La décision d'irrecevabilité de la Cour européenne des droits de l'homme du 23 mars 2010, dans l'affaire Georges Lopez contre France, vient d'être rendue publique. Elle met fin définitivement à la procédure engagée par l'instituteur devant les juridictions françaises en 2003.
CINQUIÈME SECTION, DÉCISION SUR LA RECEVABILITÉ de la requête no 28627/06 présentée par Georges LOPEZ contre la France
La Cour européenne des droits de l’homme (cinquième section), siégeant le 23 mars 2010 en une chambre composée de : Peer Lorenzen, président, Renate Jaeger, Jean-Paul Costa, Karel Jungwiert, Rait Maruste, Mark Villiger, Mirjana Lazarova Trajkovska, juges, et de Claudia Westerdiek, greffière de section,
Vu la requête susmentionnée introduite le 13 juillet 2006,
Après en avoir délibéré, rend la décision suivante :
EN FAIT
Le requérant, M. Georges Lopez, est un ressortissant français, né en 1945 et résidant à Canet Plage. Il est représenté devant la Cour par Me B. Maylie, avocat à Toulouse.
A. Les circonstances de l’espèce
Les faits de la cause, tels qu’ils ont été exposés par le requérant, peuvent se résumer comme suit. Le requérant est enseignant. Entre décembre 2000 et juin 2001, un documentaire fut tourné dans la classe unique de l’école où il enseignait, avec l’autorisation du ministère de l’Éducation nationale. Ce documentaire, intitulé « Être et avoir », fut par la suite distribué en salles et présenté au festival de Cannes. Le requérant participa à sa promotion en intervenant notamment dans de nombreuses émissions de radio et de télévision et en animant des débats autour du film. Par courrier du 16 septembre 2002, la société de production lui proposa, pour cette participation, une indemnisation forfaitaire complémentaire aux défraiements déjà versés. Cette indemnité devait couvrir les interventions passées et futures.
Le 14 février 2003, le conseil de prud’homme de Perpignan fut saisi par le requérant qui demandait que soit constatée l’existence d’un contrat de travail, dont la rupture était intervenue le 31 janvier 2003 sans respect de la procédure ni lettre de licenciement. Il demandait le versement de sommes au titre notamment de rappel de salaire et de congés payés. Par jugement du 5 novembre 2003, le conseil se déclara incompétent pour connaître du litige. Il constata qu’à l’origine, aucune rémunération n’avait été discutée et que la relation entre la société et le requérant ne s’inscrivait pas dans le cadre d’un contrat de travail. En effet, le requérant n’était soumis à aucune obligation particulière, était libre de ses mouvements et d’accepter ou de refuser les propositions qui lui étaient faites. A titre surabondant, le conseil constata que le requérant, en sa qualité de fonctionnaire de l’Éducation nationale, avait un statut lui interdisant un cumul de rémunération publique et privée et l’empêchait d’exercer une autre activité salariée. Il conclut que le lien de subordination révélateur de l’existence d’un contrat de travail manquait totalement en l’espèce et renvoya les parties devant le tribunal de grande instance de Paris.
Le requérant forma un contredit sur cette décision. Par un arrêt du 31 mars 2004, la cour d’appel de Montpellier confirma le jugement au motif que le requérant ne rapportait pas la preuve de l’existence d’un lien de subordination avec la société. Elle releva notamment que le requérant était toujours libre d’accepter et de refuser des interventions proposées par la société de production et qu’il était toujours intervenu en sa qualité d’instituteur, fonctionnaire de l’Éducation nationale, filmé dans l’exercice de ses fonctions pour la réalisation d’un documentaire.
Le requérant forma un pourvoi en cassation contre cet arrêt. La Cour de cassation rejeta son pourvoi le 15 février 2006, au motif que le salarié est celui qui accomplit son travail dans un lien de subordination, lequel est caractérisé par l’exécution d’un travail sous l’autorité d’un employeur qui a le pouvoir de donner des ordres et des directives, d’en contrôler l’exécution et de sanctionner les manquements de son subordonné. Or, en l’espèce, la cour d’appel avait constaté que le requérant ne se trouvait pas dans un lien de subordination puisqu’il n’était soumis à l’autorité d’aucun des préposés de la société, qu’il ne recevait aucune directive ou consigne, ni même avis ou conseil, pour les interventions proposées, qu’il était libre d’accepter ou de refuser, et n’avait aucune obligation de se plier aux « plannings » prévisionnels de l’opération de promotion.
