À Hélène Puiseux
Un des sujets chers au cinéaste japonais Hirokazu Kore-Eda est la mémoire, sujet-clef de ses trois premiers films. Dans Moborosi (Moborosi no hikan, 1995), une jeune femme est hantée par les souvenirs de deux personnes aimées, mortes ou disparues. Les protagonistes de After Life (Wandafuru raifu, 1998), film traitant de l’au-delà, sont des morts censés choisir un seul souvenir de leur vie passée avec lequel ils vont vivre pour l’éternité. Son troisième long métrage Distance aborde, lui aussi, la mémoire mais dans le contexte d’un événement qui a secoué la société japonaise de son temps.
Un commentaire à la radio accompagne les premiers plans de Distance de Hirokazu Kore-Eda dans lequel le commentateur évoque le troisième anniversaire d’une attaque de poison fictive sur le système d’approvisionnement en eau de Tokyo. Le crime, qui a causé 128 morts et 8000 blessés, était l’œuvre d’une secte appelée « l’Arche de la vérité ». La référence à l’attentat dans le métro de Tokyo en 1995 par des membres d’Aum Shinrikyō (« la Vérité suprême d’Aum »), secte fondée par Shōkō Asahara, n’est que trop évidente. Cet attentat qui a couté la vie à treize personnes et causé plus de 5000 blessés est « un trauma culturel qui a ébranlé les fondements de l’identité collective japonaise » (Richard A. Gardener, « The Sentencing of Asahara: Victims and Victimizers », The Asia-Pacific Journal: Japan Focus, vol. 2, n° 6, 25 juin 2004, p. 1). Il a soulevé maintes questions sur les origines sociales et culturelles de l’acte meurtrier et sur l’état de la société japonaise.
Distance n’est pas un film sur Aum Shinrykiō ou sur l’attentat dans le métro de Tokyo. Ses personnages principaux ne sont ni les victimes ni les malfaiteurs mais les proches parents de quatre des cinq auteurs du crime, ainsi qu’un ancien membre de la secte. Mettre les membres des familles des coupables au centre du récit est une approche inouïe. C’est leur traumatisme qui intéresse Hirokazu Kore-Eda et la manière dont ils le gèrent.
Contenu et contexte
Dans son ouvrage Quand je tourne mes films (Paris, Atelier Akombo, 2019), Kore-Eda écrit qu’il voulait faire un road movie autour des notions de mensonge et de secret, avec Arata et Yūsuke Iseya, deux acteurs qui avaient joué dans son film précédent After Life. La libération de prison de Fumihiro Jōyū, ancien porte-parole d’Aum Shinrikyō, le 29 décembre 1999, l’avait fait changer d’idée. Non seulement Jōyū était traqué par les journalistes, mais on lui avait refusé un logement à Tokyo, ce qui l’avait conduit à s’installer dans un établissement de la secte, une décision qui a renforcé la critique des médias envers lui (V. Quand je tourne mes films, op. cit., p. 121-123). « Il me semble évident que ce sont les médias eux-mêmes qui ont acculé Fumihiro Jōyū à battre en retraite. Alors que le travail de la télévision, ce n’est pas d’ajouter la réprobation publique aux condamnations prononcées par la justice. D’ailleurs, je crois que le crime est autant une affaire individuelle que collective. C’est une sorte de suppuration de notre société. Cela nous concerne tous, à titre personnel. » (Ibid., p. 122-123).
Parmi les plus concernés, les membres des familles des coupables sont souvent oubliés ou mis de côté dans les articles et reportages sur des attentats ou des meurtres. Ils sont, eux aussi, des victimes traumatisées par les crimes de leurs proches. Dans Distance, ils portent un fardeau particulièrement lourd, car les auteurs de l’attentat sont morts sans que leurs corps aient été retrouvés. La vie entière des protagonistes est affectée par la disparition de leurs proches. Le cinéaste révèle leur sentiment de perte et leurs réactions face à la décision de ceux-ci de commencer une nouvelle vie au sein d’une secte.
