cependant s’appuyer sur une solidarité qui fait défaut à Simon, celle de tout un quartier à l’exception du voisin délateur incarné par Jean-Pierre Léaud.
Kaurismäki semble alors jouer avec le temps conférant ainsi au film toute sa singularité. Le temps du film tout d’abord avec l’impression d’un rythme ralenti grâce aux choix musicaux et aux dialogues épurés toujours très posés et d’une politesse à toute épreuve. Le réalisateur fait le choix de l’absurde plutôt que de l’image ou des paroles chocs. Les personnages n’en sont pas moins attachants et le spectateur n’en est que plus marqué par le film. Ainsi, Marcel parvient à rencontrer le grand-père d’Idrissa dans le centre de rétention administrative en balayant les doutes d’un directeur soupçonneux quant à son lien de parenté d’un “je suis l’albinos de la famille” et d’une tirade sur la discrimination dont il serait victime. Le temps dans le film ensuite, Kaurismäki jouant de l’anachronisme entre les faits relatés – le démantèlement de la “jungle” de Calais – et le décor – le commissaire de police Monet incarné par Jean-Pierre Daroussin au volant d’une R16 ou les chansons de Little Bob, surnom de Roberto Piazza, chanteur rock français originaire du Havre (http ://www.littlebob.fr/).
A travers ce Havre hors du temps, Aki Kaurismäki s’interroge sur la solidarité, qui n’est pas toujours là où l’on pourrait l’attendre - ainsi du Commissaire Monet intervenant in extremis et offrant à Idrissa la possibilité d’une traversée vers un ailleurs londonien -, l’identité que l’exil peut forcer à abandonner - comme celle de Chang (Quoc Dung Nguyen) -, la pauvreté, autant de questions qu’abordait déjà le réalisateur dans ses précédents longs métrages – Au loin s’en vont les nuages (Finlande, 1996), L’homme sans passé (Allemagne, Finlande, 2002), Les lumières du Faubourg (Allemagne, Finlande, France, 2006).
Calliope
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