GRIEFS
1. Le requérant invoque l’article 6 de la Convention et se plaint de ne pas avoir eu accès à un tribunal. Il expose qu’en droit français, la définition du salariat est jurisprudentielle et trop imprécise, ce qui laisse les juges libres de décider quelles personnes peuvent bénéficier de la protection sociale accordée aux salariés.
2. Invoquant l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention, le requérant expose qu’il avait une espérance légitime de voir le contrat de travail reconnu, ainsi que les droits pécuniaires y attachés.
3. Sous l’angle de l’article 13, le requérant se plaint enfin de ne pas avoir disposé d’un recours effectif pour assurer le respect de ses biens.
EN DROIT
1. Le requérant se plaint tout d’abord de ne pas avoir eu un accès effectif à un tribunal au sens de l’article 6 de la Convention. Il expose que la définition du salariat est en droit français jurisprudentielle, ce qui laisse les juges libres de décider qui peut bénéficier de la protection attachée à ce statut.
L’article 6 dispose notamment :
« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement (...) par un tribunal (...), qui décidera (...) des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil (...) ». La Cour rappelle tout d’abord qu’elle a pour seule tâche, conformément à l’article 19 de la Convention, d’assurer le respect des engagements résultant de la Convention pour les parties contractantes. Spécialement, il ne lui appartient pas de connaître des erreurs de fait ou de droit prétendument commises par un tribunal interne, ou de substituer sa propre appréciation à celle des juridictions nationales, sauf si et dans la mesure où ces erreurs pourraient avoir porté atteinte aux droits et libertés sauvegardés par la Convention. Par ailleurs, si la Convention garantit en son article 6 le droit à un procès équitable, elle ne réglemente pas pour autant l’admissibilité des preuves ou leur appréciation, matière qui relève dès lors au premier chef du droit interne et des juridictions nationales (voir, par exemple, García Ruiz c. Espagne [GC], no 30544/96, §§ 28-29, CEDH 1999-I).
Dans la présente affaire, le requérant a eu accès à trois degrés successifs de juridictions. Il a bénéficié d’une procédure contradictoire au cours de laquelle il a pu présenter les preuves et arguments qu’il jugeait pertinents pour la défense de sa cause. La Cour considère que le requérant a ainsi joui de plusieurs possibilités claires et concrètes de plaider sa cause devant des tribunaux. Il apparaît par ailleurs que les juridictions ont apprécié les divers moyens de preuve présentés à la lumière des circonstances de l’affaire et ont dûment motivé leurs décisions à cet égard. Il ne ressort pas du dossier qu’elles aient tiré des conclusions arbitraires des faits qui leur étaient soumis. En outre, le fait que le requérant n’ait pas obtenu gain de cause devant les juridictions nationales ne saurait en soi porter atteinte à l’effectivité de son droit d’accès à un tribunal.
Il s’ensuit que ce grief doit être rejeté, comme étant manifestement mal fondé, en application de l’article 35 §§ 3 et 4 de la Convention.
2. Invoquant l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention, le requérant expose qu’il avait une espérance légitime de voir le contrat de travail reconnu, ainsi que les droits pécuniaires y attachés.