Les personnages principaux du film – les parents proches des auteurs de l’attentat – sont Atsushi Mizuhara (Arata), Masaru Enoki (Yūsuke Iseya), Kiyoka Yamamoto (Yu Natsukawa) et Minoru Kai (Susumu Terajima). Atsushi et Masaru, deux jeune adultes dans la vingtaine, font le deuil pour deux des assassins : Atsushi pour sa sœur Yukō (Ryō), Masaru pour son frère Satoshi (Kanji Tsuda). Kiyoka est la veuve de Tamaki (Ken’ichi Endō) ; Minoru est hantée par le souvenir de son ex-épouse (Yorie Yamashita) qui avait adhéré à la secte avec son nouveau partenaire. Dans des flash-backs, les auteurs de l’attentat expriment leurs raisons d’avoir rejoint le culte. Dans les scènes situées dans le présent, les quatre protagonistes rencontrent par hasard Kōichi Sakata (Tadanobu Asano), un ancien membre de l’Arche de la vérité. Sakata faisait partie des six membres de la secte désignés pour commettre l’attentat. C’est lui qui décrit le quotidien quasi-autarcique des six assassins dans une cabane cachée dans la forêt. Sakata est le seul survivant du groupe qu’il a déserté juste avant l’attentat meurtrier. Les cinq autres se sont apparemment suicidés sans que le film révèle les circonstances exactes de leur mort. Leurs corps ont été brûlés et leurs cendres dispersées dans un lac à proximité de la cabane par d’autres membres de la secte.
Sans décrire le fonctionnement d’Aum Shinrikyō, Kore-Eda fait des allusions à la secte créée par Asahara en évoquant sa structure communautaire basée sur une stricte hiérarchie, une caractéristique qu’elle partage avec d’autres sectes au Japon ou ailleurs dans le monde. De même, dans les nouvelles diffusées par la radio, le commentateur mentionne que l’Arche de la vérité a été dissoute mais qu’elle reste active sous un autre nom, ce qui est une autre référence à Aum Shinrikyō qui a pris le nom d’Aleph en 1999. La remarque d’un des personnages indique que la secte du film est née d’un cours de yoga, comme c’était le cas d’Aum Shinrikyō (V. Rin Ushiyama, « Latency Through Uncertainty : the 1994 Matsumoto Incident as a Delayed Cultural Trauma », International Journal of Politics, Culture and Society, vol. 32, 2019, p. 27). Et, tout comme la secte réelle, elle a évolué d’un mouvement pacifique vers la violence. D’autres ressemblances avec les pratiques d’Aum sont le fait que les membres de la secte du film sont censés couper tous les liens avec leurs familles et le style de vie quasi-autarcique des six membres dans la cabane dans les bois. Cette vie dans la cabane à l’abri du monde où ils cultivaient des légumes pour se nourrir suggère un renoncement au matérialisme tel qu’Asahara le prêchait. (V. Ian Reader, A Poisonous Cocktail ? Aum Shinrikyō’s Path to Violence, Copenhague, NIAS Press, 1996, p. 23).
Dans un flash-back, Sakata exprime à quel point il se réjouit de la vie de la petite communauté dans la nature. Plus tard, il la compare à une famille, leur leader ayant agi comme un père. La déception de la vie contemporaine et de son apparent manque de spiritualité et le rejet de la société consumériste et capitaliste sont le moteur de l’adhésion à la secte du film, comme ils le sont pour nombre de personnes rejoignant des sectes (V. Reader, op. cit., p.13). Ainsi l’étudiant en médicine Satoshi espère trouver une nouvelle voie grâce à la secte : « Je vais pouvoir pratiquer une forme de médecine plus profonde ». Ayant pour but de « guérir les âmes », il ne regrette pas d’abandonner ses études orientées vers la médecine occidentale qui, selon lui, ne guérit que le corps. De même, le mari de Kiyoka et l’ex-femme de Minoru sont en quête d’une autre vérité que celle offerte par la société moderne. Là-encore, Kore-Eda se contente d’allusions. Ainsi, l’ancienne épouse de Minoru souligne que sa vie a changée de manière positive, car elle aurait trouvé des « valeurs précieuses » au sein de la secte. Et son nouveau partenaire, un ancien collègue de Minoru, ne cesse de dire qu’il serait devenu une meilleure personne.
