La princesse de Montpensier, encore sur les écrans, révèle l'appétence de Bertrand Tavernier pour les reconstitutions historiques, comme le révélèrent Que la fête commence (France, 1974) ou La vie et rien d'autre (France, 1988). C'est aussi le cas du juge et l’assassin (France, 1976), qui en traitant d’un tueur en série, réussit à évoquer plus largement la justice pénale et l’état de la société française de la fin du XIXème siècle autour de ses débats religion / laïcité, antisémistisme / partisans du capitaine Dreyfus. En effet, comme le relevait Jean-Claude Raspiengas dans son ouvrage : Bertrand Tavernier, Flammarion, 2001, p. 189 "pour Bertrand Tavernier, ce fait divers concentre tous les antagonismes du siècle dernier qui opposent justice et pouvoir, justice et folie, erreur judiciaire et expertise aliéniste, justice populaire et secret de l'instruction, cléricaux et anticléricaux, blancs et rouges, conservateurs et révolutionnaires. Révélatrice des conflits de classe, l'affaire Vacher pose la question de la légitimité de la peine de mort, question qui divise la société française à la fin des années 70".
Les questions qu’il soulève sont, sous bien des aspects, toujours d'actualité : la responsabilité pénale des personnes atteintes d’un trouble mental (peut-on condamner un fou ?) ; le sort judiciaire réservé aux pédophiles (bien que le mot ne soit jamais employé dans le film) ; les conditions de détention des criminels ; le rôle de la presse et le secret (non préservé) de l’instruction ; les crimes sexuels commis par les prêtres de l’Eglise catholique (l’accusé prétendant avoir été victime - à l’âge de seize ans - d’un viol commis par un prêtre mariste) … Au-delà de ces points particuliers, ce film pose des questions fondamentales concernant la repentance, la légitimité de l’acte de juger, le juste châtiment …
Joseph Bouvier, qu’interprète magnifiquement Michel Galabru, tente de tuer une jeune femme, Louise, parce que celle-ci ne veut pas l’épouser. Après avoir tiré trois coups de feu en sa direction, il retourne l’arme contre lui, mais son suicide échoue. Si la justice ne le condamne pas pour ces faits, il est interné dans deux asiles avant d’être libéré au bout d’une année, prétendument guéri. Il s’ensuit un vagabondage meurtrier, retracé par d’amples mouvements de caméra pour la première fois en France en panavision anamorphique, avec du 35 mm (ou format Scope), qui le mène des montagnes enneigées aux travaux agrestes : Bouvier / Galabru crapahute sous la pluie, le soleil, dans la neige, son sac autour du corps, son accordéon sur le dos, protégé par son parapluie/ombrelle. Ces séquences "les passages Bouvier" servent depuis d'appellation générique à toutes les scènes d'errance de Bertrand Tavernier (V. J.-C. Raspiengas, p. 200).
Lors de ce tour de France sanglant, Bouvier commet pas moins d’une douzaine de crimes particulièrement horribles sur des jeunes filles et garçons. Le mode opératoire et les victimes (bergers et bergères) étant à chaque fois identiques, le juge d’instruction Rousseau - qu'interprète Philippe Noiret tout en élégance vestimentaire dissimulant sa personnalité d'arriviste peu scrupuleux aux côtés de sa confidente de mère - a tôt fait d’établir un lien entre tous ces assassinats et de conclure qu’il s’agit d’un seul et même auteur, lequel sera finalement arrêté.
Au stade initial de l’instruction, Bouvier, qui se prétend « anarchiste de Dieu » (il clame haut et fort son soutien à Ravachol, anarchiste condamné et exécuté en 1892) et avoue une dévotion pour la Vierge, n’entend pas avouer ses crimes. Mais il est piégé au cours d’un interrogatoire dans le cabinet du juge Rousseau qui, fort habilement, et dans une scène mémorable, parvient à ce que Bouvier établisse sur une carte de France les lieux de ses pérégrinations, décalque parfait des lieux où furent retrouvées les victimes du tueur en série. Les crimes ayant été commis depuis 1893 et l’instruction débutée en 1896, l’interrogatoire ne se déroule pas en présence d’un avocat, même si la loi Constans du 8 décembre 1897 imposant sa présence au cours de la phase d’instruction est évoquée dans une scène par le juge d’instruction qui informe l’accusé de ses nouveaux droits.
