Tout comme Paul Nizan (Les chiens de garde paru en 1932 aux éditions Rieder), qui dénonçait la pensée idéaliste et coupée des réalités sociales de certains philosophes de son temps, Serge Halimi, Yannick Kergoat et Gilles Balbastre entendent révéler la conscience de classe, la pensée unique animant les acteurs des médias français et les liaisons dangereuses qu’ils entretiennent avec leurs employeurs issus du monde industriel (Bouygues, Dassault, Lagardère, Bolloré, Pinault etc…) et qui déterminent leur servilité.
Le titre Les nouveaux chiens de garde, du documentaire de Yannick Kergoat et Gilles Balbastre, est inspiré du pamphlet éponyme du co-scénariste et directeur du Monde diplomatique Serge Halimi, publié en 1997 aux éditions Liber-Raisons d’agir, maison d’édition fondée en 1996 par le sociologue Pierre Bourdieu, appellation elle-même suggérée par l’essai du philosophe français Paul Nizan. Ce jeu de poupées russes composées de critiques, journalistes et chercheurs de gauche se substitue à celui des journalistes et d’experts acquis à la cause libérale omniprésents dans les médias dominants que les auteurs du film dénoncent avec succès et ironie.
Avec une musique originale de Fred Pallem rappelant celles des séries britanniques comme La panthère rose ou Chapeaux melons et bottes de cuir (1961-69, en anglais The Avengers, c’est-à-dire Les vengeurs) et un générique représentant une main tendant un sucre à un chien, le ton est donné. Le film mêle extraits d’émissions télévisées et radiophoniques, d’entretiens avec des chercheurs et des dessins animés. Tour à tour perfide, amusant, ironique et fort bien documenté, le film utilise divers procédés que les réalisateurs eux-mêmes dénoncent chez leurs ennemis. Ainsi ne donnent-ils la parole qu’à leurs alliés, sociologues, politistes ou économistes du CNRS, de l’Université ou encore du site critique des médias ACRIMED (créée en 1996 par des proches de Pierre Bourdieu et d’ATTAC). Lorsqu’ils utilisent des archives de l’INA faisant s’exprimer les élites journalistiques de la radio, de la presse ou de la télévision, ce n’est que pour mieux les épingler ou les ridiculiser. Ce que certains et certaines méritent bien par ailleurs ! Comme l’expert en économie Michel Godet, invité dans les médias régulièrement depuis les années 1980, et qui n’a eu de cesse d’accuser les Français de paresse là où lui-même facture son discours répétitif et sans nuances dix fois le SMIC ! Ou encore la journaliste Anne Sinclair qui, dans les années 1980-90, qualifie en riant « d’antique, ou de soviétique » l’attitude du gouvernement d’Alain Peyrefitte, ministre de l’Information dans les années 1960, qui contrôlait de près les médias français. Il est vrai qu’à l’époque de son émission « 7 sur 7 » (1981-97), tout contrôle direct avait disparu, mais restaient l’autocensure des journalistes et l’adhésion totale de la majorité d’entre eux à la toute puissante autorégulation des marchés, dogme qu’Alain Minc, autre expert multi-casquettes (président du conseil de surveillance du Monde en 1994, ancien trésorier du Club « Le Siècle », condamné le 28 novembre 2001 par le Tribunal de Grande instance de Paris pour plagiat et contrefaçon pour son ouvrage intitulé Spinoza, un roman juif, publié chez Gallimard en 1999, dont le tribunal a considéré qu’il était une contrefaçon partielle du livre du philosophe Patrick Rödel, Spinoza, le masque de la sagesse, publié par les éditions Climats en 1997) défendit au moins jusqu’en 2008 sur Direct 8, chaîne de TV de son ami Vincent Bolloré, lui-même ami de leur ami commun Nicolas Sarkozy.