Les protagonistes : une approche à petits pas
Distance commence par une journée ensoleillée avec des tournesols filmés en gros plan. Le commentaire radiophonique sur l’anniversaire de l’attentat crée un contraste avec les images joyeuses des fleurs et celles qui introduisent quatre des protagonistes dans leur quotidien. Dans cette première séquence accompagnée de la voix du commentateur de la radio, les personnages n’ont pas encore de noms. Atsushi, le fleuriste, arrange les tournesols ; Masaru distribue des dépliants dans une rue ; Kiyoka, enseigne dans une école ; Minoru, travaillant pour une société de construction comme on l’apprend plus tard, nettoie ses chaussures salies après avoir visité un terrain en pleine campagne. Pendant que la caméra suit Minoru, le commentateur à la radio passe des nouvelles sur la secte aux actualités des championnats nationaux de baseball des collèges. Ce passage est intéressant, car il révèle la manière subtile dont Kore-Eda fait glisser des informations, anodines en apparence, par l’image ou la bande son. Ainsi, le passage assez abrupt d’un événement social désastreux vers le sport dévoile-t-il les pratiques bien connues de la radio et de la télévision. De plus, la référence au baseball contient une information sur le personnage de Minoru, grand fan de ce sport qu’il avait pratiqué au collège, comme on l’apprend plus tard.
Les premiers plans apportent des informations encore rudimentaires sur les protagonistes. Après une coupe franche, une série de scènes plus longues, traitant chacune d’un des quatre personnages principaux, apporte des renseignements supplémentaires sur leur personnalité. Atsushi, rendant visite à un vieil homme, apparemment son père, dans une maison médicale et s’occupant de lui avec affection ; Masaru et sa petite amie s’amusant avec des jeux vidéo ; Kiyoka, passant sa soirée seule dans son appartement, avalant un plat réchauffé au micro-onde ; Minoru, visiblement ennuyé, dans un restaurant avec un collègue qui se vante de le promouvoir et ensuite avec sa femme qui ne cesse de se plaindre d’une voisine et sa petite fille dans son appartement minuscule.
Au cours du récit filmique, situations et dialogues vont fournir d’autres renseignements sur les personnages et approfondir ces premières impressions. Kiyoka est une femme réservée qui parle peu. Le taciturne Minoru a un côté agressif et rancunier. Le sport et sa petite fille sont les seuls sujets pour lesquels il s’enthousiasme. Atsushi, un jeune homme calme, est à l’opposé de l’étudiant Masaru. Interprété par Yūsuke Iseya d’une manière extrêmement vivace, il apparaît comme l’épitome de la jeunesse : insouciant et dégageant une immense confiance en soi. Masaru, en constant mouvement, inspecte l’ancienne cabane de la secte dans laquelle les quatre protagonistes et Sakata ont trouvé refuge après le vol de leur voiture et de la moto de Sakata. Il est aussi le premier à adresser la parole au survivant de la secte et il ne cesse d’interroger Kiyoka sur sa vie privée et professionnelle, cherchant à la faire sortir de sa réserve.
Deux styles différents
Le lien des quatre parents avec les auteurs de l’attentat n’est pas tout de suite dévoilé. Quelques bribes de dialogues font deviner qu’ils se rendent auprès du lac dans la forêt pour un service commémoratif. Pourtant, c’est seulement au moment de la rencontre avec Sakata que Masaru explique qu’ils sont les membres des familles des coupables venus « prier à leur anniversaire de mort ».
Les flash-backs, images surgissant de la mémoire des personnages les montrant avec leurs proches défunts et à l’occasion de leurs témoignages à la police, révèlent d’autres détails sur leur personnalité et leur relation avec les malfaiteurs. Le style allusif de Kore-Eda est soutenu par quelques plans isolés sans lien directement reconnaissable avec l’histoire, dont celui d’un couple sur un balcon filmé de dos ou celui d’un homme assis dans un jardin. Ce n’est que plus tard que sont identifiés les personnages dans ces images.
Parfois, le passage entre présent et passé se fait de manière à peine perceptible, révélant à quel point ils sont reliés l’un à l’autre. Une des séquences montre les protagonistes autour d’un feu de camp devant l’ancienne cabane de la secte où ils passent la nuit. À une coupe franche suit le plan rapproché d’un feu de camp éteint, filmé dans la lumière bleuâtre du petit matin. Dans le plan suivant, Sakata, sa chemise blanche se détachant du fond sombre, apparaît dans l’image. Ce n’est que maintenant que le spectateur peut comprendre que ces deux plans sont situés dans le passé. L’indice est la chemise blanche que Sakata porte dans les flash-backs précédents, tandis que dans le présent il est vêtu d’une veste grise et d’un t-shirt bleu.
