Rituel annuel nous permettant de retrouver à l’automne ou en hiver les analyses cinématographico-biographico-littéraires d’Alain Bergala, maître de conférences en cinéma à l’Université Paris III, chargé de cours à la FEMIS, critique, réalisateur et ancien rédacteur en chef des Cahiers du cinéma que nous avions accueilli lors des IIIèmes rencontres Droit et cinéma : regards croisés consacrées à « L’enfant, le droit et le cinéma » en 2010 :
http://droit-gestion.univ-larochelle.fr/Colloque-Droit-et-Cinema-Regards,256.html
Après « Les films testaments », « La jeune fille au cinéma » ou « L’enfance au cinéma », Alain Bergala et Edith Périn, responsable cinéma à La Coursive, ont profité de la sortie de L’Apollonide, Souvenirs de la maison close de Bertrand Bonello (France, 2011) pour nous entretenir de la figure de la prostituée.
Tout au long du XXème siècle nombre de cinéastes se sont essayés au genre après que les romanciers (Balzac, Dostoïevski, Flaubert, Zola…), les nouvellistes (Maupassant), les poètes (Baudelaire, Hugo, Rimbaud) et les peintres (Courbet, Toulouse-Lautrec) de la fin du XIXème siècle ont promené leurs plumes et pinceaux dans ces lieux dits de plaisir. Cette visite cinématographique des maisons closes nous a conduits de La Maison Tellier de Max Ophuls (extrait du Plaisir, France, 1952) à La Viaccia de Mauro Bolognini (Italie, 1961) en passant par Vivre sa vie de Jean-Luc Godard (France, 1962), L’Apollonide, souvenirs de la maison close de Bertrand Bonello et Les femmes de la nuit/ Toru no onnatachi de Kenji Mizoguchi (Japon, 1948).
Du muet - Nana de Renoir (France, 1926) ou Journal d’une fille perdue de Pabst (Allemagne, 1929) - au XXIème siècle, le cinéma a fait sien ce corps féminin livré à la concupiscence masculine, certaines cinématographies nationales s'y consacrant (comme le pan-pan mono, genre national nippon d’après-guerre). Point de mythologie dans les films projetés, pas de prostituée au grand cœur comme dans les films américains - Autant en emporte le vent/ Gone With the Wind de Victor Fleming (E.-U., 1939), Irma la douce de Billy Wilder (E.-U., 1963) ou Pretty Woman de Garry Marshall (E.-U., 1990) -, ou de personnage pittoresque à la gouaille généreuse comme dans les films français d’après-guerre - Dédée d’Anvers d’Yves Allégret (France, 1948) ou Casque d’or de Jacques Becker (France, 1952) -, mais une analyse politique : la sexualité tarifée comme métaphore du capitalisme, à travers les figures des clients/ possédants et des prostituées/ opprimées. Habituée des salles obscures la prostituée évolue dans un microcosme éloigné de la vie sociale et pourtant révélateur des dysfonctionnements sociaux.