L’article 1 du Protocole no 1 dispose notamment :
« Toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens. Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d’utilité publique et dans les conditions prévues par la loi et les principes généraux du droit international. La Cour rappelle la jurisprudence constante des organes de la Convention selon laquelle des « biens » au sens de l’article 1 du Protocole no 1 peuvent être soit des « biens existants » (Malhous c. République tchèque (déc.), no 33071/96, CEDH 2000-XII), soit des valeurs patrimoniales, y compris des créances, pour lesquelles un requérant peut prétendre avoir au moins une « espérance légitime » de les voir concrétiser (voir, par exemple, Pressos Compania Naviera S.A. et autres c. Belgique, arrêt du 20 novembre 1995, série A no 332, p. 21, § 31, et Ouzounis et autres c. Grèce, no 49144/99, 18 avril 2002, § 24). Elle rappelle également que la notion de « biens » de l’article 1 du Protocole no 1 a une portée autonome (Beyeler c. Italie [GC], no 33202/96, § 100, CEDH 2000-I). Il importe dès lors d’examiner si et à compter de quel moment, considérées dans leur ensemble, les circonstances de l’affaire ont rendu le requérant titulaire d’un intérêt substantiel protégé par l’article 1 du Protocole no 1, compte tenu des éléments de droit et de fait pertinents. En l’espèce, la Cour constate que le requérant, instituteur, a été filmé dans l’exercice de ses fonctions dans une école, pour la réalisation d’un documentaire, et ce, avec l’autorisation du ministère de l’Éducation nationale. Étant fonctionnaire, il n’avait pas la possibilité de cumuler son emploi public et un emploi privé. C’est en tant qu’instituteur apparaissant dans le film qu’il participa ensuite à la promotion de celui-ci à diverses occasions. Les juridictions internes ont relevé à ce propos qu’un salarié est une personne qui accomplit son travail dans un lien de subordination, lequel est caractérisé par l’exécution d’un travail sous l’autorité d’un employeur qui a le pouvoir de donner des ordres et des directives, d’en contrôler l’exécution et de sanctionner les manquements de son subordonnés. Or, elles ont établi que le requérant ne se trouvait pas dans un lien de subordination puisqu’il n’était soumis à l’autorité d’aucun des préposés de la société, qu’il ne recevait aucune directive ou consigne, ni même avis ou conseil, pour les interventions proposées, qu’il était libre d’accepter ou de refuser, et n’avait aucune obligation de se plier aux « plannings » prévisionnels de l’opération de promotion. Dans ces conditions, les activités du requérant pour promouvoir le film ne relevaient de toute évidence pas d’un contrat de travail établissant un lien de salarié entre lui et la société de production au sens du droit interne. Dès lors, le requérant n’avait même pas une « espérance légitime » d’obtenir la reconnaissance de la créance réclamée (voir, a contrario, l’arrêt Pressos Compania Naviera S.A. et autres précité, p. 21, § 31).
Il s’ensuit que ce grief doit être rejeté, comme étant manifestement mal fondé, en application de l’article 35 §§ 3 et 4 de la Convention.
3. Le requérant se plaint enfin, de ne pas avoir bénéficié d’un recours effectif pour protéger ses biens au sens de l’article 13 qui dispose :
« Toute personne dont les droits et libertés reconnus dans la (...) Convention ont été violés, a droit à l’octroi d’un recours effectif devant une instance nationale, alors même que la violation aurait été commise par des personnes agissant dans l’exercice de leurs fonctions officielles. ». La Cour l’a dit à de nombreuses reprises, l’article 13 de la Convention garantit l’existence en droit interne d’un recours permettant de s’y prévaloir des droits et libertés de la Convention tels qu’ils peuvent s’y trouver consacrés. Cette disposition a donc pour conséquence d’exiger un recours interne habilitant à examiner le contenu d’un « grief défendable » fondé sur la Convention et à offrir le redressement approprié (voir, parmi beaucoup d’autres, Ramirez Sanchez c. France [GC], no 59450/00, § 157, CEDH 2006-IX). Elle rappelle que selon sa jurisprudence constante, l’article 13 ne s’applique que lorsqu’une personne prétendant être victime d’une violation d’un droit protégé par la Convention peut faire état d’un « grief défendable ». La Cour ne croit pas devoir donner une définition abstraite de la notion de défendabilité. Il y a lieu en revanche de rechercher, à la lumière des faits et de la nature du ou des problèmes juridiques en jeu, si une allégation de violation à l’origine d’un grief présenté sur le terrain de l’article 13 pouvait se défendre (Boyle et Rice c. Royaume-Uni, arrêt du 27 avril 1988, série A no 131, § 55). Or les considérations sur les éléments de fait qui ont amené la Cour à écarter les griefs du requérant sur le terrain de la clause normative invoquée l’amènent à conclure, sous l’angle de l’article 13, que le grief n’était pas défendable (voir, par exemple et parmi beaucoup d’autres, Walter c. Italie (déc.), no 18059/06, 11 juillet 2006, et Al-Shari et autres c. Italie (déc.), no 57/03, 5 juillet 2005). L’article 13 ne trouve donc pas à s’appliquer en l’espèce.
Il s’ensuit que ce grief est incompatible ratione materiae avec les dispositions de la Convention au sens de l’article 35 § 3 et doit être rejeté en application de l’article 35 § 4.
Par ces motifs, la Cour, à l’unanimité,
Déclare la requête irrecevable.
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