Entretien
avec Mireille Delmas-Marty,
juriste et professeure au Collège de France, qui vient de publier un
nouvel essai, Libertés et sûreté dans un monde dangereux.
Mireille Delmas-Marty, née en 1941, juriste et
professeure au Collège de France, est titulaire de la chaire d'études
juridiques comparatives et internationalisation du droit au Collège de France.
Elle est membre de l'Académie des sciences morales et politiques et
vice-présidente de l'Association internationale de droit pénal. Elle a présidé,
de 1988 à 1990, la commission Justice pénale et droits de l'homme, chargée de réfléchir
à une réforme de la procédure pénale. Elle a travaillé sur les procédures
pénales européennes et la justice pénale internationale. Elle vient de publier
un nouvel essai Libertés et sûreté dans un monde dangereux (Seuil, 288
p., 21 €)
La Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) a
rendu, lundi 29 mars, un arrêt attendu dans l'affaire Medvedyev concernant la
justice française. Sans se prononcer directement sur le parquet français,
l'arrêt de la Grande Chambre
réaffirme la nécessité de l'indépendance des magistrats à l'égard du pouvoir
exécutif. Quelles peuvent en être les conséquences sur le projet gouvernemental
de réforme de la procédure pénale ?
Mireille Delmas-Marty : L'arrêt de la Grande Chambre
est en retrait par rapport à la première décision de la CEDH prise en 2008, qui
affirmait clairement que le procureur français n'était pas une autorité
judiciaire, car, disait la Cour, "il lui manque en particulier l'indépendance
à l'égard du pouvoir exécutif pour pouvoir être ainsi qualifié". La
CEDH évite cette fois de se prononcer en raison d'un fait nouveau (la
présentation des requérants à un juge d'instruction), mais elle rappelle que,
pour être qualifié d'autorité judiciaire, le magistrat compétent "doit
présenter les garanties requises d'indépendance à l'égard de l'exécutif et des
parties". Ce rappel est un sérieux avertissement et confirme que la
réforme du statut du parquet est inéluctable.
Que pensez-vous de l'architecture et de l'équilibre
global de l'avant-projet de loi de réforme de la procédure pénale ?
L'architecture s'inspire en apparence du rapport
élaboré en 1990 par la commission Justice pénale et droits de l'homme, que j'ai
présidée. Nous proposions le transfert de l'ensemble des pouvoirs d'enquête du
juge d'instruction au parquet, sous le contrôle d'un juge du siège. Mais le
préalable, qui commandait tout l'équilibre, était la réforme des garanties
statutaires du parquet et de la notion de politique pénale.
Rien de tel dans le projet de réforme, alors que,
depuis les années 1990, on constate un accroissement continu des pouvoirs du
parquet. Le nombre d'enquêtes menées par le juge d'instruction a diminué de 8 %
à 4 % des affaires pénales. De plus, le parquet exerce aujourd'hui un
quasi-pouvoir de jugement.
Cette évolution a commencé avec la médiation pénale -
tout le monde y était favorable -, puis la composition pénale, et enfin la
comparution avec reconnaissance préalable de culpabilité (CRPC), le
plaider-coupable à la française, qui permet depuis 2004 une sorte de
négociation de la peine (y compris l'emprisonnement) avec le parquet. Un juge
du siège doit homologuer la décision, mais il a très peu de marge de manoeuvre
: il ne peut qu'accepter ou refuser la peine choisie par le parquet. Un tel
transfert de pouvoirs aboutit à ce résultat étonnant qu'en France près de la
moitié des mesures répressives sont décidées par le parquet : au sein du
Conseil de l'Europe, seule l'Angleterre nous dépasse dans cette marginalisation
des juges.
En quoi ce transfert des compétences du siège au
parquet pose-t-il problème ?
Le parquet français n'est pas une autorité
indépendante. S'il peut non seulement enquêter et poursuivre, mais parfois même
juger, cela met en cause l'indépendance et l'impartialité qui sont les deux
conditions d'un procès équitable. De plus, le transfert de pouvoirs au parquet
peut favoriser une justice à deux vitesses : d'un côté, surpénalisation pour la
délinquance ordinaire (avec les peines planchers, les cinq lois sur la récidive
adoptées depuis 2005 et maintenant l'extension annoncée de la période de
sûreté) ; de l'autre, dépénalisation en droit des affaires.
Cette dépénalisation sera facilitée par la
modification du régime de la prescription des délits -dont le délai commencera
à courir à partir du jour où l'infraction a été commise, et non plus du jour où
elle a pu être constatée. Combiné à l'extension du plaider-coupable, également
prévue, ce changement risque d'affaiblir considérablement la lutte contre les
délits économiques et financiers : soit l'affaire sera prescrite, soit elle
pourra être négociée, malgré sa gravité. Et cela, au moment même où la crise
devrait amener à renforcer le contrôle et la sanction des activités illégales
en matière économique et financière.