Ainsi la fragmentation ne marque pas seulement le rythme du récit mais imprègne tout le style visuel. Maints plans et séquences sont tournés avec une caméra au poing dont les mouvements s’ajoutent à ceux des personnages. Il s’agit essentiellement des séquences situées dans le présent. En revanche, les flash-backs, images intérieures des protagonistes révélant leurs souvenirs et état de conscience, sont filmés de manière moins mouvementée avec une caméra s’attardant sur les personnages et des prises de vue marquées par une plus grande profondeur de champ. C’est le cas durant le long dialogue de Kiyoka avec son mari qui dure deux minutes et 51 secondes : la caméra ne change pas de position. De même, les séquences au sein des locaux de la police sont toutes filmées de la même façon : la caméra reste longtemps sur les protagonistes cadrés frontalement en plan rapproché. Dans une des séquences, un policier apparaît dans l’image, filmé en champ / contre-champ avec Kiyoka. On remarque que Sakata, bien que filmé de la même façon, est, contrairement aux autres, assis devant une fenêtre, comme c’est le cas du policier. Cette différence et le fait que la fenêtre n’est pas la même que dans la séquence du témoignage de Kiyoka indiquent que Sakata a été interrogé à un autre moment et dans un autre endroit que les quatre autres personnages. Elle révèle également la grande attention que Kore-Eda porte au détail et renforce la dimension réaliste du film.
L’oscillement entre mobilité et relative immobilité trouve son équivalent sur le plan sonore marqué par des changements parfois abrupts entre bruits et silence. Ainsi la marche dans la forêt vers le lac est filmée dans un silence presque complet. Le seul élément sonore est le craquement à peine audible du bois de la jetée qui mène au lac. Le tremblement de la caméra au poing et le grand nombre de scènes nocturnes – le noir submergeant l’image et effaçant les contours, contribuant à la fragmentation – renforcent le sentiment d’instabilité et mettent en lumière la grande vulnérabilité des personnages.
Le recours à la caméra au poing ne captant souvent que des fragments des corps auxquels elle semble coller et l’emploi restreint de lumière artificielle créant des images graineuses évoquent le style de films documentaires et de reportages. L’usage de bruits ambiants, dont la cacophonie de l’établissement de jeu où s’amusent Masaru et sa petite amie et le chant des oiseaux brisant le silence de la forêt, font partie de cette approche documentariste. Il en est de même pour l’absence presque totale de musique. L’exception est la scène dans laquelle Masaru joue de la flûte.
Bien que maints cinéastes se servent des techniques du documentaire dans des films de fiction, il est à noter que Kore-Eda a commencé sa carrière en tant que réalisateur de films documentaires dans lesquels il a déjà fait preuve de son intérêt pour des thèmes sociaux, intérêt qui se retrouve dans ses films de fiction. La dimension réaliste du film est soutenue par le jeu des acteurs, reposant largement sur l’improvisation. C’est ainsi que Kore-Eda a décrit sa méthode : « J’ai demandé aux acteurs de jouer sans scénario. Ils ne connaissaient que le lieu où nous allions tourner et la caractérisation de leur personnage. » (Op. cit., p. 131).
Vérité(s) et mensonges
La mémoire, notion-clef du film, concerne moins la mémoire collective dont l’attentat de 1995 fait indéniablement partie que la mémoire individuelle. Bien que cette dernière ne puisse pas être complètement détachée de la mémoire collective et des discours sociaux qui l’influencent, Kpre-Eda met en avant les souvenirs de ses protagonistes et les secrets de chacun d’eux, dont il explore la conscience intime.
Shinrikyō signife « religion de la vérité » et le mot « vérité » apparaît aussi dans le nom de la secte fictive du film. Comme tant d’autres religions – anciennes et nouvelles – elle revendique être en possession de la vérité absolue. Et c’est une vérité autre que celle offerte par l’idéologie dominante – capitaliste et consumériste – que cherchent les personnages qui ont rejoint la secte, dénonçant l’égoïsme et le matérialisme du Japon, voire du monde contemporain. Distance met en lumière la vérité, voire les vérités que les personnages se sont construites afin de vivre leur deuil.