Si les documentaristes ne donnent la parole qu’à leurs alliés, au moins ont-ils l’excuse de ne jamais être invités à s’exprimer dans les médias traditionnels et aux heures de grande écoute. Où la critique peut-elle donc se faire alors entendre ? L’émission de décryptage des médias Arrêt sur images de Daniel Scheidermann (France 5, 1995-2007), qui n’allait pas aussi loin que ce documentaire, a été supprimée et a migré sur Internet en 2007 ; qui la regarde encore ? La critique ne peut donc justement exister qu’en dehors des médias traditionnels, c’est-à-dire dans des documentaires indépendants financés par des producteurs audacieux, tels que Jacques Kirsner, le producteur des Nouveaux chiens de garde, ou Pierre Carles (Trilogie de Pierre Carles : Pas vu pas pris (1998), abordant le fonctionnement des grandes chaînes de télévision française et en particulier de Canal +, film commandé par Canal + puis censuré par la chaîne ; Enfin pris ? (2002) tente de démontrer ce que Pierre Bourdieu dénonçait dans son livre Sur la télévision (Liber-Raisons d’agir, 1996), à savoir l’impossibilité de critiquer la télévision à la télévision. Il fustige d’ailleurs dans ce documentaire l’émission Arrêt sur images de Daniel Schneidermann ; Fin de concession (2010), projeté en avant-première au Festival du film de La Rochelle en 2010, traite du renouvellement systématique par le CSA de la concession de la première chaîne de télévision française à TF1/Bouygues). Mais il faut aussi trouver des circuits de distribution qui acceptent des sujets politiquement controversés et critiques des normes sociales pour que ces films rencontrent un public ; ainsi, le documentaire de Y. Kergoat et de G. Ballastre est-il distribué par Epicentre Films (Mourir comme un homme, 2010, Un ano sin amor, 2006). De plus, ces films ont souvent du mal à être diffusés pendant plusieurs semaines. L’édition peut également jouer un rôle car les formats télévisuels sont soit trop courts soit trop contraignants et le travail d’investigation approfondi ne peut plus guère se faire qu’ainsi, comme par exemple les enquêtes de Pierre Péan et Christophe Nick sur TF1 (Péan Pierre et Nick Christopher, TF1 – Un pouvoir, Fayard, 1997) ou du même Pierre Péan avec Philippe Cohen cette fois sur le journal Le Monde (Péan Pierre et Cohen Philippe, La face cachée du Monde : du contre-pouvoir aux abus de pouvoir, Editions Mille et une nuits, Paris, 2003). L'Internet peut-il être une solution ? Peut-être mais à condition que l’information soit relayée par les médias traditionnels ou par les sites bénéficiant d’une grande consultation. Sans cela, pour l’instant, La Toile peut être une énorme caisse de résonnance mais également un gigantesque trou noir !
Bien sûr on pourrait aussi reprocher aux réalisateurs leurs citations tronquées et hors contexte, l’abus de la citation en boucle qui met en exergue une idiotie proférée par un pape ou une papesse du PAF. Au moins ont-ils le mérite de faire entendre un autre son de cloche qui manque cruellement dans nos médias français si peu pluralistes, si peu indépendants et si peu objectifs. En effet, contrairement à ce qu’affirme le journaliste Alain Duhamel dans le film, ce n’est pas parce que les stations radiophoniques, les chaînes de télévision se sont multipliées que les discours varient : David Pujadas, le présentateur-vedette du journal de 20h de France 2 dénonçant lui-même « le panurgisme » dans un article paru en 2011 dans le magazine Médias (Pujadas David, « Ma vie dans les médias », Médias, n°31, Paris, Hiver 2011, p. 20-29). A l’heure de la constitution de groupes de communication « pluri-médias » (V. Jean-Marie Charon, « Stratégies pluri-médias des groupes de presse », Les Cahiers du journalisme, n°20, automne 2009, p.64-82), dont le groupe Lagardère est un bon exemple en France, il serait naïf de croire à une indépendance des journalistes vis-à-vis de leurs employeurs ; certain-e-s semblent même avoir complètement abandonné toute notion de fidélité à des idées, leur engagement n’étant plus qu’un engagement contractuel et financier à tel ou tel média, puisqu’ils (elles) passent indifféremment d’un employeur de gauche à un employeur de droite, comme le montre bien la séquence parodique du film qui assimile ces changements de postes à un mercato médiatique. Quant à l’objectivité, qui est une notion délicate, il serait au moins honnête de ne pas avancer masqués et cesser de faire croire à une prétendue neutralité des médias et des journalistes.
Brigitte Bastiat
Docteure en Sciences de l’information et de la communication, Université de La Rochelle
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