C’est Judi Dench. Cette femme s’empare des personnages qu’elle doit incarner avec une totale gourmandise : elle les sculpte, les habite, leur offre son regard bleu, sa démarche, sa respiration, son don de l’évasion, son teint de rose strié de ridulettes non fardées.
Philomena est une histoire simple, presque banale dans l’Empire britannique post victorien. Et la personne Philomenaest une de ces jeunes naïves manipulées par le double carcan de la religion et de l’establishment.
Jusqu’à une décennie récente - il faut attendre les années 60, la pilule, les mini jupes de Mary Quant, les babas cools, les Beatles et les Stones - pour que cela se desserre un peu (et pas partout), les jeunes filles étaient presque toujours d’une incroyable naïveté, pas du tout renseignées sur leur propre corps, et absolument interdites de plaisir. Philomena l’avoue d’ailleurs, avec une désarmante simplicité.
Le prix à payer pour quelques moments de jouissance, en cas de suite inavouable, outre le rejet de familles le plus souvent modestes et pétries de religion, était l’envoi dans une des institutions mi couvent mi prison où ces malheureuses devaient rester plusieurs années afin d’expier leur faute, et travailler gratuitement afin de subvenir au coût de leur pension et celle de leur enfant. Il fallait accoucher dans la douleur pour expier (certaines en mourraient), et l’enfant était parfois retiré et mis à l’adoption tout de suite, ou bien laissé deux ou trois ans avec sa mère, qu’il ne voyait que de manière limitée afin qu’elle ne le dévoie pas, puis proposé (et vendu) à de riches adoptants.
C’est ce que Philomenaa gardé au fond d’elle-même pendant tant de temps. Et puis un jour, avec l’unique photo de son petit garçon à la main, elle n’y tient plus : « Il aurait aujourd’hui 50 ans » avoue-t-elle à la fille qu’elle eut dans sa seconde vie. On est entre femmes aimantes et intelligentes : l’action, la recherche s’enclenchent…
Il ne faut pas dévoiler la quête compliquée, les imbroglios, les hésitations, les résistances, l’inattendu, les rebondissements et le dénouement (prévisible). Le destin de ce garçon adopté aux Etats-Unis fut exceptionnel à bien des points de vue, et Philomenaconstate sans amertume qu’elle n’aurait jamais pu lui offrir une telle vie.
Philomena est certainement un des films les plus aboutis de Stephen Frears : très bien monté, il enchaîne avec élégance les péripéties, même si certaines séquences américaines restent plutôt plates. Frears aime et connaît bien les petites gens, et joue sur les contrastes : celui entre la suavité de la belle campagne irlandaise et la cruauté des actes perpétrés par le couvent, celui entre cette simple, instinctive et directe Philomenaet le journaliste Martin Sixsmith (excellent et subtil Steve Coogan, également scénariste) snobinard du West End, revenu de tout, désabusé, formaté au dénigrement par son éducation et Oxford ; il connaît tout le monde, accède facilement aux traces que Philomenane pourrait débusquer sans lui. Le contraste aussi entre les salamalecs anglais et la simplicité (voire la brutalité) des relations américaines. Philomena,elle, ne connaît que la rémission des péchés, possède un instinct infaillible pour débusquer les bonnes personnes et ne connaît pas vraiment le contenu réel de l’expression Oxsbridge.
Donc, c’est bien, savoureux et tendre, avec une bonne dose de cruauté et un sens aigu de la critique sociale.