Maurice Halbwachs a suggéré que la mémoire est sélective et dépend des conditions dans lesquelles le passé est évoqué (V. Les Cadres sociaux de la mémoire, Paris, Félix Alcan, 1925). Cette mémoire fragmentée est encore plus mise au défi et modifiée dans les cas de personnes traumatisées. Kore-Eda traite de la fragilité de la mémoire en révélant le décalage entre mémoire et vérité. La scène d’adieu entre Masaru et Satoshi, révélant leur relation profonde, contraste avec le témoignage de Masaru devant la police où il déclare que lui et son frère n’auraient pas été très proches. Ce témoignage semble naître de son incapacité à exprimer son deuil et à faire face à la disparition brutale du frère. De même, il pointe un sentiment de culpabilité n’ayant pas pris suffisamment au sérieux la décision de Satoshi de rompre tous les liens avec sa famille. La dernière rencontre entre les deux frères a lieu dans une rue animée, une scène anodine en apparence seulement, Masaru ne comprenant visiblement pas la portée de la situation.
Le témoignage de Masaru peut être interprété comme une forme d’autoprotection dans une situation de deuil profond. Maintes fois, Kore-Eda laisse aux spectateurs l’interprétation des sentiments des personnages. Sakata, le déserteur, cherche également à se protéger mais dévoile en même temps son opportunisme. Auprès de la police, il traite de fous les autres membres de la secte afin de faire la preuve de son détachement du groupe. « Les autres me sont indifférents », s’exclame-t-il. Le fait qu’il soit retourné au lac est la preuve du contraire, montrant à tout le moins que le passé continue à le hanter. Pendant ses conversations avec les quatre autres personnages, il offre un regard plutôt nostalgique de la petite communauté dans la forêt. Quand Kiyoka lui pose des questions sur son mari, Sakata le décrit en termes élogieux comme un homme qui aurait pris soin du groupe. Pourtant, dans un flash-back le montrant avec Yūko, dont Atsushi prétend être le frère, il exprime un sentiment contraire, parlant du mari en termes méprisants.
Ce n’est que vers la fin que le film dévoile le secret d’Atsushi, dont toute l’histoire est bâtie sur le mensonge. Le plan de l’inconnu assis dans un jardin est soudain chargé de sens : c’est le véritable père d’Atsushi, le leader de la secte qui, lui aussi, a commis un suicide. Le secret d’Atsushi, voire sa négation de la réalité naît du besoin de faire face à la disparition d’un être aimé et à un crime si énorme qu’il a dû mal à le comprendre. Le montage d’une famille composée d’un père et d’une mère, d’un fils et d’une fille qu’Atsushi fabrique sur son ordinateur, au début du film, évoque son désir de faire revivre le passé et les questions qu’il se pose sur un père qui a abandonné sa famille pour en créer une, artificielle. Avant le séjour dans la forêt, il est incapable de pleurer son père. Il transfère son deuil sur Yūko – qu’elle soit sa véritable sœur ou une sœur prétendue. De même, il s’occupe du vieil homme à la maison médicale comme s’il était son père, affichant son traumatisme d’avoir été abandonné par le père réel et son besoin d’attaches, d’un père et d’une famille.
La distance évoquée dans le titre est tangible entre les protagonistes dont le seul lien est la perte d’un parent proche impliqué dans l’attentat. Bien qu’ils aient l’intention de se revoir l’année suivante, la distance entre eux est constamment rendue transparente par leur position dans le champ de vision : dans maints plans généraux, chacun se tient à part des autres, occupant son propre espace. Dans son livre, Kore-Eda mentionne l’exclusion des membres d’Aum Shinrikyō par les médias et la société (V. op. cit., p. 123). Si Masaru est le premier à adresser la parole à Sakata et à le faire sans réserve, les autres aussi vont commencer à lui parler sans que la différence entre l’ancien membre de la secte et les quatre autres personnes soit complètement abolie.
Cependant, la distance est surtout celle entre le passé et le présent, un passé qui continue à hanter les personnages comme les flash-backs le montrent. Chacun vit son deuil différemment. Kiyoka l’a intériorisé et ne commence à parler de son mari qu’à la fin de la nuit passée dans la forêt. Minoru n’arrive pas à cacher sa colère envers son ex-femme et son nouveau compagnon. Masaru cache ses sentiments, prétendant ne pas être touché par la mort de son frère. Quand Minoru le questionne sur la longue flûte suling rapportée d’Indonésie, le jeune homme nie tout rapport à Satoshi bien qu’à un moment donné il s’éloigne de la cabane afin de jouer de l’instrument dans la solitude nocturne de la forêt.