Il y a un an, vous affirmiez, au moment de l'annonce
de la suppression du juge d'instruction par le président de la République,
qu'il ne faudrait pas "passer d'un petit juge indépendant à un grand
parquet dépendant". Le gouvernement a-t-il évité cet écueil ?
Loin d'éviter l'écueil, le projet de réforme renforce
l'emprise hiérarchique du pouvoir exécutif. Les pouvoirs d'enquête sont
transférés à un parquet qui reste, comme je le craignais, dépendant du pouvoir
exécutif et devra obéir aux instructions du ministre, y compris dans des
affaires individuelles.
Certes, il est prévu que les procureurs, "en
cas d'instruction individuelle contraire à la manifestation de la vérité",
auront le devoir de désobéir. Cette nouvelle disposition, qui sonne comme un
aveu implicite, témoigne d'un certain embarras du gouvernement. Elle ne saurait
remplacer la réforme garantissant l'indépendance des procureurs, qu'il s'agisse
des conditions de leur nomination et du déroulement de leur carrière, ou de
l'interdiction de toutes les instructions ministérielles dans les affaires
individuelles.
Selon le projet, le procureur doit enquêter "à
charge et à décharge". N'est-ce pas contradictoire pour un accusateur ?
C'est aussi une contradiction pour le juge
d'instruction, à la fois enquêteur et juge. Est-elle aggravée par le fait que
le parquet est partie au procès ? Tout dépendra de la stature du juge de
l'enquête et des libertés (JEL). Sa présence devrait garantir que l'enquête se
fasse aussi "à décharge" car ce juge pourrait, par exemple, ordonner
certains actes d'investigation demandés par la défense et refusés par le
parquet.
Mais pour que le système fonctionne, il faudra que la
défense devienne plus active, ce qui implique une sérieuse augmentation du
budget d'aide juridictionnelle. Il faudra aussi créer un nombre important de
postes au parquet et au siège. L'expérience du juge de la liberté et de la
détention montre qu'un juge débordé par un trop grand nombre de dossiers n'a
pas les moyens d'exercer pleinement son contrôle. La réforme n'a de sens que si
l'on crée un juge fort qui connaisse les dossiers et assure l'équilibre entre
les mesures ordonnées par l'accusation et celles demandées par la défense.
Les pouvoirs donnés au juge de l'enquête et des
libertés sont-ils suffisants pour assurer un véritable contrôle du parquet ?
Sous réserve des moyens budgétaires, la réponse est à
première lecture positive. Le JEL devra avoir rang au moins de vice-président
et il pourra demander à la chambre de l'enquête et des libertés de la cour
d'appel de dessaisir le parquet et de reprendre elle-même l'affaire en cas de
carence de celui-ci. Mais le projet permet aussi au parquet de demander au
président du tribunal le dessaisissement du juge, "dans l'intérêt d'une
bonne administration de la justice". Que le contrôlé puisse demander
le dessaisissement de son contrôleur risque d'affaiblir considérablement la
"stature" du juge.
Enfin, le JEL n'exerce pas de contrôle systématique
sur les délais d'enquête. Le procureur ne sera donc pas obligé de l'informer
régulièrement de son avancement, contrairement à ce que nous avions prévu en
1990 en fixant un délai butoir de six mois qui ne pouvait être prolongé que par
décision du juge. Le juge devenait ainsi le maître du temps : c'était l'une des
clés pour assurer un véritable suivi de l'enquête et garantir l'efficacité du
contrôle.
Que
pensez-vous de l'instauration d'une partie citoyenne, aux côtés de la partie
civile, pour permettre à un justiciable d'entrer dans une procédure alors qu'il
n'est pas directement concerné ?
J'y vois un nouvel exemple de l'embarras des
rédacteurs de la réforme, car cette "action civile exercée par une
partie citoyenne" ne tend ni à la réparation du dommage, réservée à
l'action civile de la victime, ni à la déclaration de culpabilité et à la
sanction, réservées à l'action pénale du parquet. Il s'agit d'une sorte
d'action populaire en dénonciation qui semble inspirée du code des
collectivités territoriales. D'où les conditions posées : il faut présenter "un
intérêt à agir" et démontrer que l'infraction dénoncée a causé un
préjudice à "la collectivité publique". Dans l'affaire des
biens mal acquis des chefs d'Etat africains, la constitution de partie civile
de l'association Transparency International
a été déclarée irrecevable. Pourrait-elle se constituer partie citoyenne ? La
réponse est incertaine car le préjudice concerne des collectivités publiques
africaines.