On peut élargir le propos du film en indiquant que ce système d’« enfermentent » de prétendues pécheresses était fort courant dans la société de l’Empire : il permettait - avec la pingrerie qui caractérise les institutions britanniques - de fournir une main d’œuvre gratuite et soumise pour les travaux les plus ingrats : la blanchisserie, les filatures, les nettoyages de toutes sortes. La vente plus ou moins déguisée d’enfants issus du pêché, abandonnés(ou supposés tels) était également fort lucrative. Les odieux mensonges du couvent de Roscrea sont si peu exceptionnels que l’Eglise d’Irlande a jugé bon, il y a peu de temps, de demander pardon. Il y a pire et plus vaste : dans tout l’Empire, l’envoi de femmes indésirables aux colonies, accompagné de leur vente, la séparation d’avec leurs enfants, également objets d’adoption, était assez naturelle. La population féminine de l’Australie notamment, démarra en grande partie dans de telles conditions : il suffit, sur place, de lire les registres du bagne pour femmes de Paramatta (où séjourna Louise Michel). Cette politique de séparation de mères indésirables de leurs enfants destinés eux, à être européanisés fut appliquée pendant plus d’un siècle aux Maoris, aux Abos d’Australie. Déclarée Terra Nullius en 1788, l’immense Australie ne fut véritablement colonisée qu’à partir du milieu du 19ème siècle ; jusque dans les années 1950 des hommes équipés de chiens et de fusils étaient encore chargés de pister (on les appelait les pisteurs) les adultes et les enfants qui essayaient d’échapper au système et de se rejoindre. On peut lire le magnifique livre de Doris Pilkington - Follow the Rabbit-Proof Fence/Le chemin de la liberté - qui, dans les années 30, traversa avec sa petite sœur la moitié de l’Australie, poursuivie par des molosses, pour rejoindre sa famille. Il y eut aussi, de manière très européenne assez généralisée, le placement par des institutions laïques ou religieuses, des enfants orphelins de la guerre 39/45 dans divers pays : tout Américain, tout Australien ou Néo Zélandais, peut désormais accéder aux registres d’immigration de son pays d’adoption et tenter de retrouver ses origines.
Voila à quoi fait songer Philomena : cette mise en film d’une histoire véritable rouvre des pans entiers d’une histoire proche et secrète que l’on aimerait oublier, malgré ses aspects souvent positifs. Mais dans son cas, la question est plus hypocrite, car l’ordre du Sacré Cœur, dissimule et détruit systématiquement les traces.
Je ne sais pas si le film de Frears est un réquisitoire contre les pratiques de ces institutions catholiques. Elles recevaient à l’époque l’approbation sociale et paraissaient plus ou moins justifiées, face au risque de dévoiement que représentait alors la libre disposition de leur corps par les femmes. Et la religion - quelle qu’elle soit - a souvent du bon. Même si on n’y croit pas trop. Philomena est un bon film, bien fait, beau et intelligent, animé par des acteurs remarquables, et une héroïne attachante et lumineuse.
La littérature britannique (avant le cinéma ) pullule de ces jeunes héroïnes naïves à la recherche du bonheur et des hommes : leur ignorance est phénoménale, de même que leur appétit de vivre : « l’oie blanche et le séducteur (pervers) » est un thème récurent : à commencer par Jane Eyre et son Rochester, les sœurs Bennet de Jane Austen, l’héroïne d’Easy Virtue/Un mariage de rêve de Stephan Elliott (Canada/G.-B., 2008), les bouquins de Nancy Mitford, et tant d’autres… Récemment la BBC a financé pour la télévision un film remarquable sur le sujet : An Education/Une éducation de Lone Scherfig (E.-U./G.-B., 2009) avec la si fraîche Carey Mulligan (c’est Philomena jeune) et le mensonger Peter Sarsgaard, homme marié spécialisé dans la séduction des lycéennes. L’action se situe au début des années 60 ; le film bénéficie aussi de la présence d’Alfred Molina. Ce qui prouve que le thème n’est pas épuisé.
P.S. dans Philomena la très menteuse soeur Hildegarde vit bien mal sa chasteté : ce qui me conforte dans l’opinion qu’il vaut mieux être une gentille dévergondée qu’un saint chameau….
Françoise Thibaut
On peut aussi lire sur ces sujets, ma chronique Billet d’Australie : Musées d’immigration et cimetières de pionniers sur le site de Canal Académie (2012).
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