La phase d’instruction empruntait donc à l’époque, et depuis le Code d’instruction criminelle de 1808, en tous points aux caractéristiques de la procédure inquisitoire : une procédure écrite, secrète et non contradictoire, dans laquelle le juge d’instruction s’efforçait d’établir la vérité judiciaire et la responsabilité pénale de l’accusé par l’aveu de ce dernier (d’où le privilège du spectateur de pouvoir suivre les interrogatoires, comme celui d’assister au huis clos judiciaire par le truchement de la caméra : V. A. de Luget et M. Flores-Lonjou Dir, Le huis clos judiciaire au cinéma, Actes des Ières rencontres Droit et cinéma : regards croisés, Geste éd., 2010). Les déclarations de Bouvier seront ensuite recueillies par écrit, moyennant un marchandage et un accord entre les deux protagonistes, Bouvier voulant que sa lettre d’aveu et son portrait soient publiés dans la presse …
Tandis que le début du film nous révèle un Bouvier antipathique, monstrueux même, qui n’inspire guère l’indulgence, et un juge d’instruction intègre, compétent et impartial, une inversion s’opère à la fin ou, tout au moins, le juge Rousseau dévoile ses propres failles et errements professionnels (dans sa quête d'une médiatisation et d'une décoration à tout prix) et personnels (ses relations de quasi couple avec sa mère et de domination avec sa maîtresse Rose / Isabelle Huppert), apparaissant comme le représentant d’une société violente et injuste. Bouvier réclame d’être soigné et non jugé ; il invoque l’irresponsabilité pénale pour cause de démence, mais elle ne lui sera pas accordée. Le juge Rousseau conteste en effet le rôle que pourraient jouer les experts médicaux concluant à la démence de l’accusé, en les qualifiant de « savants enjuivés ». A la fin du film, alors que Bouvier a été exécuté (l’exécution tout comme le procès n'est pas montrée à l’écran), le juge Rousseau participe à une réunion publique de l’Action française, au cours de laquelle il est traité d’assassin par la foule venant perturber la réunion, parce qu’il a fait condamner un fou. Peu de temps avant, l’on apprend qu’il soutient la cause des antidreyfusards : Dreyfus fut condamné le 22 décembre 1894.
D’un côté donc, un Monstre animal qui veut être soigné et réclame d’être traité avec humanité ; de l’autre une Justice des hommes inhumaine qui préfère éliminer (physiquement) les criminels. Outre la relation juge / accusé, le film montre aussi les rapports entre le juge et le procureur de la République Villedieu, un royaliste maurassien de retour forcé de Cochinchine, entouré de son boy, de son gramophone et de ses souvenirs dans un appartement colonial. Le procureur, interprété par Jean-Claude Brialy dans l'un de ses meilleurs rôles, tient une place secondaire dans le film (jusqu’à son suicide pour des causes indépendantes de l’affaire Bouvier), ne paraissant s’intéresser à l’instruction que de façon lointaine quoique lucide dans son analyse de la justice de classes de cette fin du XIXème siècle quand il rappelle au juge Rousseau que Bouvier est un assassin tout désigné : "C'est un pauvre, il n'a aucune chance". Cette relation procureur / juge d'instruction ne coïncide pas exactement avec la situation qui prévalait jusqu’en 1958, où le procureur était censé contrôler la bonne marche de l’instruction, le juge d’instruction, en tant qu’officier de police judiciaire, étant placé sous sa surveillance (sur ces rapports, voir également le film Les âmes grises de Y. Angelo adapté du roman éponyme de Ph. Claudel) ; Bertrand Tavernier choisit de la narrer sous l'angle du rapport de classes : bourgeois (le juge Rousseau) / aristocrate (le procureur Villedieu).
Bertrand Tavernier directeur d'acteurs hors pair ? S'il retrouve pour la troisième fois Philippe Noiret, il révèle l'ampleur jusqu'alors méconnue du jeu de Michel Galabru - signant ses missives d'un "ton assassin éternellement reconnaissant" - et réunit pour la première fois un duo jouant une partition accordée / désaccordée composée par et pour Philippe Noiret et Isabelle Huppert, avant que de les réunir à nouveau dans Coup de torchon (France, 1981).
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