Ainsi Mizoguchi nous révéle la crise économique et morale du Japon d’après-guerre – incarnée par des hommes voleur, menteur, cynique ou dealer - où des jeunes filles sont vendues par leur famille pour apprendre le métier de geisha, ou de prostituée si leurs aptitudes aux arts est moindre, tout en étant soumises toute leur vie à un système de dettes à racheter, sans possibilité de quitter le lieu, contrairement aux Fleurs de Shangaï/ Hai shang hua d’Hou Hsiao Hsien (Chine, 1998). Quant à Bertrand Bonello, il évoque - bien avant la loi Marthe Richard du 13 avril 1946 tendant à la fermeture des maisons de tolérance et au renforcement de la lutte contre le proxénétisme - la dégradation du système des maisons de tolérance et des prostituées victimes de clients (violences, syphilis). (http://www.lemonde.fr/old-societe/article/2006/04/13/il-y-a-soixante-ans-la-france-fermait-ses-maisons-closes_761129_3226.html)
Pour autant les figures imposées de la prostitution ne sont pas absentes des films étudiés. De la tenancière de maison close, partagée entre l’attitude maternelle de Madame Tellier ou de la patronne de La Viaccia, et la rentabilité de la petite entreprise L’Apollonide à laquelle Marie-France (excellente Noémie Lvovsky) doit faire face, en passant par la prostituée occasionnelle - Vivre sa vie - ou soumise à un souteneur. Des corps féminins s’exposent sous des habits plus ou moins rutilants, des maquillages, des porte-cigarettes dans des salons cossus destinés à accueillir les bourgeois. Des filles - la prostitution masculine n’étant qu’à peine évoquée au détour d’une conversation, peu de films s’y référant à l’exception de Macadam Cowboy/ Midnight Cowboy de John Schlesinger (E.-U., 1969), American Gigolo de Paul Schrader (E.-U., 1980), My Own Private Idaho de Gus Van Sant (E.-U., 1991) ou J’embrasse pas d’André Téchiné (France, 1991) - oscillant entre solidarité féminine dans les maisons et individualisme de la prostitution parisienne du XXIème siècle sur les boulevards périphériques dans L’Apollonide au risque du délit de racolage passif
http://www.legifrance.gouv.fr/affichCodeArticle.do?cidTexte=LEGITEXT000006070719&idArticle=LEGIARTI000006417875&dateTexte=20110830, voire de l’extrême violence dont elles sont capables entre elles dans Les femmes de la nuit. Des hommes à la recherche d’un peu de chaleur humaine (le vieux client de La Viaccia) ou de détente extraconjugale (La Maison Tellier) et leur typologie de filles rousse, brune, blonde, juive, boulotte, mais partout traités comme des personnages secondaires, la plupart sans identité, car dotés de fantasmes convenus comme s’amuse à les exposer Buňuel dans Belle de jour (France/ Italie, 1966). Seules exceptions : la scène du rêve de la bague, des larmes et de la blessure occasionnée par le client masqué, scène puzzle de L’Apollonide, et l’exposition de la femme qui rit dans un salon XVIIIème où sa monstruosité devient une valeur dans les jeux sexuels en partie ordonnancés par des femmes, comme un écho à La Vénus noire d’Abdellatif Kechiche (France, 2009). Des lieux clos découpés en différentes zones - un rez-de-chaussée dédié aux commerces, un premier étage de chambres livré au stupre et des étages supérieurs réservés aux femmes domestiquées - évoquant l’usage architectural des temples maçonniques (V. « Willian Pesson, architecte et conseiller de Bertrand Bonello sur L’Apollonide : La maison close est un lieu de l’esprit », Libération 21 septembre 2011, p. III) ou des lieux de culte (V. Dominique Jarassé, Synagogues. Une architecture de l’identité juive, Adam Biro, 2001) dans une verticalité toute cinématographique dont la caméra de Max Ophuls nous enchante tout en maintenant l’extranéité du spectateur : « la caméra se bornant à serpenter autour de ses fenêtres, (…) comme un lierre naturel » pour Jacques Lourcelles, Le Dictionnaire du cinéma. Les films (Bouquins, 2001).
Comment filmer l’activité professionnelle de la prostituée ? En filmant son visage ! La caméra amoureuse de Jean-Luc Godard cadre le visage à la Louise Brooks d’Anna Karina, tout à la fois hommage aux cinémas muet et nordique dont est originaire l’actrice-épouse. En décomposant l’écran en quatre écrans de contrôle de l’activité de la maison (une chambre occupée du 1er étage, le salon-boudoir au rez-de-chaussée…), la caméra de Bertrand Bonello devient observatrice distanciée sans jamais devenir intrusive ou voyeuse. Les maisons closes apparaissent dès lors comme des espaces théâtralisés/ plateaux de cinéma, dans lesquels les prostituées/ actrices évoluent au gré des fantasmes masculins/ scenarii révélant par un effet de mise en abyme l’art de la mise en scène des grands réalisateurs/ proxénètes.
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