A
l'instar de l'hélicoptère de l'armée française - survolant la plantation avant
le départ du contingent et recommandant aux français de quitter le pays - qui
par ses hélices soulève la poussière, brouille la vue, escamote la vision,
Claire Denis déconstruit devant nos yeux son récit, comme un puzzle dont on
éparpille les pièces : puzzle de l'homme blanc en terre d'Afrique. Toutes nos
représentations récentes de ce continent s'y trouvent mêlées, et nous en
reconstituons peu à peu le thème général et les détails particuliers, à l'image
des derniers
évènements que Maria (interprétée par Isabelle Huppert) se
remémore lors de son trajet en bus. Si peu d'indications nous sont fournies par
la réalisatrice, c'est avant tout un concentré d'Afrique contemporaine que nous
livre Claire Denis, familière de ce continent où elle a vécu une partie de son
enfance et thème de son premier film (Chocolat, 1988). Une
réflexion qui prend forme sous nos yeux de spectateurs intrigués par un corps à corps caméra / Maria
(Isabelle Huppert), une économie de paroles mais une profusion de
sons et des adultes en perdition face à des enfants soldats.
Ce
relatif silence verbal est corroboré par l'impossible détermination de la
langue du pays filmé : s'agit-il d'un pays francophone ou anglophone ? En
effet, si le français est la langue utilisée, un dialecte à base d'anglais sert
néanmoins de locution entre les habitants noirs.
Au final
ce n'est pas un film silencieux, mais bien une fiction de bruit, de fureur, de
chaos, de frénésie quasiment documentaire sur la violence meurtrière de
l'Afrique à laquelle nous convie Claire Denis.
Tout
autour, les êtres humains vont réagir suivant leurs intérêts immédiats. La
plupart des adultes - à l'exception de Maria, déterminée coûte que coûte à
mener à son terme la récolte entamée - vivent dans la terreur au fur et à
mesure des évènements : les ouvriers agricoles abandonnent la cueillette du
café, après l'annonce du départ de l'armée française, obligeant Maria à
recruter de nouveaux récoltants moyennant paiement d'avance, gîte et couvert ; la compagne d'André (mari
de Maria) comme les salariés permanents quittent
précipitamment la plantation Vial ; les commerçants sont cadenassés derrière
leurs boutiques ; le maire est protégé par sa milice, en attendant de pouvoir
mettre la main sur son dû : la plantation de café. Quant aux enfants, ils
deviennent des proies faciles pour l'armée des rebelles, comme dans de nombreux
conflits inter-étatiques de par le monde. Estimés, en 2006, à 250 000 dont 100 000 en
Afrique et 20 à 30 000 dans la seule République Démocratique du Congo par les Nations Unies, ces
enfants soldats relèvent d’une grande variété de situation allant du rôle
d’éclaireur à celui de combattant, sans omettre les cuisiniers ou esclaves
sexuels : http://www.operationspaix.net/Enfants-soldats
Et malgré les interdictions réitérées de leur enrôlement contenues dans de nombreux textes et résolutions internationaux, dont le Protocole facultatif de la Convention des Nations Unies sur les Droits de l’Enfant (adopté en 2000, signé et ratifié par 123 Etats dont la France et entré en vigueur en 2002) et la résolution 1882 du Conseil de sécurité du 4 août 2009, c’est à une relative inefficience de ces instruments juridiques que la communauté internationale assiste (V. Magali Maystre, Les enfants soldats en droit international. Problématiques contemporaines au regard du droit international humanitaire et du droit international pénal, Pédone, 2010, coll. Perspectives internationales n° 30).
Dans ce film, si leur recrutement et leur motivation nous demeurent inconnus - ont-ils été enrôlés ? Sont-ils volontaires ? Poursuivent-ils un combat qu'ils estiment juste ? Est-ce seulement l'appât du gain ? - nous assistons aux pillages de cette armée dépareillée sans véritable tenue réglementaire ( les T-shirts voisinant avec les pantalons treillis ), mais équipée de machettes, fusils et revolvers et qui - droguée par l'absorption de médicaments dérobés dans la pharmacie - arbore ses maigres trophées de guerre constitués du briquet doré aux initiales AV, des bijoux et robes de Maria. Parallèlement, ce sont les ralliements des deux garçons de la plantation : Manuel tout d'abord (fils de Maria et d'André) dont on ne sait s'il obéit à une conviction profonde longtemps enfouie ou simplement d'opportunité pour tromper l'ennui dans lequel il s'est réfugié depuis de nombreux mois et enfin à un acte de sabotage perpétré par José, le fils métis d'André Vial. La violence s'installe dans la plantation comme elle s'était installée dans la région. Le talent de Claire Denis tient à cette évocation pointilliste, épurée de toute démonstration appuyée.
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