Les dernières séquences montrent les quatre parents des auteurs de l’attentat de retour dans leur quotidien. La vie de Minoru et de Kiyoka ne semble pas avoir changé. Minoru observe l’entrainement d’une classe d’écoliers sur un terrain de baseball, une image pouvant exprimer les regrets de sa jeunesse perdue. Kiyoka parle au téléphone à son fils, qui vit chez ses grands-parents, lui disant qu’elle ne pourra pas le voir prochainement. La séquence se termine sur un plan général de l’extérieur de son appartement dans lequel on voit un couple avec une poussette, miniatures humaines d’une famille intacte et d’un bonheur inaccessible pour Kiyoka. En revanche, la rencontre a déclenché un processus de guérison chez Masaru. Avant son départ pour la commémoration au bord du lac, il avait caché à sa petite amie les véritables raisons de son absence de Tokyo. Ainsi, a-t-il prétendu qu’Atsushi serait un ami de collège. Après son retour, il parle ouvertement des gens avec qui il a passé du temps pendant son absence et, ayant retrouvé l’insouciance qu’il affichait dans les premières séquences, lui montre même des photos d’eux.
Atsushi, lui aussi, est capable de faire son deuil. S’il avait apporté des marguerites, les fleurs favorites de Yūko, au moment de la rencontre avec les trois autres, il se rend à nouveau au lac, jetant maintenant un lys dans l’eau. Si la fleur a été la fleur emblématique de la secte, elle est pour lui pour toujours associée au père et à la vie familiale, car elle ornait souvent la maison de la famille.
Dans un flash-back montrant Atsushi et Yūko dont il prétend être le frère, tous deux se promènent dans les rues de Tokyo à l’heure bleue. La jeune femme affirme faire partie d’une histoire qui un jour se termine mais être convaincue qu’une autre commence. Atsushi, seul de retour aux abords du lac, est filmé dans cette lumière particulière du petit matin, comme pour signaler qu’il aurait compris qu’à chaque nuit suit un autre matin. Il met le feu à la jetée et c’est sur l’image des flammes que se termine le film. Selon les concepts du bouddhisme – mais également dans d’autres religions – le feu détruit et purifie en même temps (V. Marie-Madeleine Davy, Le désert intérieur : spiritualités vivantes, Paris, Albin Michel, 1983, p. 115). Il en est de même de l’eau – celle du lac et celle de la pluie qui tombe dans la nuit – qui symbolise purification et renaissance.
Mémoire individuelle et sociale
La visite commémorative au bord du lac débouche – du moins pour quelques-uns des protagonistes – sur la guérison et vers la possibilité d’une réconciliation avec soi-même et le passé. Comme le constate Alison Landsberg : « Les souvenirs concernent moins une validation du passé ou la manière de le rendre authentique que l’organisation du présent et la construction de stratégies avec lesquelles on pourrait s’imaginer un avenir vivable. » (Alison Landsberg, « Prosthetic Memory : Total Recall and Blade Runner », Body and Society, vol. 1, n° 3-4, novembre 1995, p. 176, traduction de l’auteure). Inspiré de l’attaque meurtrière du métro de Tokyo, Kore-Eda a réalisé un film qui dépasse l’événement tragique, en posant des questions sur la façon de faire face à la mort insensée non seulement des victimes de l’attentat mais aussi de ses auteurs. Il n’aborde pas la question de savoir comment un mouvement à l’origine pacifique a débouché sur la violence. Ou comment les personnes suivant un idéal humanitaire ont pu nier le droit de vivre de leurs concitoyens et devenir des meurtriers de masse. Cependant, et comme l’a écrit Maurice Halbwachs, toute mémoire est sociale. En évitant la catégorisation simpliste entre victimes et bourreaux, Kore-Eda contribue au discours socio-culturel quant à l’attentat et quant à l’identité japonaise. En se contentant d’allusions et en soulignant qu’il n’y a pas de vérité absolue, il offre aux spectateurs maints espaces blancs à remplir mentalement.
Andrea Grunert
Docteure en cinéma,
enseigne à l’Université Protestante à Bochum (Allemagne)