Film d’autant plus exceptionnel qu’il traite de la vie politique, ce qui n’est guère habituel dans le cinéma français. Parmi les films documentaires sur la vie politique contemporaine (celle de la Vème République), citons entre autres Une partie de campagne (R. Depardon, 1974), montrant Valéry Giscard d’Estaing durant la campagne présidentielle de 74 ; Chirac (R. Rotman, 2006), retraçant la carrière politique de Jacques Chirac ; et Le Président (Y. Jeuland, 2010), film sur le Président du Conseil Régional de Languedoc-Roussillon, et auparavant maire de Montpellier, G. Frêche. Ce n’est que depuis récemment que les fictions sur la vie politique française semblent éclore : que l’on songe - hormis L’Exercice de l’Etat - à La conquête (X. Durringer, 2011) ou à Pater (A. Cavalier, 2011). Il y avait bien eu auparavant Le Bon plaisir (Francis Girod, 1984) ou Le promeneur du champ de mars (R. Guédigian, 2004), mais ces films ne mettaient pas en scène l’exercice de la vie politique, ne montraient pas l’ordinaire des hommes d’Etat…
Que de thèmes brassés dans L’exercice de l’Etat dont la première scène, qui plante le décor et donne le ton de cette formidable mise en scène, nous montre le ministre faisant un rêve érotique dans lequel une femme, nue, accompagnée d’hommes en cagoule tout de noir vêtus, se fait dévorer tout cru par un alligator dans les salons dorés de la République. Nous n’assistons pas au festin dans son intégralité, car le téléphone retentit : le ministre des Transports, de par ses fonctions, doit immédiatement se rendre sur les lieux d’un accident d’autocar ayant provoqué la mort d’enfants. Que de thèmes brassés par le réalisateur dans ce film (V. http://www.franceculture.fr/emission-projection-privee-projection-privee-pierre-schoeller-2011-10-29 ), mais un fil conducteur : L’Etat n’a plus le pouvoir, il ne lui reste que des lambeaux, illustrant le passage « du gouvernement par les lois à la gouvernance par les chiffres » (Alain Supiot, L’esprit de Philadelphie, la justice sociale face au marché total, Seuil, p. 77). D’où le titre du film d’ailleurs, qui n’est pas L’exercice du pouvoir…
Ambition
L’exercice de l’Etat montre à merveille l’homme politique ambitieux, prêt à remettre en cause ses convictions (si tant est qu’il en ait, ce qui est le cas au départ de Bertrand Saint-Jean opposé à la privatisation des gares), pour obtenir un meilleur portefeuille ministériel, en l’occurrence le ministère de l’Emploi et de la solidarité, Bertrand Saint-Jean reflétant, à certains égards, le ministre-type de la Vème République (V. A. François et E. Grossman, « Qui sont les ministres de la Ve République ? », La Vie des idées, 31 janvier 2012 http://www.laviedesidees.fr/Qui-sont-les-ministres-de-la-Ve.html). Peu importe finalement ce qu’il fait (ou pense) au temps présent, d’ailleurs le ministre brasse du vent pour l’essentiel. Ce qui compte, c’est la suite de sa carrière : un ministère plus prestigieux et/ou un mandat local lui permettant d’envisager sereinement la suite ; il s’agit d’une ambition disproportionnée, vaine, par rapport à ce qui sera finalement obtenu (V. J. Ellul, L’illusion politique, La Table ronde, 2004, coll. La Petite vermillon, spéc. pp. 197-198).
Communication
C’est peu dire que la communication est omniprésente, qu’elle vient combler un vide sidéral, masquant la réalité : les ministres, et plus généralement l’Etat, n’ont quasiment plus de pouvoir. Il faut donc communiquer pour montrer qu’on existe, qu’on est bien là ! (V. J. Ellul, Propagandes, Economica, 1990, coll. Classiques des sciences sociales, p. 157). Si des enfants décèdent dans un accident d’autocar, il faut aller sur les lieux du drame, se recueillir dans le froid devant les petits cadavres, se coltiner les mères en pleurs, apporter un soutien aux professionnels s’affairant sur place (secours, médecins, police…), le tout devant les caméras, en faisant bien attention de ne pas se tromper de couleur de cravate… Pour éviter tout impair en la matière, le mieux est d’être accompagné d’une conseillère en communication (Pauline) - interprétée par une formidable Zabou Breitman - dévouée corps et âme à son ministre, qui lui souffle les mots qu’il lui faudra prononcer et le réconforte en cas de coups durs (venant le plus souvent de son propre camp).
Infantilisation
Outre sa conseillère en communication, l’homme d’Etat est entouré de conseillers en tous genre - conseillers politiques et techniques -, spécialistes chacun dans un domaine, chargés d’assister le ministre et de le décharger des tâches subalternes. Le ministre, comme un enfant, est totalement pris en charge, ses collaborateurs s’occupant de tout, à la fois de son agenda, de ses discours, de sa ligne politique, mais aussi de sa vie personnelle… Ce trait - l’infantilisation du politique - fut déjà observé dans le documentaire consacré à Georges Frêche, Le Président. Une autre manifestation de l’infantilisation est que les ministres, songeant en permanence à leur plan de carrière, semblent être de grands enfants se disputant les postes comme des jouets… Une scène importante du film - autre trouvaille géniale du metteur en scène - montre le ministre aux toilettes (sur son pot, trône), recevant un texto du secrétariat général de l’Elysée l’informant qu’il a été choisi pour devenir le nouveau ministre de l’Emploi et de la solidarité : Tout en expédiant les affaires courantes, le ministre devient ainsi un nouveau ministre et, comme un enfant, nous dévoile son impatience : « impossible d’attendre cinq minutes : c’est maintenant, tout de suite que je veux mon poste, jouet… ». Scène qui n’est pas sans évoquer cette phrase célèbre d’Edouard Herriot : « La politique, c’est comme l’andouillette : ça doit sentir la merde mais pas trop ».
Privatisation
Il est question dans le film du projet de privatisation des gares : dossier explosif pour le ministre des Transports. Dans un premier temps, Bertrand Saint-Jean, sous l’influence de Gilles, son directeur de cabinet, est fermement opposé au projet et sera d’ailleurs en conflit avec une partie de ses amis politiques. Voyant que la réforme est inéluctable, il finit par s’en remettre au bon vouloir du Président de la République et du Premier Ministre, et se consolera avec l’obtention du ministère de l’Emploi et de la solidarité. Mais ce ne sont pas seulement les services publics qui sont privatisés : c’est la vie politique elle-même et ses acteurs, lesquels préfèrent aller « pantoufler dans le privé », là où sont le pouvoir et l’argent, à l’instar du directeur de cabinet Woessner (extraordinaire Didier Bezace) ( V. B. Bouzidi, R. Gary-Bobo, Th. Kamionka et A. Prieto, « Le pantouflage des « énarques » : une première analyse statistique », 3 janvier 2011, http://ces.univ-paris1.fr/membre/Gary-Bobo/Enarques4bis.pdf ). Les grands commis de l’Etat, ceux qui consacraient toute leur carrière à la chose publique, sont une espèce en voie d’extinction. Dans le film, c’est Gilles qui incarne ce dinosaure, connaissant par cœur le discours de Malraux lors de la panthéonisation de Jean Moulin, et finalement abandonné comme une vieille chaussette, car il faut du « sang neuf »…
Et le César pour le meilleur film est attribué à...
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