En tout cas, cette innovation ne doit pas masquer
l'affaiblissement des constitutions de partie civile qui faisaient
traditionnellement contrepoids au pouvoir du parquet de classer une affaire
pour raisons d'opportunité. Depuis 2007, les victimes doivent passer par le
filtre du parquet et ce filtre est maintenu. La création du JEL aurait pourtant
été l'occasion de redonner pleinement compétence au juge du siège.
Le parquet sera-t-il en mesure de contrôler l'enquête
de la police ?
On peut craindre que, débordé par l'accroissement de
ses pouvoirs, le parquet soit obligé d'en déléguer une partie à la police. Il
est significatif que la réforme autorise le procureur à déléguer aux officiers
de police judiciaire le pouvoir de notifier les charges à un suspect qui
devient alors "partie pénale" (expression remplaçant la "mise en
examen"). En revanche, il ne prévoit pas que le suspect puisse, dans tous
les cas de garde à vue, comme l'exige la Cour européenne, bénéficier de
l'assistance d'un avocat "dès qu'il est privé de sa liberté".
Tout cela s'inscrit dans une logique de renforcement
des pouvoirs de la police, marquée par de nombreux textes récents, y compris le
projet de loi sur la sécurité intérieure (Loppsi 2), véritable loi fourre-tout
qui mêle le mineur et l'adulte, le suspect, le petit délinquant et le
terroriste, et radicalise les mesures de surveillance (nouvelle extension des
fichiers, croisement des données, installation de mouchards informatiques,
etc.).
Dans votre ouvrage, "Libertés et sûreté dans un
monde dangereux", vous vous inquiétez du durcissement et de la
déshumanisation des lois pénales...
Avec l'accumulation des textes, la loi est devenue
instrument de communication politique, message de sympathie adressé à chaque victime
d'un événement médiatisé. Mais le changement est aussi qualitatif car ces lois
nous mettent en présence d'une double logique pénale : d'un côté la culpabilité
et la sanction, de l'autre la dangerosité et les mesures de sûreté.
Ce changement a trouvé sa pleine consécration dans la
loi de 2008 qui permet de maintenir un condamné en rétention, après exécution
de sa peine, pour un an renouvelable indéfiniment, sur le seul critère de sa
dangerosité. On peut y voir une forme de "déshumanisation" car on ne
punit pas un individu pour sa faute, mais on le neutralise, comme on le ferait
d'un animal dangereux. Alors que la présomption d'innocence oblige l'accusation
à prouver la culpabilité et que le doute profite à l'accusé, la preuve de la
non-dangerosité semble impossible. Le doute profite alors à l'accusation, au
nom d'un principe de précaution qui, transposé aux personnes, devient
présomption de dangerosité.
Ce qui nous ramène plus d'un siècle en arrière, aux
travaux de l'école positiviste italienne dont les mesures préventives de
prophylaxie sociale et de sûreté individuelle seront utilisées de façon
extensive par les régimes totalitaires au XXe siècle. Le modèle
allemand qui a inspiré la loi française remonte d'ailleurs à une loi de
l'époque hitlérienne, qui était tombée en désuétude, mais dont la renaissance a
été validée en 2004 par la Cour constitutionnelle allemande. Il a toutefois été
censuré par la Cour européenne des droits de l'homme (M. c. Allemagne, 17
décembre 2009) qui a notamment considéré que cet internement de sûreté était en
réalité une "peine supplémentaire".
Comment le projet de réforme de la procédure
s'insère-t-il dans la politique pénale menée ces dernières années ?
Comme cette politique pénale, qui accumule réforme sur
réforme sans cohérence ni efficacité, le projet entretient confusion et
illusion. Confusion car en renforçant la marginalisation des juges du siège au
profit d'un parquet placé sous les ordres du pouvoir exécutif, il aboutit à
confondre les rôles : entre l'exécutif et le judiciaire, le parquet et le
siège, la police et le parquet. Et illusion, car ce texte, annoncé comme une
réforme d'ensemble, continue, par ses lacunes, à s'inscrire dans un rapiéçage
permanent.
Une véritable réforme d'ensemble supposerait
l'indépendance du parquet et la revalorisation du rôle des juges comme des
avocats. Mais elle supposerait aussi, plus largement, de lutter contre le
risque de dérive autoritaire qui devient manifeste, y compris dans le droit des
étrangers. Je crains que se mettent en place de dangereux instruments
juridiques qui pourraient permettre de transformer l'Etat de droit en Etat de
police, sans pour autant garantir une société plus apaisée.
Propos
recueillis par Cécile Prieur et Alain Salles
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