Aux enfers, Eva serait destinée. Adapté du livre de Lionel Shriver (Etats-Unis, Counterpoint Press, 2003 traduit en français aux éditions Belfond, 2006), We need to talk about Kevin porte à l'écran la souffrance, l'incompréhension et la culpabilité d’une mère dont le fils a commis l’irréparable. Singulière, cette approche peut l'être tant le point de vue abordé est généralement celui des personnes ayant subi l'infraction soit, par ricochet, celui de leurs proches. Ainsi, dans le documentaire Bowling for Columbine de Michael Moore (Etats-Unis/ Canada, 2002) où le point de départ de l'enquête du réalisateur sur l'utilisation des armes à feu aux Etats-Unis est la fusillade du lycée Columbine dans le Colorado en 1999, ou encore dans la fiction Elephant de Gus Van Sant (Etats-Unis, 2003) qui suit le quotidien d’un lycée jusqu’à l’évènement fatidique. Mais celui de la famille des auteurs d'infractions n’est pas pour autant ignoré par le cinéma : pensons par exemple à Poetry (Shi de Lee Changdong, Corée du Sud, 2010) retraçant la quête de justice d’une grand-mère dont le petit-fils a commis un viol et dont la victime s’est suicidée, ou Mother de Bong Joon-ho (Corée du Sud, 2009) où une mère remue ciel et terre pour innocenter son fils. Ces films nous rappellent que les proches de l’auteur subissent également les conséquences de l’acte commis : la honte, la culpabilité, l’opprobre, l'impuissance, l’absence de l’être aimé. Au-delà de l’acte commis qui les lie, s’il y a bien une chose que la famille des victimes et de l’auteur partagent, c’est certainement la souffrance. Mais si l’intérêt et la compassion pour la première apparaissent naturels, il n’en va pas toujours de même pour la seconde. Or, c’est la douleur de la mère d’un meurtrier dont Lionel Shriver a voulu parler et le spectateur le ressent avec violence à travers le personnage d’Eva Khatchadourian incarnée par Tilda Swinton.
Cette souffrance conduit Eva à une véritable introspection pour comprendre sa part de responsabilité dans le passage à l’acte de son fils. Scènes antérieures et postérieures à l’évènement s’entremêlent, la transformation physique de l’actrice est saisissante. Eva n’aura de cesse d’être confrontée à la douleur violente des mères des victimes de son fils et aux regards ostracisants de ses voisins qui tous la vouent aux Enfers. L'image du sang est omniprésente dès les premières scènes : dans son rêve, au travers de la sauce tomates dans laquelle elle baigne, de la peinture rouge dont sa maison est maculée, du sang – véritable celui-là – versé par son fils, du sien après le coup porté par la mère d’une victime. Et elle n’aura de cesse de poncer, gratter, frotter pour laver ce sang qu’elle a sur les mains. Dans cet environnement hostile, seul l’un des élèves victimes, paralysé, fait exception et semble conscient, avec le spectateur, de la douleur qu’Eva peut aussi ressentir – et ce d’autant plus que Kevin l’a isolée, comme pour la désigner, tuant aussi son père et sa sœur.
Dans sa quête, Eva se remémore les instants passés avec son fils. Dès la naissance, le lien maternel apparaît précaire. L’accouchement se passe dans la douleur et la vue du nouveau né ne semble guère compenser cette épreuve. Aux pleurs succèdent l’apathie et la provocation dès le plus jeune âge. Kevin n’hésite pas à couvrir l’exaspération violente de sa mère pour faire pression sur celle-ci. Il nous invite ainsi à nous replonger dans la criminologie. Kevin est-il le criminel né de Cesare Lombroso (L’Homme criminel, 1876) porteur de stigmates déformatifs anatomiques, physiologiques et psychologiques ? Son milieu, familial notamment, est-il un facteur de son passage à l’acte comme le pensait Enrico Ferri (La sociologie criminelle, 1884) ? Son crime est-il le résultat de la rencontre de divers facteurs anthropologiques et sociologiques ? Dès l’enfance de Kevin, c’est dans une grande solitude qu’Eva s’interroge sur son comportement. Le père est d’un piètre secours, absent ou sourd à ses interpellations. "Il faut qu'on parle de Kevin". Son rôle se réduit à celui d’un papa joueur qui ignore les provocations de son fils et culpabilise son épouse, lui lançant des tendres « Ce n’est qu’un enfant » et « Va chez le psy ». Eva est donc seule face son fils, un fils qu’elle n’aime pas, ce qu’elle ne cache pas et ce dont Kevin a bien conscience - le contraste avec l’attitude d’Eva à l’égard de sa fille le souligne d’autant plus. Le spectateur ne cessera pas de rechercher tout au long du film le regard d’un enfant (incarné par Jasper Newell), d’un adolescent (interprété par Ezra Miller), d’un frère et il ne le trouvera qu’à deux moments. A l’occasion de la lecture de Robin des bois par sa mère - mais de là lui viendra sa passion pour le tir à l’arc, moyen utilisé pour attaquer ses victimes - et dans la dernière scène du film. Lors de son ultime visite au centre pénitentiaire, Eva rencontre un Kevin marqué par la détention et qui semble pour la première fois avoir besoin de sa mère. Dans son regard alors plein de détresse, le spectateur sent qu’il va enfin répondre à la question du pourquoi, réponse qui permettra à Eva de le quitter dans la lumière.
Calliope
Signalons la parution récente du dernier roman de Lionel Shriver Tout ça pour quoi (So much for that), traduit de l'anglais (Etats-Unis) par M. lévy-Bram, Belfond, 530 p.
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